Lettre ouverte à l’Union européenne au sujet de la situation des migrants sub-Sahariens au Maroc
M. le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso;
M. le président du Parlement européen, Martin Schultz;
Mme. la Haute-représentante de l’Union européenne, Catherine Ashton;
Mme. le commissaire européen à la Justice, aux droits fondamentaux et à la citoyenneté, Viviane Reding;
Mme. le commissaire européen aux affaires intérieures, Cecilia Malmström;
M. le commissaire européen à la politique européenne de voisinage, Stefan Füle;
M. le parlementaire européen Pier Antonio Panzeri, président de la Délégation Maghreb du Parlement européen;
Son Excellence l’ambassadeur Eneko Landaburu, chef de la Délégation de l’Union européenne au Maroc;L’Union européenne, que vous représentez tous à un titre ou à un autre, s’est vue décerner le prix Nobel de la paix 2012. Nous vous en félicitons. Il vous appartient d’en rester digne.
Depuis une vingtaine d’années, suite à la mise en place du système Schengen de contrôle des frontières extérieures de l’Union européenne, vos institutions font peser une pression croissante sur des pays du sud de la méditerranée comme le Maroc pour qu’ils vous aident à empêcher l’immigration vers l’Europe. Vos pressions insistantes ont ainsi abouti à l’adoption de la loi n° 02-03 relative à l’entrée et au séjour des étrangers au Maroc, largement reconnue comme non-conforme aux standards internationaux et notamment la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille (que vos Etats membres n’ont pas jugé bon de ratifier…) et la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés. Si vos efforts en vue de faire signer par le Maroc un accord de réadmission n’ont pas encore abouti, vous avez tout de même financé à coup de dizaines de millions d’euros un projet de contrôle frontalier au Maroc, qui comprenait notamment la construction de casernes et la fourniture d’équipements destinés aux organes de sécurité marocains assurant le contrôle des frontières maroco-espagnoles. Vous avez également financé la construction de barrières entourant les enclaves espagnoles en territoire marocain – et les événements meurtriers de Sebta le 29 septembre 2005 ont illustré de manière très concrète la face obscure de votre politique migratoire.
S’agissant des autorités marocaines, les citoyens marocains ne se font – contrairement à vous – aucune illusion sur leur respect des droits et de l’intégrité physique et morale des personnes se trouvant sur le territoire marocain. La torture y est courante et les conditions pénitentiaires inhumaines, de l’aveu même d’un organisme officiel, le Conseil national des droits de l’homme. Ceci est confirmé par Juan E. Méndez, Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants qui à l’issue de sa visite au Maroc, du 15 au 22 septembre 2012 a déclaré à propos du traitement des migrants sub-sahariens : « Je tiens à exprimer mes craintes concernant l’augmentation de la violence par des forces envers ce groupe particulièrement vulnérable. Les actes d’agression, les violences sexuelles et d’autres formes de mauvais traitements semblent augmenter « .
La situation des ressortissants d’Etats sub-sahariens au Maroc, qu’ils soient en situation légale ou non, est aggravée par le racisme endémique des agents de l’Etat marocain, et plus particulièrement des forces de police. C’est pour faire face à cette situation que de nombreux sub-sahariens au Maroc, étudiants, salariés, commerçants ou sans-papiers, se sont regroupés au sein de différentes associations en vue de défendre leurs droits et leur dignité.
Les autorités marocaines ont depuis deux semaines lancé une vague de rafles et de refoulements contre une centaine de sub-sahariens dont des femmes, des enfants et des réfugiés. Cette offensive a touché aussi différentes organisations subsahariennes au Maroc ; plusieurs membres de l’Association de lutte contre l’émigration clandestine au Maroc (ALECMA) ont été violemment arrêtés le 17 octobre, et son secrétaire général Pascal Mpele a été arrêté le 20 à Rabat, avant d’être refoulé à la frontière algérienne. Le même jour, l’ancien président du Conseil des migrants sub-sahariens au Maroc (CMSM), Camara Laye , a été arrêté à Rabat sur la base d’accusations fantaisistes (voir le communiqué de la FIDH), et accusé de vente illégale de cigarettes et alcool malgré l’absence totale de preuves matérielles. Auparavant, l’appartement d’un militant du Collectif des communautés subsahariennes au Maroc (CCSM) avait été cambriolé, les cambrioleurs ne s’intéressant étrangement qu’à son ordinateur et à du matériel militant. Ce sont ensuite une trentaine de militants sub- sahariens, arrêtés en diverses villes du Maroc du 29 au 30 octobre, qui ont été regroupés au commissariat central de la ville d’Oujda, ville frontalière de l’Algérie. L’objectif des autorités, tout comme pour Pascal Mpele, les déposer à la frontière maroco-algérienne et les forcer à rejoindre l’Algérie, selon la modalité la plus courante pour se débarrasser des migrants.
Ecoutez ce qu’en dit Eric William, citoyen camerounais, arrêté le 29 octobre à Rabat:
« J’ai été arrêté hier vers 18h à Rabat, alors que j’achetais des gâteaux dans une épicerie. Je venais d’assister au procès de Laye Camara. Les policiers qui m’ont arrêté étaient tous en civil. Personne ne m’expliqua la raison de mon arrestation ni me présenta de mandat d’arrêt signé par un juge. Je n’ai opposé aucune résistance à mon arrestation.
Une fois embarqué, on me roua alors de coups. Je me rendis compte que plusieurs autres camarades étaient arrêtés aussi. Les insultes racistes ne manquaient pas. Parmi les policiers qui m’ont arrêté j’ai reconnu un qui était présent lors du procès de M. Camara et qui filmait les personnes présentes et les pancartes brandies par les amis de l’accusé.
Ensuite, je fus transféré à un commissariat à Rabat et aussitôt interrogé par un commissaire de police. Mon interrogatoire était musclé. Chaque requête d’explication du motif de l’arrestation était accueillie par des coups de poing, des coups de matraque sur tout le corps et des insultes racistes et à aucun moment on ne me présenta devant un juge.
Au bout de quelques heures, on me présenta un procès verbal que j’ai refusé de signer. Chaque protestation était suivie de coups qui venaient de toute part. Le papier était en arabe. A aucun moment on n’essaya de me traduire le contenu du papier. Le soir même on nous embarqua dans un bus. Nous y passâmes la nuit sur le route vers Oujda.
Personne ne nous expliqua la raison de notre présence ici à Oujda, ou nous étions une trentaine regroupés au commissariat central. On ne nous a rien donné a mangé depuis hier. Nous ne savons pas ce qu’il adviendra de nous dans les heures qui viennent… »
Depuis, Eric et ses compagnons d’infortune ont tous été transférés de Rabat et Casablanca à Oujda, détenus au commissariat central de cette ville sans boisson ni nourriture, et transportés ensuite, menottés, vers une caserne militaire à la frontière algérienne. Ils ont été forcés de s’asseoir à même le sol pendant toute la journée et le soir, sous le vent et la pluie, toujours sans nourriture ni boisson, avant que des militaires marocains les forcent, vers 1h 30 du matin, à marcher vers la frontière algérienne. Une fois arrivés à la frontière, des garde-frontières algériens les ont refoulés à coup de tirs de sommation. Le groupe des sub-sahariens a pu rejoindre le Maroc, et ils se sont réfugiés dans les environs d’Oujda où des membres de la société civile marocaine leur ont apporté vivres et boissons.
Vous avez voulu que les autorités marocaines vous aident à empêcher l’immigration des sans- papiers en Europe – fort bien. Assumez-en les conséquences – ces conséquences ont pour nom Pascal Mpele, Camara Laye, Eric William et leur compagnons d’infortune. Il est de votre devoir et dans votre pouvoir, dans le cadre du partenariat stratégique et du dialogue politique entre l’Union européenne et le Maroc, de rappeler aux officiels le nécessaire respect du droit international, du droit marocain et de la dignité humaine dans leur traitement des migrants sub-sahariens au Maroc. Votre silence serait complicité.
Vous n’êtes pas sans savoir que l’octroi au Maroc de statut avancé par l’UE en 2008 doit s’accompagner d’une exigence de consolidation de l’Etat de droit qui passe obligatoirement par le respect des droits humains dont ceux des migrants qui représentent un « élément essentiel » des relations entre votre union et le Maroc.
Nous, signataires de la lettre, dénonçons avec vigueur votre politique migratoire au sud de la méditerranée et vous appelons solennellement à la reconsidérer. Il est grand temps de reconnaître la faillite d’une politique obscure menée en étroite coopération avec des états nord-africains destinés à jouer le rôle de « gendarmes de l’Europe », et ce dans l’irrespect total des droits humains dont ceux des migrants subsahariens.
Vous avez obtenu le prix Nobel de la paix, montrez-vous en dignes!
P.S. : Ce qui précède ne disculpe en rien l’Etat marocain, qui est tenu de faire face à ses obligations juridiques et morales. Ceci est d’autant plus vrai qu’une campagne médiatique fort opportune a été initiée par Maroc Hebdo – réputé proche des autorités – qui titre cette semaine sur le « Péril noir », accompagnant ainsi les rafles policières contre les militants sub-sahariens.