L’universitaire Raz Segal relate l’étrange expérience d’avoir été accusé d’antisémitisme, alors qu’il est lui-même juif et spécialiste de l’Holocauste ainsi que d’autres génocides, pour avoir commis le crime impardonnable de s’opposer à la guerre génocidaire menée par l’État colonial d’Israël contre les Palestinien-nes de Gaza.
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Qu’est-ce qui se trouve au cœur du soutien inconditionnel que l’Allemagne accorde à Israël, y compris durant les seize derniers mois de son assaut génocidaire contre Gaza ? Cette question demeure pertinente même si la trêve actuelle devait mettre un terme au génocide : l’aborder met en lumière le processus de colonisation israélienne qui s’est étendu sur plusieurs décennies et a mené à ce génocide, une Nakba qui continue de se dérouler indépendamment du cessez-le-feu. En réalité, les attaques d’Israël contre les Palestiniens n’ont pas cessé et, en Cisjordanie occupée, elles se sont même intensifiées depuis le début du cessez-le-feu à Gaza, avec des attaques meurtrières perpétrées par des colons israéliens et l’armée israélienne.
Une collaboration étroite entre des spécialistes de l’Holocauste en Israël et en Allemagne apporte des éléments de réponse inquiétants à cette question. Lors d’un événement en ligne organisé par le Programme d’Études sur l’Holocauste au Western Galilee College (WGC) israélien le 19 décembre 2024, trois intervenants – Alvin Rosenfeld, professeur d’anglais et d’études juives à l’Université d’Indiana, Verena Buser, historienne allemande qui enseigne en ligne au WGC, et Lars Rensmann, professeur de sciences politiques à l’Université de Passau en Allemagne – ont attaqué des chercheurs en études sur l’Holocauste et le génocide, dont moi-même, pour avoir osé qualifier les crimes commis par Israël à Gaza de génocide.
Bien que l’événement ait été organisé en l’honneur de Yehuda Bauer, figure fondatrice des études sur l’Holocauste, décédé le 18 octobre 2024 à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans, les intervenants ont à peine mentionné son nom ou son travail. De même, Ils n’ont pas pris en compte les preuves accablantes du génocide en cours à Gaza depuis le 7 octobre 2023. À la place, ils ont tout simplement choisi de nier l’existence du génocide.
Verena Buser, par exemple, a affirmé que les universitaires qui qualifient les actions d’Israël à Gaza de génocide ignorent les « nombreuses critiques internationales » concernant la validité des chiffres des victimes palestiniennes qui, a-t-elle ajouté, « ne font pas la distinction entre les combattants et les civils ». La vérité est qu’il existe un large consensus international selon lequel Israël a tué plus de 46 000 Palestiniens.
Les chiffres réels sont d’ailleurs probablement bien plus élevés : un article récent du Lancet affirme qu’Israël avait tué plus de 64 000 Palestiniens à la fin du mois de juin 2024, dont une majorité de civils, y compris des milliers d’enfants. Selon Save the Children, « le territoire palestinien occupé est désormais le lieu le plus meurtrier au monde pour les enfants : environ 30% des 11 300 enfants identifiés comme tués à Gaza entre octobre 2023 et août 2024 avaient moins de cinq ans. » De plus, près de 3 000 enfants palestiniens à Gaza n’avaient toujours pas été identifiés à la fin du mois d’août 2024.
La négation du génocide par Verena Buser ne s’est pas limitée à la minimisation classique du nombre de victimes – une stratégie bien connue du négationnisme de l’Holocauste. Elle est allée plus loin en invoquant de prétendus « rapports » affirmant qu’il n’y aurait pas de famine à Gaza, ou que si famine il y a, elle serait due aux « défis logistiques » posés par la guerre. Pourtant, elle n’a cité aucun de ces rapports ni précisé quels seraient ces défis logistiques. Rien d’étonnant à cela : un large consensus international existe sur les politiques de famine délibérée, abondamment documentées d’Israël, dont les dirigeants militaires israéliens ont discuté ouvertement.
La plupart des universitaires dans la ligne de mire des intervenants de l’événement du WGC sont des Juifs, moi y compris. Nous sommes attaqués pour la manière dont nous comprenons et exprimons notre critique des atrocités israéliennes à travers le prisme de notre identité juive. Apparemment, nous ne sommes pas le bon type de Juifs. En nous accusant d’antisémitisme en raison de la manière dont nous nous identifions en tant que Juifs, ces détracteurs reproduisent une vision antisémite qui refuse la pluralité des identités juives et enferme tous les Juifs dans une seule et même entité homogène : « les Juifs ». Ainsi, les attaques contre les chercheurs juifs s’inscrivent dans un cadre idéologique plus large, profondément raciste, dont le but principal est de dénigrer les Palestiniens.
Plus scandaleux encore, l’historien israélien Dan Michman, qui dirige l’Institut International de Recherche sur l’Holocauste à Yad Vashem, a fait appel à nul autre qu’Adolf Hitler pour donner du poids aux attaques des orateurs :
Personne ne trouve à redire au terme « palestinien » . . .. Mais si vous remontez un siècle en arrière, dans Mein Kampf, par exemple… Hitler dit à un moment donné que les sionistes veulent établir un État palestinien afin d’avoir une base pour leurs activités criminelles. Or, il y a un siècle, un État palestinien était un État juif. Et le fait est que pendant la période du mandat [britannique] en Palestine, les habitants juifs étaient appelés Juifs palestiniens, les Arabes étaient des Arabes palestiniens. . .. En 1948, Israël a été créé, et les Juifs palestiniens sont devenus des Israéliens, de sorte que le terme [palestinien] est resté ouvert, et ce n’est que depuis les années 1950 que nous commençons à entendre parler des Palestiniens.
Il semble que Michman ait voulu faire écho à Lars Rensmann, qui a affirmé dans son intervention au début de l’événement que « les nazis étaient ouvertement, agressivement, depuis leurs origines, depuis Hitler en 1920 … ouvertement antisionistes et ont attaqué l’État sioniste potentiel ». L’argument est limpide : puisque Hitler était antisioniste, alors l’antisionisme ne peut être qu’une forme d’antisémitisme. Une affirmation répétée inlassablement au cours de l’événement, comme une incantation cherchant à rendre inaudibles les critiques du sionisme.
Ce faisant, ils ignorent la riche histoire des Juifs antisionistes et des organisations et partis politiques juifs antisionistes, ainsi que les nombreux Juifs antisionistes et organisations juives dans le monde aujourd’hui. Plus absurde encore, on aboutit ainsi à une situation bizarre où un professeur allemand se pose en juge de la légitimité des identités juives, tandis qu’un historien israélien spécialiste de l’Holocauste invoque Hitler pour discréditer les Juifs antisionistes – un raisonnement qui, en fin de compte, ne fait que reproduire la logique raciste du nazisme.
Michman et Rensmann ne dirigent pas leurs attaques contre les néonazis et autres groupes d’extrême droite qui connaissent une recrudescence en Allemagne et ailleurs. Non, leur cible privilégiée, ce sont les Juifs antisionistes. Ce paradoxe apparent s’explique aisément : ils ne peuvent tolérer l’existence même de Juifs qui rejettent le sionisme, notamment lorsqu’il s’agit de chercheurs spécialisés dans l’histoire de l’Holocauste et des génocides, qui osent affirmer que l’attaque israélienne sur Gaza depuis octobre 2023 correspond à la définition juridique du génocide.
Ces chercheurs juifs ne sont pourtant pas isolés. William Schabas, l’un des plus importants experts en droit international sur le génocide et issu d’une famille de survivants de l’Holocauste, déclarait lors d’une interview à la fin du mois de novembre 2024 :
À Gaza, l’infrastructure a été massivement détruite, les gens ont été incapables de s’échapper – et puis il y a eu les déclarations terribles faites par [l’ancien ministre israélien de la défense] Yoav Gallant. . .. Les déclarations ont été faites par des ministres, des porte-parole du gouvernement et des chefs militaires, qui ont tous une influence sur les troupes. Elles sont plus fréquentes et plus graves que dans tout autre cas porté devant la Cour internationale de justice dont j’ai connaissance… .. Avec la famine, le manque d’accès à l’eau et à l’hygiène, la destruction systématique des maisons, écoles et hôpitaux, se dessine une image qui pourrait être interprétée comme résultant d’une intention génocidaire.”.
Mais pour Rensmann, il ne peut y avoir de débat : “l’accusation de génocide contre Israël fait partie intégrante de l’histoire de l’antisémitisme du XXe et du XXIe siècle.”
Buser s’est appuyé sur Rensmann pour rejeter les universitaires spécialisés dans les études sur l’Holocauste et les génocides, pour la plupart juifs, dont les travaux s’appuient sur le vaste corpus de sources sur le génocide israélien à Gaza, qui ne cesse de s’enrichir. Il s’agit notamment des documents relatifs à l’accusation de génocide portée par l’Afrique du Sud contre Israël devant la Cour internationale de justice, des nombreuses cartes, témoignages de Palestiniens, photos aériennes et autres sources figurant dans les rapports d’Amnesty International, de Human Rights Watch, de Forensic Architecture et de la rapporteuse spéciale des Nations unies Francesca Albanese sur la situation des droits humains dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, ainsi que des milliers de vidéos fièrement téléchargées sur les réseaux sociaux par des soldats et des officiers israéliens dans lesquelles ils documentent leur propre violence et leurs propres crimes.
En niant cette réalité abondamment documentée, Buser affirme que les universitaires spécialisés dans l’étude de l’Holocauste et des génocides qu’elle cherche à discréditer utilisent la Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme (JDA), qui « acquitte l’antisionisme et les comparaisons avec les nazis d’accusations d’antisémitisme ». La JDA, poursuit-elle, permet donc à ces universitaires de faire des déclarations antisionistes ou de suggérer des comparaisons historiques qu’elle considère comme antisémites, y compris, selon ses termes, que « l’État d’Israël est un État blanc, colonisateur et d’apartheid qui commet un génocide à Gaza ».
Or, la Déclaration de Jérusalem affirme explicitement que “critiquer ou s’opposer au sionisme en tant que forme de nationalisme n’est pas antisémite” et que “les normes du débat qui s’appliquent aux autres États et aux autres conflits liés à l’autodétermination nationale doivent aussi s’appliquer au cas d’Israël et de la Palestine.” Autrement dit, si critiquer n’importe quelle idéologie politique ou politique d’un État est un droit fondamental, alors il en va de même pour le sionisme et Israël.
Cette déclaration conclut également qu’“aussi controversé que cela puisse être, comparer Israël à d’autres précédents historiques, y compris au colonialisme de peuplement ou à l’apartheid, n’est pas en soi antisémite.” Mais pour Buser et ses collègues du WGC, toute critique du sionisme relève de l’antisémitisme. Dans sa présentation, elle dresse ainsi la liste des onze chercheurs qu’elle considère comme les plus « coupables », dont huit sont juifs – moi y compris.
L’idée de l’unicité de l’Holocauste
Comment comprendre ce partenariat entre des universitaires israéliens et allemands spécialistes de l’Holocauste, qui attaquent des chercheurs juifs tout en niant le génocide israélien en cours, tout en reproduisant le racisme exterminateur dirigé contre les Palestiniens ? Pour commencer à démêler cette question, il faut se rappeler que l’événement du Western Galilee College (WGC) visait à honorer Yehuda Bauer, figure fondatrice des études sur l’Holocauste. Il est le penseur le plus associé à l’idée que l’Holocauste est unique dans l’histoire de l’humanité. Cette idée, qui a également guidé les travaux de Rosenfeld et Michman, a joué un rôle fondamental dans les sphères politiques et les sociétés d’Israël et d’Allemagne.
L’affirmation de l’unicité absolue de l’Holocauste dans l’histoire de l’humanité a été facilitée par la formulation du concept de génocide dans la Convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide en 1948. De ce fait, ce que nous appelons aujourd’hui l’Holocauste (un terme alors inexistant) a été considéré comme un crime d’une gravité supérieure au génocide. Cette hiérarchie a ensuite façonné le champ académique des Études sur l’Holocauste et les Génocides, séparant la violence de masse nazie de l’histoire longue des génocides coloniaux occidentaux et des génocides soviétiques qui l’avaient précédée.
Mais cette classification a aussi permis d’occulter d’autres crimes massifs, notamment ceux commis par les Alliés et l’Union soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale, tels que les bombardements atomiques sur Hiroshima et Nagasaki par les États-Unis, actes que l’expert en génocide Leo Kuper (1908-1994) a décrit en 1981 comme des actes relevant du génocide dans son ouvrage Genocide: Its Political Use in the Twentieth Century.
Les intérêts communs soviéto-occidentaux sur le nouveau crime de génocide s’arrêtaient là. En Occident, cette hiérarchie a fait des Juifs les victimes les plus pures, ce qui a été rendu possible par la place fondamentale des Juifs dans le monde judéo-chrétien. Comme l’a soutenu le regretté historien de l’Holocauste Alon Confino (1959-2024) dans A World Without Jews, un brillant ouvrage paru en 2014, les nazis considéraient la destruction des Juifs précisément de cette manière, comme essentielle à l’anéantissement de la civilisation judéo-chrétienne afin de créer une civilisation nazie à la place. L’unicité de l’Holocauste s’est donc appuyée sur l’idée que les Juifs sont un peuple unique et l’a renforcée.
Cette posture victimaire a ensuite été récupérée pour alimenter un discours de supériorité morale, étroitement lié au projet sioniste : l’amalgame entre un peuple, les Juifs, et un État, Israël. C’est ainsi qu’est née l’opinion commune à Israël et à l’Occident selon laquelle l’armée israélienne est l’armée la plus morale du monde. En conséquence, il est devenu inimaginable qu’Israël puisse commettre un quelconque crime au regard du droit international, sans parler d’un génocide.
Cette impunité d’Israël dans le système juridique international a brouillé la reproduction du nationalisme d’exclusion et du colonialisme de peuplement dans l’État israélien depuis ses origines dans la Nakba de 1948, en passant par la Nakba actuelle dans les décennies de violence de masse israélienne contre les Palestiniens, culminant aujourd’hui dans le génocide israélien à Gaza.
L’idée d’un Holocauste unique a également joué un rôle structurant dans l’engagement allemand vis-à-vis d’Israël. L’ancienne chancelière allemande Angela Merkel a décrit de manière célèbre cet engagement dans un discours à la Knesset israélienne en 2008 comme une « raison d’État » de l’Allemagne.
Cette formule, initialement introduite en 2005 par le diplomate social-démocrate Rudolf Dressler (1940-2025) qui fut ambassadeur d’Allemagne en Israël de 2000 à 2005, a été reprise par le chancelier Olaf Scholz en octobre 2023, en pleine attaque israélienne contre Gaza. Cinq jours plus tard, à Tel-Aviv, Scholz ajoutait que « l’histoire de l’Allemagne et sa responsabilité dans l’Holocauste nous obligent à préserver la sécurité et l’existence d’Israël ».
Mais cette insistance sur l’unicité de l’Holocauste remplit une fonction plus profonde en Allemagne. Elle permet de dissocier le nazisme du reste de l’histoire allemande, en en faisant un événement hors du temps, coupé de toute continuité avec le passé colonial et post-nazi du pays, avant et après l’Holocauste.
Ce tour de passe-passe masque les liens entre le nazisme et le génocide colonial commis par l’Empire allemand en Namibie contre les Héréros et les Namas dans le sud-ouest de l’Afrique au début du vingtième siècle. Il efface aussi les résurgences du nationalisme allemand d’exclusion, du racisme à l’encontre des migrants et des réfugiés. Au pire, cette mystification légitime un racisme anti-palestinien au moment même où Israël commet un génocide contre eux. L’idée de l’unicité de l’Holocauste ne remet donc pas en question, mais au contraire perpétue le nationalisme exclusiviste et le colonialisme de peuplement qui ont conduit à l’Holocauste et qui continuent aujourd’hui à structurer à la fois l’État des persécuteurs et celui des survivants.
L’événement organisé par le WGC reflétait ainsi ce que Bauer avait exprimé un an avant sa mort, en novembre 2023, dans un article paru dans Haaretz. Utilisant une terminologie coloniale, Bauer décrivait l’attaque d’Israël contre Gaza comme la défense d’une « société plus ou moins civilisée » contre la « barbarie du Hamas », appelant à une « lutte implacable » entre « deux visions du monde, qui s’adressent à des types humains différents ». Le partenariat israélo-allemand en études sur l’Holocauste au WGC utilise précisément cette vision du monde profondément raciste, une vision qui a mis les Juifs en danger par le passé et qui les cible à nouveau aujourd’hui – cette fois pour justifier les atrocités israéliennes à Gaza tout en niant qu’elles relèvent d’un génocide.
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Raz Segal est professeur agrégé d’Études sur l’Holocauste et les Génocides à l’Université de Stockton (New Jersey), où il est également titulaire d’une chaire sur l’étude des génocides modernes. Il a perdu un poste à l’Université du Minnesota en raison d’une intense pression politique après avoir qualifié l’attaque israélienne contre Gaza de génocide.
Publié dans Jacobin. Traduit de l’anglais pour Contretemps par Christian Dubucq.
Source : CONTRETEMPS REVUE DE CRITIQUE COMMUNIS
Guerre d’Israël contre Gaza : un cas d’école de génocide
Raz Segal est un historien israélien résidant aux États-Unis qui dirige le programme de maîtrise ès arts en études sur l’Holocauste et le génocide à l’Université de Stockton. Il est l’auteur de Genocide in the Carpathians.- War, Social Breakdown, and Mass Violence, 1914-1945 (2016). Dans ce texte, écrit il y a déjà presque un mois, il défend l’idée que la violence meurtrière déchaînée par l’Etat d’Israël contre Gaza a un caractère génocidaire.
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Ce 13 octobre, Israël a ordonné à la population assiégée dans le nord de la bande de Gaza d’évacuer vers le sud, avertissant qu’il intensifierait bientôt son attaque dans le nord du territoire. Cet ordre a eu pour conséquence que plus d’un million de personnes, dont la moitié sont des enfants, ont tenté frénétiquement de fuir au milieu des frappes aériennes incessantes, dans une enclave fortifiée où aucune destination n’est sûre.
Comme l’a écrit la journaliste palestinienne Ruwaida Kamal Amer depuis Gaza, « les réfugiés du nord arrivent déjà à Khan Younis, où les missiles ne s’arrêtent jamais et où nous manquons de nourriture, d’eau et d’électricité ». Les Nations Unies ont prévenu que la fuite des habitants du nord de la bande de Gaza vers le sud aurait des « conséquences humanitaires dévastatrices » et « transformerait ce qui est déjà une tragédie en une situation calamiteuse ». En une semaine, les violences israéliennes contre Gaza ont tué plus de 1 800 Palestiniens, en ont blessé des milliers et en ont déplacé plus de 400 000 à l’intérieur de la bande de Gaza. Pourtant, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a promis alors que ce n’était qu’un début.
La campagne israélienne visant à déplacer les habitants de Gaza, voire à les expulser vers l’Égypte, constitue un nouveau chapitre de la Nakba, au cours de laquelle quelque 750 000 Palestiniens ont été chassés de chez eux pendant la guerre de 1948 qui a conduit à la création de l’État d’Israël. Mais l’assaut sur Gaza peut également être compris en d’autres termes : comme un cas d’école de génocide se déroulant sous nos yeux. Je le dis en tant que spécialiste des génocides, qui a passé de nombreuses années à écrire sur la violence de masse israélienne contre les Palestiniens.
J’ai écrit sur le colonialisme de peuplement et la suprématie juive en Israël, sur l’instrumentalisation de l’Holocauste pour stimuler l’industrie israélienne de l’armement, sur la militarisation des accusations d’antisémitisme pour justifier la violence israélienne contre les Palestiniens, et sur le régime raciste de l’apartheid israélien. Aujourd’hui, après l’attaque du Hamas le 7 octobre et le meurtre de masse de plus de 1 000 civils israéliens, le pire du pire est en train de se produire.
En droit international, le crime de génocide est défini par « l’intention de détruire, tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel », comme l’indique la Convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide de décembre 1948. Dans son attaque meurtrière contre Gaza, Israël a proclamé haut et fort cette intention. Le ministre israélien de la défense, Yoav Gallant, l’a déclaré sans ambages le 9 octobre : « Nous imposons un siège complet à Gaza. Pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’eau, pas de carburant. Tout est fermé. Nous combattons des animaux humains et nous agirons en conséquence ».
Les dirigeants occidentaux ont renforcé cette rhétorique raciste en décrivant le meurtre massif de civils israéliens par le Hamas – un crime de guerre au regard du droit international qui a provoqué à juste titre l’horreur et le choc en Israël et dans le monde entier – comme « un acte purement diabolique », selon les termes du président américain Joe Biden, ou comme une action reflétant un « mal ancien », selon la terminologie de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen. Ce langage déshumanisant est clairement calculé pour justifier la destruction à grande échelle de vies palestiniennes ; l’affirmation du « mal », dans son absolutisme, élude les distinctions entre les militants du Hamas et les civils de Gaza, et occulte le contexte plus large de la colonisation et de l’occupation.
La convention des Nations Unies sur le génocide énumère cinq actes qui entrent dans sa définition. Israël en commet actuellement trois à Gaza : « 1. Tuer des membres du groupe 2. Porter une atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale des membres du groupe. 3. Infliger délibérément au groupe des conditions de vie calculées pour entraîner sa destruction physique totale ou partielle ».
L’armée de l’air israélienne, selon ses propres dires, a en quelques jours largué plus de 6 000 bombes sur Gaza, qui est l’une des zones les plus densément peuplées au monde – presque autant de bombes que les États-Unis en ont largué sur l’ensemble de l’Afghanistan pendant les années record de leur guerre dans ce pays. Human Rights Watch a confirmé que les armes utilisées comprenaient des bombes au phosphore, qui mettent le feu aux corps et aux bâtiments, créant des flammes qui ne s’éteignent pas au contact de l’eau.
Cela montre clairement ce que Gallant entend par « agir en conséquence » : il ne s’agit pas de cibler des militants individuels du Hamas, comme le prétend Israël, mais de déchaîner une violence meurtrière contre les Palestiniens de Gaza « en tant que tels », dans le langage de la Convention des Nations Unies sur le génocide. Israël a également intensifié le siège de Gaza, qui dure depuis 16 ans, le plus long de l’histoire moderne, en violation flagrante du droit humanitaire international, pour en faire un « siège complet », selon les termes de Gallant. Cette tournure de phrase indique explicitement un plan visant à mener le siège à sa destination finale, à savoir la destruction systématique des Palestiniens et de la société palestinienne à Gaza, en les tuant, en les affamant, en coupant leur approvisionnement en eau et en bombardant leurs hôpitaux.
Les dirigeants israéliens ne sont pas les seuls à tenir de tels propos. Une personne interrogée sur la chaîne 14, pro-Netanyahou, a demandé à Israël de « transformer Gaza en Dresde ». Channel 12, la chaîne d’information la plus regardée d’Israël, a publié un reportage sur des Israéliens de gauche appelant à « danser sur ce qui était Gaza ». Pendant ce temps, les paroles génocidaires – appels à « effacer » et à « écraser » Gaza – sont devenus omniprésents sur les médias sociaux israéliens. À Tel-Aviv, une bannière portant l’inscription « Zéro Gazaoui » a été suspendue à un pont.
En effet, l’assaut génocidaire d’Israël sur Gaza est tout à fait explicite, ouvert et sans honte. Les auteurs de génocides n’expriment généralement pas leurs intentions aussi clairement, bien qu’il y ait des exceptions. Au début du XXe siècle, par exemple, les occupants coloniaux allemands ont perpétré un génocide en réponse à un soulèvement des populations indigènes Herero et Nama dans le sud-ouest de l’Afrique. En 1904, le général Lothar von Trotha, commandant militaire allemand, a émis un « ordre d’extermination », justifié par une « guerre raciale ». En 1908, les autorités allemandes avaient assassiné 10 000 Nama et avaient atteint leur objectif déclaré de « détruire les Herero » en tuant 65 000 Herero, soit 80 % de la population. Les ordres donnés par Gallant le 9 octobre ne sont pas moins explicites. L’objectif d’Israël est de détruire les Palestiniens de Gaza. Et ceux d’entre nous qui l’observent dans le monde entier faillissent à leur responsabilité de les en empêcher.
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Le 13 octobre 2023. Traduit par Ludivine Bantigny.
Illustration : Trong Khiem Nguyen
Source : CONTRETEMPS REVUE DE CRITIQUE COMMUNIS