« L’assassinat de Rwagasore est presque un copié-collé de celui de Lumumba »

Entretien · Tous deux héros des indépendances en Afrique centrale, Patrice Lumumba et Louis Rwagasore ont été tués à quelques mois d’intervalle en 1961. L’historien Ludo De Witte avait déjà prouvé l’implication de la Belgique dans le meurtre du Premier ministre congolais. Avec son dernier livre, il démontre la complicité du royaume dans celui du leader burundais.

Un portrait de Louis Rwagasore à Bujumbura, capitale du Burundi, en juillet 2012. Rachel Strohm / flickr.com

Le sociologue et historien belge Ludo De Witte publiait chez Karthala en 1999 L’Assassinat de Lumumba. Ses révélations sur l’implication du roi Baudouin, du gouvernement belge et de la CIA dans le meurtre du Premier ministre congolais, en janvier 1961, avaient poussé la Belgique à présenter ses excuses officielles au Congo. Le combat qu’il a mené dans la foulée devrait aboutir à la restitution (prévue en juin prochain) à la République démocratique du Congo (RDC) du seul reste de la dépouille de Lumumba : une dent.

Avec Meurtre au Burundi. La Belgique et l’assassinat de Rwagasore, publié en octobre 2021 (Investig’action/éditions Iwacu), le même combat anime le chercheur. Le prince héritier Louis Rwagasore, héros de l’indépendance burundaise devenu Premier ministre après la victoire de son parti, l’Union pour le progrès national (Uprona), aux élections législatives de septembre 1961, est assassiné le 13 octobre suivant. Le pays n’est alors pas encore indépendant : il le deviendra officiellement quelques mois plus tard, le 1er juillet 1962. Si l’assassin, le Grec Jean Kageorgis, et ses complices burundais ont été arrêtés, condamnés et exécutés, pour Ludo De Witte, «le meurtre de Rwagasore est aussi un crime de l’État belge». Son rôle est certes «moins directement visible que dans l’assassinat de Lumumba», mais Bruxelles n’en est «pas moins responsable», estime-t-il. Durant son enquête, De Witte a notamment mis la main sur un dossier d’enquête qui n’avait jamais été rendu public, dans lequel le rôle de l’administration coloniale est clairement établi.

 

 

Chris Den Hond : Pourquoi vous êtes-vous intéressé à l’assassinat de Louis Rwagasore, beaucoup moins médiatisé que celui de Patrice Lumumba?

Ludo De Witte : La décolonisation de l’Afrique centrale, terrain de jeu de l’empire colonial belge, pose les premières pierres de la construction néo-coloniale. L’assassinat de Lumumba est directement lié à l’ascension du dictateur Mobutu Sese Soko, l’ancien président du Zaïre (devenu la République démocratique du Congo) qui a pillé le pays pendant des décennies. Après mon investigation sur la décolonisation du Congo belge, je me suis naturellement intéressé à celle du Burundi. L’assassinat de Rwagasore est presque un copié-collé de l’assassinat de Lumumba, avec un intervalle d’à peine quelques mois.

Chris Den Hond : Rwagasore est beaucoup moins connu que Lumumba. Comment l’expliquez-vous?

Ludo De Witte : D’une part, parce que le Burundi est un très petit pays. D’autre part, parce que Rwagasore, contrairement à Lumumba, a été assassiné avant l’indépendance. L’assassinat d’un homme politique sous un régime colonial sera toujours moins médiatisé que celui d’un dirigeant d’un pays indépendant. Par ailleurs, des dirigeants comme Lumumba, [Julius] Nyerere, [Gamal Abdel] Nasser ou [Kwame] Nkrumah1 jouissaient d’un prestige plus important que Rwagasore. Lumumba était un véritable leader charismatique, très dynamique, tandis que Rwagasore était issu de l’élite nationale. Il était le prince héritier, l’aîné du roi du Burundi [le mwami Mwambutsa IV]. Et, contrairement à Lumumba qui voulait mobiliser la population, Rwagasore se focalisait plutôt sur des pourparlers au sein des cercles dirigeants du Burundi. Il était taciturne, moins spectaculaire que le Premier ministre congolais. Pourtant, Rwagasore a joué le même rôle au Burundi que Lumumba au Congo. Il a unifié le peuple derrière le drapeau burundais et l’a poussé à réclamer l’indépendance.

RWAGASORE «INSISTAIT SUR SON INDÉPENDANCE, SON HONNEUR»

Chris Den Hond : Le parcours et le destin de Rwagasore sont-ils comparables à ceux de Lumumba?

Ludo De Witte : Pas tout à fait. Patrice Lumumba était profondément internationaliste. Il soutenait que l’Afrique ne pourrait être véritablement libre et indépendante tant qu’une partie du continent resterait sous domination étrangère, ou aussi longtemps que régnerait un système tel que l’apartheid en Afrique du Sud. Le leader congolais était donc un danger pour toutes les forces néo-coloniales actives en Afrique. Rwagasore se concentrait principalement sur les affaires intérieures du Burundi. Une part importante des colons belges au Burundi était d’ailleurs hostile à la lutte de l’administration belge contre Rwagasore. Elle souhaitait coopérer avec lui. Ce n’était pas du tout le cas au Congo. Là-bas, le lobby colonial belge soutenait unanimement la lutte contre Lumumba.

Chris Den Hond : Pourquoi l’administration coloniale et la monarchie belge se sont-elles autant acharnées contre Rwagasore?

Ludo De Witte : Leur vision des choses était manichéenne : vous étiez pour eux ou contre eux. Toute personne soupçonnée de rébellion contre le colonialisme était considérée comme un ennemi. Baudouin était un roi catholique qui se donnait pour mission de défendre l’Occident catholique contre toute forme de nuisance. Il était par exemple farouchement opposé à Nelson Mandela, qui se battait contre le régime d’apartheid, et portait aux nues les dictateurs catholiques comme Francisco Franco en Espagne, ou António de Olivera Salazar au Portugal.

Pour lui, Rwagasore faisait partie du «camp du mal». Il était certes prêt à négocier avec l’Occident, mais il insistait sur son indépendance, son honneur, sa volonté de développer une étroite coopération avec les nations voisines. Une perspective inacceptable pour une administration coloniale bornée qui voyait partout des Patrice Lumumba… D’ailleurs, au sein des cercles dirigeants coloniaux, on surnommait Rwagasore le «Lumumba burundais», bien qu’ils soient tous les deux très différents.

«L’ONU OBSERVAIT LA SITUATION»

Chris Den Hond : Comment avez-vous remonté la piste de l’implication de la Belgique dans son assassinat?

Ludo De Witte : Il y a d’abord le contexte. Patrice Lumumba est assassiné le 17 janvier 1961. Rwagasore sera assassiné huit mois plus tard, le 13 octobre 1961. Quelques heures après la mort de Rwagasore, le résident général [NDLR : gouverneur général] du Ruanda-Urundi, Jean-Paul Harroy, s’est rendu à l’hôpital où reposait le corps de Rwagasore. Il s’est incliné devant lui. Là-bas, il a croisé la mère de Rwagasore, qui l’a giflé. Ce geste est révélateur du sentiment qu’ont alors de très nombreux Burundais, persuadés que la puissance administrative coloniale est derrière ce crime, même si l’assassin était grec et ses complices burundais.

Il faut ensuite remonter le fil des événements. Le Rwanda et le Burundi étaient des territoires sous tutelle, pas des colonies belges comme le Congo. Les Nations unies ont confié ces territoires [NDLR : qui avaient été conquis par l’Allemagne] à la Belgique après la Première Guerre mondiale, à condition qu’elle les mène vers l’indépendance. L’ONU observait la situation et, tous les trois ans, envoyait une délégation afin de s’assurer que le processus était bien en cours. La Belgique traînait des pieds. En octobre 1960, alors que des élections municipales allaient se tenir, le ministre belge des affaires africaines, Harold d’Aspremont Lynden, également impliqué dans l’assassinat de Lumumba, donne carte blanche à l’administration coloniale pour écarter Rwagasore. De nombreux témoignages l’attestent. Le leader burundais est placé en résidence surveillée, et son parti [l’Uprona] n’obtiendra pas la majorité des voix lors des élections, laissant penser aux autorités belges que le problème était réglé.

Fin 1960, la crise au Congo bat son plein. Les Belges ont séparé le Katanga du Congo et importé des mercenaires. Lumumba a été écarté de son poste de Premier ministre et emprisonné. Au sein de l’ONU, les pays en développement se sont mobilisés contre la Belgique et ont finalement adopté une résolution ordonnant l’organisation d’élections libres au Burundi sous la supervision d’une mission d’observation. Mais le ministre belge des affaires africaines n’avait pas l’intention d’exécuter cette résolution.

Le 17 janvier 1961, Lumumba est assassiné au Katanga. Le lendemain, un comité ministériel restreint à Bruxelles devait évoquer les élections libres au Burundi, avec la participation de Rwagasore. Mais suite aux événements congolais, cette réunion est reportée. Trois jours après l’assassinat de Lumumba, le gouvernement s’est divisé : la mort du leader congolais ne sera annoncé que trois semaines plus tard mais déjà l’exécutif anticipe l’onde de choc mondiale anti-belge qu’elle provoquera (à juste titre puisque dans la foulée des ambassades belges seront brûlés, l’ambassadeur en Égypte devra s’enfuir par sa fenêtre pour échapper à la colère populaire…). Le gouvernement convient que ne pas organiser des élections libres au Burundi le mènerait au fiasco. Il a donc laissé ce scrutin se tenir le 18 septembre 1961, avec l’espoir que l’administration tutélaire ferait tout pour empêcher Rwagasore de gagner. Le pire des scénarios envisagé était une coalition entre l’Uprona et le Parti démocrate-chrétien (PDC)2, entièrement soumis au colonisateur qui le finançait et allait même jusqu’à fabriquer ses tracts électoraux. Finalement, Rwagasore gagnera les élections avec 82% des voix.

«L’ÉTAT BELGE EST COMPLICE»

Chris Den Hond : Cette victoire a-t-elle signé l’arrêt de mort de Rwagasore?

Ludo de Witt : En effet. Trois jours après sa victoire, l’administration coloniale fait passer le message à la démocratie chrétienne burundaise que, s’ils assassinent Rwagasore, ils les protégeront. J’ai retrouvé de nombreux témoignages en ce sens dans des archives jamais rendues publiques. Contrairement à l’assassinat de Lumumba, le gouvernement belge ne s’impliquera pas directement, mais laissera le champ libre à la démocratie chrétienne burundaise. L’État belge est donc complice, même si l’opération a été dirigée et commanditée par le président du PDC, Jean-Baptiste Ntidendereza, qui fera parti des complices arrêtés et condamnés.

Chris Den Hond : Rwagasore est assassiné quelques mois avant l’indépendance du Burundi. Le plan a-t-il fonctionné?

Ludo De Witte : Le meurtre a été commis par des amateurs : l’assassin et ses complices ont laissé de nombreux indices et l’administration coloniale n’a eu d’autres choix que de les arrêter. Le premier, Jean Kageorgis, un Grec, a été condamné à mort, les autres, des Burundais, ont écopé de lourdes peines de prison. Dans l’enquête, aux mains de la justice de tutelle, on ne trouve pas un seul passage impliquant la Belgique. Le lobby du courant démocrate-chrétien en Belgique et le roi Baudouin ont été très actifs pour sauver leurs protégés : Baudouin a assailli le ministre belge des affaires étrangères, Paul-Henri Spaak, de missives et de rapports dans le but d’obtenir la grâce de l’assassin. Sa signature était en effet nécessaire. Le roi belge voulait aussi exfiltrer les complices burundais vers la Belgique.

Mais le ministre Spaak, conscient du tollé que cela allait provoquer et des probables victimes belges au Burundi qui en résulteraient, a refusé. Alors, les démocrates-chrétiens de Belgique ont imaginé un stratagème risqué pour forcer le gouvernement à aller dans leur sens : si une enquête confidentielle prouve que l’État belge a été complice, la responsabilité sera partagée et ne pourra être imputée aux seuls assassins burundais. L’avocat des accusés, sur instruction des démocrates-chrétiens belges, porte plainte contre l’administration belge, à Bruxelles, auprès du procureur du roi. L’enquête conclut à la responsabilité «morale» de la tutelle, à commencer par son plus haut fonctionnaire, le résident de l’Urundi Roberto Regnier, qui a dit, devant témoins : «Il faut tuer Rugwasore», tout en détaillant le moyen de faire disparaître le corps dans le lac Tanganyika. Mais la responsabilité «morale» ne vaut rien juridiquement, l’affaire est donc classée. Le roi Baudouin transmet néanmoins ce dossier au gouvernement, pensant le faire plier…

Or Spaak n’a pas cédé. Il craignait des remous au Burundi et au niveau international. L’assassin fut finalement exécuté juste avant l’indépendance. Après celle-ci, Bujumbura a organisé un nouveau procès et les cinq complices ont tous été exécutés. C’est notamment cette enquête remise au gouvernement mais jamais rendue publique qui m’a permis de faire la lumière sur la responsabilité belge.

«RWAGASORE ÉTAIT LE SEUL CAPABLE D’UNIFIER LES GROUPES ETHNIQUES DU PAYS»

Chris Den Hond : Quelles ont été les conséquences de cet assassinat au Burundi?

Ludo De Witte : Louis Rwagasore, en tant que prince de la monarchie burundaise, était le seul capable d’unifier tous les groupes ethniques du pays : Hutus, Tutsis, Twas. Tandis que le régime colonial divisait pour mieux régner, Rwagasore les unifiait derrière le drapeau national et son parti, l’Uprona. La liquidation de Rwagasore a immédiatement intensifié les rivalités ethniques.

Chris Den Hond : Les autorités belges sont-elles disposées, aujourd’hui, à reconnaître officiellement leur responsabilité dans le meurtre de Rwagasore?

Ludo De Witte : Rien n’est sûr, mais le contexte est de plus en plus propice. Suite à mon livre sur l’assassinat de Lumumba, la Belgique a officiellement présenté ses excuses au Congo, mais sans dédommagement pour la famille. Ces dernières années, il y a un sursaut de la conscience anti-coloniale, poussée par des afro-descendants belges et des activistes. Ils mènent des actions pour la décolonisation de l’espace public, contre des statues à la gloire des colons belges notamment. Ils veulent que les noms de rue en référence au roi belge Léopold II, ou à des figures de l’apartheid, comme la rue Botha3, à Anvers, soient remplacés.

La mort de George Floyd et le mouvement «Black Live Matters» ont eu une répercussion énorme en Belgique, ce qui a bousculé l’establishment. Le dossier de la colonisation belge au Congo, au Rwanda ainsi qu’au Burundi se trouve désormais sur le devant de la scène. Une commission parlementaire s’est d’ailleurs penchée sur cette histoire. Mais beaucoup de secteurs de l’establishment refusent encore de regarder le passé en face : la Belgique, un petit pays impérial qui aime jouer un rôle de médiateur en Afrique centrale, préfère ne pas voir son blason entaché par la reconnaissance de ses crimes.

CAMILLE BARALD

Camille Baraldi est journaliste. Elle s’intéresse en particulier à l’Afrique de l’Ouest.

CHRIS DEN HOND

Chris Den Hond est vidéo-journaliste, membre du comité de rédaction d’Orient XXI, avec intérêt particulier pour la Palestine et et les Kurdes.

SOURCE

L’assassinat du Premier ministre burundais Louis Rwagasore

D’étonnants documents d’archives sur l’implication de la Belgique
LUDO DE WITTE
16 juillet, 2013

 

Louis Rwagasore (1931-1962)

Il avait rassemblé Hutu et Tutsi à la veille de l’indépendance. A peine Premier ministre la Tutelle belge le fit assassiner. i Baudouin I tenta par tous les moyens de gracier son assassin.

« La vérité passe par le feu mais ne brûle pas»

 

Proverbe burundais

 

Cet article de Ludo de Witte que la revue insère dans son site dans une période de glorification insensée de la monarchie belge (du 4 juillet 2013, annonce de l’abdication d’Albert II, à ce jour, 16 juillet 2013 et encore quelques autres jours sans aucun doute, bien d’autres encore!), a le mérite de nous rappeler que derrière ces belles images qu’on nous invite à adorer, il y a bien du cynisme et de la brutalité (y compris les nôtres), et du sang que nous contribuons à répandre par notre manque d’esprit critique.

TOUDI

Avertissement

Je tiens à préciser que cette ébauche d’enquête historique sur l’assassinat de Louis Rwagasore, publiée pour la première fois en néerlandais début 2013, ne contient d’informations que sur la base d’une recherche menée dans un seul fonds d’archives – les Archives Britanniques -, enquête complétée par la lecture des Mémoires du numéro un de l’administration de la Tutelle belge au Burundi Jean-Paul Harroy et de la presse de l’époque. Depuis, j’ai continué à étudier ce dossier. Le texte qu’on va lire n’est que la première étape d’un travail qui doit aboutir en 2014 à la publication d’une étude approfondie.

Il n’y a en effet aucune publication qui traite du sujet de la manière approfondie et rigoureuse  qu’il mériterait. Les spécialistes du Burundi, comme René Lemarchand, Joseph Gahama, Jean-Pierre Chrétien ou Christine Deslaurier  (et bien d’autres),  n’ont pas traité de l’assassinat proprement dit. Il n’y a qu’un livre qui se focalise sur le sujet: L’assassinat de Rwagasore, le Lumumba burundais, du journaliste Guy Poppe, publié en 2012. Ce livre souffre de graves lacunes. Les informations de Poppe se limitent essentiellement à une série de notes et documents qui viennent d’une enquête superficielle dans un seul fonds d’archives – les Archives du Ministère des Affaires Etrangères belges. Contrairement à ce qu’il prétend dans son livre, Poppe n’a jamais fait de recherches dans les Archives du Ministère des Affaires Etrangères belges. Son livre est une synthèse de notes et documents établis et rassemblés par une tierce personne qui a consulté ces archives. Une consultation superficielle ? En tout cas, dans son livre ne sont étudiés et pris en compte ni la correspondance entre Bruxelles et la Tutelle, ni les rapports de la Sûreté coloniale, ni la correspondance entre les agents de la Tutelle. Comme il l’écrit lui-même dans l’introduction à son ouvrage, Poppe a voulu rapidement publier quelque chose à l’occasion du 50e anniversaire de l’indépendance du pays.

Le travail vient donc seulement de commencer. C’est pourquoi j’invite le lecteur à lire ces lignes comme une première esquisse qui doit être complétée dans un livre qui sera publié ultérieurement. Je remercie José Fontaine et surtout Paul Vanlerberghe pour la traduction de mon travail en français : grâce à eux ce texte est mis à la disposition du public africain et belge francophone.

Ludo De Witte (8 juillet 2013)

 

 

 

Premier juillet 2012: le Burundi fête le 50e anniversaire de l’Indépendance. L’ambassadeur belge organise une grandiose réception à l’hôtel Tanganika, à Bujumbura en présence du Prince Philippe et de la Princesse Mathilde. Côté burundais le malaise quoique inexprimé est palpable : la réception a en effet lieu à l’endroit même où, le 13 octobre 1961, le premier Premier ministre du Burundi, le charismatique Prince Louis Rwagasore a été assassiné.  Or beaucoup de Burundais sont convaincus que des responsables belges de haut rang en ont été  les inspirateurs. Une enquête menée dans les archives de l’époque l’établit de manière irréfutable. La mort de Rwagasore est le fait de Burundais et de quelques Grecs, mais, en sous-main, l’administration belge a joué un rôle de premier plan

Dans le récit qu’on va lire, on va retrouver quelques personnalités importantes de l’ histoire nationale belge déjà mêlées au  meurtre du Premier ministre congolais Lumumba: le Ministre des Affaires étrangères Paul-Henri Spaak et son conseiller Etienne Davignon jouent en quelque sorte le rôle des pompiers et le roi Baudouin celui du pêcheur en eau trouble. Cette enquête historique porte sur un crime lourd de conséquences, car le vide créé par la disparition d’un Rwagasore, leader nationaliste et trait d’union entre Tutsi et Hutu au Burundi, a donné libre cours aux tensions entre les deux groupes qui plus tard vont dégénérer en massacres et purifications ethniques.

 

L’histoire de la décolonisation du Congo, du Burundi et du Rwanda, est toujours porteuse de remarquables leçons. Parce que, en Afrique centrale, le passage du pouvoir de l’administration coloniale belge aux gouvernements des Etats devenus indépendants s’est déroulé dans une atmosphère tendue, car Bruxelles rechigne a desserrer son emprise. L’imprévoyance des élites belges, peu soucieuses de préparer l’ère post-coloniale,  les a brutalement mises en face de nationalistes africains désireux de s’en prendre aux joyaux de la couronne de la Colonie (l’Union Minière). L’establishment, sentant ses intérêts vitaux menacés, a réagi en ne lésinant pas sur les moyens : intervention militaire, soutien aux sécessionnistes, corruption, chantage, meurtre. Les grosses sociétés coloniales, les gouvernements belges successifs et la monarchie ont tout fait pour trouver l’appui des dirigeants africains à leur dévotion.

L’histoire du renversement du gouvernement congolais et de l’assassinat du Premier ministre congolais Lumumba est aujourd’hui bien connue. Pour le Rwanda, il y a encore des recherches à mener. Dans ce pays, les Belges ont jeté de l’huile sur le feu des rivalités entre Tutsis et Hutus et les ont utilisées afin de pouvoir installer – sous le couvert d’une révolution Hutu démocratique – un gouvernement aux ordres. C’est un tournant capital dans l’escalade des conflits ethniques au Rwanda qui culminent avec le génocide de 1994. Colette Braeckman, du journal Le Soir, a écrit de percutantes analyses, mais il faudrait encore consulter les archives et y mener une recherche approfondie1. En ce qui concerne le Burundi, on peut dire que, grâce à une quarantaine de documents conservés dans les archives nationales britanniques à Londres, notre connaissance du dossier a considérablement progressé.

Ces documents, qui proviennent de sources officielles – le Parquet de Bruxelles, le Procureur du roi Raymond Charles et l’ambassadeur britannique au Burundi James Murray – démontrent sans contestation possible que la Tutelle belge a joué un rôle dans l’assassinat de Louis Rwagasore, le Premier ministre du Burundi, crime qui aura de graves conséquences politiques. Car le prince Rwagasore, le fils du roi, rassemble les Hutu et Tutsi autour de la monarchie épargnant ainsi à la nation burundaise la montée de la violence ethnique qui sème mort et destruction dans le Rwanda voisin. Son élimination va attiser les tensions ethniques et constitue l’un des éléments du processus qui va mener le pays aux épurations ethniques et à la guerre civile qui coûteront la vie à des centaines de milliers de personnes dans les dernières décennies. Etablissons d’abord une courte chronologie des événements.

Chronologie

1916 : La Belgique défait l’armée allemande et conquiert le Rwanda et le Burundi.

1946 : Les Nations Unies décident que le Rwanda-Burundi devient un territoire sous tutelle belge.

[30 juin 1960 : Indépendance du Congo.]

[17 janvier 1961 : Assassinat du Premier ministre congolais Patrice Lumumba.]

18 septembre 1961 : Elections pour le Parlement burundais au cours de la marche à l’indépendance, projetée pour le 1er juillet 1962. Victoire électorale écrasante du nationaliste Louis Rwagasore et de son parti l’UPRONA (Unité et Progrès National).

28 septembre 1961 : Rwagasore devient à 30 ans le Premier ministre du Burundi.

13 octobre 1961 : Assassinat de Louis Rwagasore.

7 mai 1962 : La Justice belge condamne à mort l’assassin, le Grec Jean Kageorgis. Les commanditaires – des Burundais et un Grec – sont condamnés à de lourdes peines d’emprisonnement.

28 juin 1962 : Le roi Baudouin rejette – à contrecœur et sous la pression du gouvernement belge – le  recours en grâce de Kageorgis.

30 juin 1962 : Exécution de Jean Kageorgis.

1er juillet 1962 : Indépendance du Burundi.

5 janvier 1963 : Un tribunal burundais condamne à mort les cinq commanditaires du meurtre de Rwagasore qui sont toujours en prison.

15 janvier 1963 : Malgré les interventions du roi Baudouin et du gouvernement belge en faveur d’une grâce pour les cinq complices, ceux-ci sont pendus.

La Tutelle contre Rwagasore

Le Burundi et le Rwanda, pays voisins du Congo, n’étaient pas des « colonies », mais des territoires sous tutelle : d’anciennes colonies allemandes confiées temporairement par les Nations Unies à la Belgique, avec la mission officielle de les préparer à l’indépendance. Le Burundi, qui devient indépendant en 1962, élit dès septembre 1961 son Parlement. Durant la campagne, les démocrates-chrétiens burundais du PDC, les protégés de la tutelle belge, font  face à l’UPRONA, le parti du nationaliste Louis Rwagasore, souvent comparé à Lumumba. Comme son homologue congolais, il milite pour l’indépendance de son pays. Lorsque, en 1956, il réclame une constitution pour le Burundi, la tutelle l’interprète comme la première manifestation de nationalisme au Burundi. Le manifeste de son parti, l’UPRONA, énumère ses objectifs : combattre le féodalisme, le colonialisme et le communisme. Rwagasore se prononce en faveur d’une politique étrangère non alignée, sans relations privilégiées avec les anciennes puissances coloniales. Les dirigeants de son parti sont en contacts étroits avec les nationalistes congolais.

Fils du mwami Mwambutsa (le roi du Burundi), Rwagasore cherche à rassembler toutes les couches de la population – Hutu, Tutsi, Twa et Ganwa, tant les chrétiens que les musulmans – autour d’une monarchie qui est populaire. A la direction du parti siègent autant de Hutu que de Tutsi, comme dans son gouvernement 2 De  mauvaises langues, côté colonial, prétendent que Rwagasore cherche à obtenir via la politique ce qui lui échappe comme fils ainé du mwami. Le successeur d’un mwami défunt est en effet traditionnellement choisi parmi ses fils cadets, ce qui écarte Rwagasore de la succession. On lui reproche également d’être opportuniste : pour arriver au pouvoir il jouerait sur les sentiments royalistes de la nation, en se présentant partout comme le fils du roi 3

En 1960, le Ministre belge des Affaires africaines, Harold d’Aspremont Lynden – également très impliqué dans la lutte contre Lumumba – donne carte blanche à la tutelle au Burundi pour stopper l’ascension politique de Rwagasore 4. Les interventions de celle-ci connaissent quelque succès. Selon le très informé ambassadeur britannique au Burundi, James Murray, la lourde défaite de l’UPRONA lors des élections communales de fin 1960 est la conséquence des « moyens non-négligeables » mis au service des opposants politiques à  Rwagasore par la tutelle belge. Le Résident-général au Rwanda-Burundi Jean-Paul Harroy dispense son concours financier et son expertise aux adversaires de Rwagasore qu’il met en résidence surveillée afin de « décapiter l’UPRONA »5. Harroy confie sans détours à Murray, au cours de leur première conversation en mars 1961, que les Belges « tenaient en échec les extrémistes sous la direction de Rwagasore afin de donner aux modérés l’opportunité de s’imposer6. » Les partis de l’opposition s’étaient unis dans un front Commun, « encouragés en cela par plusieurs fonctionnaires belges ». Quand il fait référence à ces manipulations dans ses Mémoires, le Résident-général Harroy parle d’un ton badin d’ « une majorité ancienne truquée par les colonialistes 7»…

L’Organisation des Nations Unies (ONU) qui suit attentivement l’évolution vers l’indépendance des territoires sous tutelle, s’active. En son sein, les pays débarrassés de la tutelle coloniale et qui émergent du tiers monde exigent que les élections législatives de septembre 1961 soient des élections libres. L’organisation internationale a installé une commission au Burundi, pour en contrôler le déroulement. L’ONU exige la liberté de mouvement pour tous les Burundais, donc aussi pour Rwagasore. Comme il y a des observateurs scrupuleux au Burundi même, comme la position de Bruxelles sur la scène internationale est très affaiblie en raison de son attitude dans la crise du Congo (le soutien à la sécession du Katanga notamment), le gouvernement belge change son fusil d’épaule. Bruxelles, qui donnait Rwagasore perdant suite à sa défaite lors des élections locales, décide de mettre un terme à sa politique «d’intervention ouverte et unilatérale dans la politique locale » (dixit l’ambassadeur Murray). Rwagasore ne rencontre plus aucun obstacle dans sa campagne électorale et remporte une grande victoire : l’UPRONA obtient 58 sièges, le PDC et le Front Commun 6 sièges seulement. C’est avec retard que le Ministre des Affaires étrangères Spaak reconnaît la défaite au Parlement belge: « Il faut le reconnaître : le parti qui a été soutenu par la tutelle, a été écrasé dans les élections 8.» Peu après les élections, le Parlement burundais vote la confiance au gouvernement formé par Louis Rwagasore.

L’assassinat

Le 13 octobre 1961, moins d’un mois après sa victoire électorale, seize jours après sa désignation comme Premier ministre, Louis Rwagasore est abattu à la terrasse d’un restaurant. L’auteur des faits est le ressortissant grec Jean Kageorgis (30 ans). Il a été engagé par un autre Grec, Michel Iatrou, riche homme d’affaires et membre influent du Parti démocrate-chrétien (PDC). Iatrou est « viscéralement ennemi de Lumumba » et considère Rwagasore comme « un future Lumumba Burundais ». L’assassin et ses commanditaires, parmi lesquels des dirigeants du PDC, sont très maladroits dans l’exécution de leur plan. Ils sont vite arrêtés et traduits en justice. Des magistrats belges de profession condamnent à mort Kageorgis avant l’indépendance. Il est exécuté. Les complices du PDC sont condamnés à de lourdes peines de prison. Après l’indépendance, le Burundi décide de refaire le procès, cette fois en présence d’un jury populaire, ce qui aboutit à la peine de mort et à l’exécution des cinq complices les plus importants : un Grec et quatre Burundais.

Justice est-elle  faite ? Apparemment. Du moins pour ceux qui considèrent la chose comme une affaire purement burundaise. C’est cette version des faits que La Libre Belgique reprend à son compte. Dans le premier article du journal consacré à l’assassinat, on trouve le commentaire suivant : « Il s’agit probablement d’un délit politique. Jadis, au Burundi, le crime était un moyen de gouvernement. La civilisation de ce pays était raffinée, cruelle et complexe. L’autorité de tutelle avait mis un frein à des moeurs dignes de l’Italie des Borgia (…) L’assassinat du Prince Rwagasore semble indiquer que l’Histoire, un moment étouffée par la présence belge, reprend son cours9. » Une telle vision des choses ne résiste pas à l’analyse si, du moins, l’on ne se contente pas de ce qui a été établi aux différents procès. Jamais les indices évidents d’une implication des Belges n’ont donné lieu à vérifications. Au cours du premier procès, l’enquête et la procédure sont de la responsabilité de l’autorité de tutelle, donc des Belges. Le deuxième procès est le fait des Burundais, mais eux aussi évitent de mettre les Belges en cause. A tort, si l’on considère les documents d’archive. Voici une tentative de reconstitution des faits.

Une complicité belge ?

La victoire électorale de Rwagasore est un choc pour ses adversaires burundais et leurs protecteurs belges. C’est dans ces milieux qu’évoluent les ennemis du populaire leader nationaliste, ce qui explique que, immédiatement, Le Soir surtitre son premier article sur l’affaire : « La population africaine rend les Européens responsables de la mort du Premier ministre. » Un incident significatif en témoigne. Peu de temps après la mort de Rwagasore, le Résident-général Jean-Paul Harroy se rend à l’hôpital où la dépouille mortelle est exposée et s’incline devant elle. Dans un couloir de hôpital, il croise la mère du Premier ministre assassiné qui le gifle, geste révélateur du sentiment de très nombreux Burundais, persuadés que la tutelle est derrière le crime10.

Il devient assez vite clair que les responsables du PDC sont, au plus haut niveau, les commanditaires de l’attentat. Mais cela ne doit pas occulter la complicité ou la connivence de leurs conseillers belges, ceux qui les financent et les protègent. Le Résident-général Harroy, dans ses Mémoires assez sincères (qui datent de 1987), ne mentionne pas la gifle de la mère de Rwagasore. Pourtant, il ne passe pas totalement sous silence la question de la complicité belge. Il écrit notamment: « Et voici maintenant l’un des passages les plus délicats de ce livre: jusqu’à quel point certains agents de la Tutelle, peut-être en association avec quelques non-fonctionnaires, ont-ils contribué par leurs déclarations, leurs promesses, voire leurs actions, à ce que soit commis le meurtre? »

Harroy énumère alors une série d’éléments à la base de son hypothèse :

–       beaucoup d’adversaires de Rwagasore étaient travaillés au corps par la tutelle à travers son assistance matérielle et morale pour le combattre et d’ailleurs la tutelle elle-même le combattait, « aussi loin que l’ONU le permettait » ;

–       la tutelle était traumatisée par la victoire électorale de Rwagasore ;

–       l’opposition pensait que la tutelle se réjouirait de la disparition physique de Rwagasore et qu’elle fermerait les yeux.

Harroy pose alors cette question cruciale: « Des agents belges ont-ils alors accueilli favorablement, approuvé à haute voix, sinon pris spontanément à leur compte l’énoncé de ce raisonnement? Ont-ils même affirmé à l’un ou l’autre Africain que la concrétisation du dernier maillon de cette argumentation, ‘La Tutelle fermera les yeux…’, était du domaine du probable, voire du certain ? » Harroy ne laisse planer aucun doute: « Le nier me paraît déraisonnable11. »

Encore plus d’indices (avril-mai 1962)

Le Burundi devient indépendant huit mois et demi seulement après le meurtre, ce qui permet à l’autorité de tutelle de prendre la responsabilité du déroulement du procès. Et elle le fait : malgré les protestations burundaises, l’enquête et le procès restent des affaires purement belges. Bien que ce ne soit pas de la compétence de la tutelle. Le Ministre des Affaires étrangères Paul-Henri Spaak et le Vice-premier Pierre Ngendandumwe signent fin 1961 un accord aux termes duquel le Burundi obtient l’autonomie complète, à l’exception d’un certain nombre de compétences énumérées à l’article 2. La juridiction pénale n’est pas citée dans l’article 2. Néanmoins, la tutelle s’arroge cette compétence. Dans un rapport de 2005, La Ligue de Droits de la personne dans la Région des Grands Lacs commente la chose comme suit: « La Belgique a tout fait pour que sa responsabilité dans cette affaire ne puisse pas être établie12. »Avec succès.

Il reste évidemment beaucoup de choses à dire sur ce procès belge. L’ancien journaliste de la VRT, Guy Poppe, publie en 2011 De moord op Rwagasore [L’Assassinat de Rwagasore], dans lequel il rassemble les résultats de la recherche qu’il a menée aux archives du ministère (belge) des Affaires étrangères. Poppe note que les Affaires étrangères ont tenté de « manipuler » l’instruction et le procès, et encore ! « S’exprimer comme cela c’est un euphémisme ». Des fonctionnaires subalternes de la tutelle, désireux de témoigner au procès, ont été menacés d’un Berufsverbot13 par le cabinet du Ministre des Affaires étrangères Spaak14.

Néanmoins, lors du procès en appel la Cour entend un témoignage accablant pour les Belges. Les avocats de la défense convoquent devant le tribunal Sabine Belva, qui assurait la liaison entre l’autorité de tutelle et le chef du PDC, Jean Ntidendereza, et Roberto Regnier, le Résident belge (gouverneur) du Burundi, en tant que témoins sous serment. Belva déclare que Regnier s’est demandé, au cours d’une réunion en comité restreint de responsables importants de la tutelle, immédiatement après les élections – réunion à laquelle Belva assiste également – « si l’on avait songé à l’élimination de Rwagasore comme moyen de résoudre le problème politique », ajoutant qu’ « au Rwanda ce serait simple ». Regnier admet que la tutelle «dispose d’une caisse spéciale »  avec laquelle le PDC est financé, mais il rejette les accusations de Belva. Belva insiste en répliquant: « Vous avez dit ce que j’ai rapporté. Et quelques jours plus tard, vous m’avez dit : « Cela vous trouble, parce que vous êtes chrétienne? Je connais un prêtre qui absoudrait immédiatement cela . » Vous avez même fait allusion à « un commando » du Rwanda. J’ai rapporté tout cela à M. Ntidendereza15. »

Le journaliste de La Libre Belgique qui couvre le procès, écrit que les Burundais sont en général persuadés que Regnier a bel et bien prononcé ces mots. Il conclut avec emphase : « Faut-il s’étonner que [les assassins] aient fini par considerer comme normal une ‘disparition’ du Premier ministre ? » Il est clair que le ministre Spaak n’est pas très heureux du témoignage de Sabine Belva : son cabinet la fait expulser du Burundi16. Précaution superflue, car la Belgique n’a rien à craindre du tribunal de la tutelle. Dans le verdict, les juges belges font vaguement référence aux déclarations de Belva comme étant « mots ou boutades qui ont été exprimés à la légère», mais aucune enquête sérieuse n’est diligentée. C’est ainsi par exemple que Belva n’est pas interrogée sur les dires de l’assassin suivant lesquels elle aurait participé, quelques jours après cette réunion des fonctionnaires de la tutelle, à une autre réunion en vue d’un attentat contre Rwagasore17.

Guy Poppe, dans le cadre de son livre, a interviewé Jacques Bourguignon, le procureur belge qui a mené l’enquête au Burundi et qui s’est gardé d’inquiéter les Belges. Bourguignon admet qu’à cette époque il aurait été impossible pour un magistrat de soumettre à interrogatoire quelqu’un comme le Résident-général Harroy : « Il n’aurait pas répondu ». Selon Bourguignon, les Belges formaient une grande famille, il n’y avait pas de problèmes avec eux et à cette époque on n’était pas disposé à mener une enquête allant plus au fond des choses 18… Poppe tire la conclusion suivante : « On ne peut pas s’empêcher de penser que la Justice au Burundi, à l’époque entièrement dans les mains des Belges, couvrait tout ce qui pouvait les impliquer (…). Et il y en a suffisamment de preuves pour qu’on puisse en déduire, sans plus, que l’exploitation de ces indices sérieux n’aurait jamais rien donné. » Poppe en arrive à dire que « l’enquête a été menée comme s’il y avait eu une règle suivant laquelle seuls les Burundais et les Grecs pouvaient jouer un rôle dans ce scénario et selon laquelle, il fallait que, de préférence, les Belges n’y figurent pas19. »

Finalement, trois magistrats professionnels belges condamnent à mort  l’auteur des coups de feu, Jean Kageorgis. Cinq de ses complices – quatre dirigeants burundais du PDC, parmi lesquels le leader Ntidendereza et le Grec Iatrou – sont condamnés à de lourdes peines de prison. Le verdict est prononcé le 7 mai 1962, moins de deux mois avant que le Burundi n’accède à l’indépendance.

Le roi Baudouin entre en action

Le roi Baudouin est très actif politiquement à l’époque. Pendant l’été 1960, après « la perte » du Congo et les troubles qui éclatent peu après l’indépendance, quand Bruxelles décide de renverser le gouvernement de Lumumba, le jeune monarque tente de rassembler la nation autour de sa personne. Il cherche à obtenir le soutien du pays à une action militaire au Congo et à la sécession du Katanga, entre autres avec des discours politiques particulièrement durs. Depuis la fondation de l’Etat indépendant du Congo par Léopold II,  les rois des Belges considèrent l’Afrique comme leur chasse gardée et Baudouin veut perpétuer cette tradition. En 1960, il n’a pas hésité à approuver, implicitement et sans l’accord du gouvernement belge, le complot ourdi en vue de l’assassinat de Patrice Lumumba. Les officiers belges se sont certainement souvenus de cet aval, lorsque, quelques mois plus tard, leurs subordonnés ont assisté à la mise à mort de l’ex-Premier ministre du Congo20.

Il y a également dans le dossier Rwagasore des documents permettant de mesurer avec quelle énergie le roi Baudouin mène les choses. Les pièces d’archives ne laissent aucun doute : le roi Baudouin remue ciel et terre pour convaincre le gouvernement de sauver Kageorgis. Et par extension d’alléger le sort de ses cinq complices, qui pouvaient craindre qu’ils s’en sortiraient moins bien après l’indépendance aux mains des Burundais. Le roi et son chef de cabinet accablent le ministre Spaak de force lettres et rapports en vue de le persuader d’alléger le sort de l’assassin et de ses complices. Baudouin veut absolument que la grâce soit accordée au condamné à mort et qu’une amnistie soit proclamée en faveur des autres personnes déclarées coupables à l’occasion de l’indépendance. On a aussi proposé de transférer les condamnés au  Rwanda, au Congo ou en Belgique pour qu’ils y purgent leur peine, éventuellement sous surveillance de l’ONU…

Le document qu’un vent favorable fait atterrir sur le bureau de Guy Poppe est lié à tout cela. Il s’agit d’une note du chef de cabinet du roi adressée au ministre Spaak. Elle n’est pas signée, mais c’est manifestement un connaisseur de la cuisine burundaise qui l’a rédigée. Son intitulé est équivoque:  « La Belgique laissera-t-elle commettre un crime ? » L’auteur anonyme de cette note décrit Rwagasore comme un voyou anti-belge, et le chef du PDC Ntidendereza – le commanditaire direct de l’assassinat, condamné pour cette raison à 20 ans de prison – comme un ami de la Belgique. Il apparaît même, à en croire la source X, que la victime a poussé à son propre assassinat. L’auteur anonyme affirme clairement que la Belgique était juge et partie, que la tutelle a financé les démocrates-chrétiens burundais et qu’elle craint surtout que l’ONU ne soit mise au courant et  ne trouve trace de l’argent du sang versé à Kageorgis.

X  s’explique ouvertement sur la façon dont les responsabilités belges ont pu être passées sous silence au cours de l’instruction et du procès. Il rappelle le témoignage de Sabine Belva au procès en appel, où elle dit que le Résident Regnier avait déclaré que Rwagasore devait être assassiné et que le Parquet avait reçu des instructions pour ne jamais trouver le coupable. Il écrit aussi que Belva déclare au Procureur belge que ces mots créent un climat qui « avait pu provoquer, ou au moins favoriser » le crime,  mais dans le procès-verbal de la déposition du témoin, rien n’apparaît. La conclusion de l’auteur qui confronte la vision du roi Baudouin et celle de Spaak est la suivante : « on peut les sauver [Kageorgis et les autres condamnés], des hommes qui étaient les amis de la Belgique (… ou ses complices, si on admet que, coupables, ils ontété inspirés par le représentant officiel de la Belgique)21 .»

Baudouin s’en tient clairement à son point de vue : si des responsables belges importants sont complices, ont encouragé des non-Belges à commettre ce crime, alors on ne peut pas abandonner les exécutants. Dans une lettre écrite sur un ton tranchant que Baudouin envoie à Spaak le roi se demande « si l’auteur matériel de l’assassinat est plus coupable que ceux qui en ont conçu l’idée et poursuivi l’exécution en l’utilisant comme un instrument22. »Le ministre Spaak toutefois tient bon et refuse la grâce que le roi lui demande d’accorder, craignant qu’une telle mesure ne provoque des violences contre les Belges au Burundi et ne nuise à la réputation de la Belgique en Afrique.

Le 28 juin 1962, trois jours avant l’indépendance du Burundi, le roi se résigne et, à contrecœur, rejette le recours en grâce de Kageorgis. Deux jours plus tard, le dernier jour du règne de l’administration belge au Burundi, Jean Kageorgis est fusillé. Quelques heures avant son exécution, il écrivait dans une lettre à ses parents : « Je proclame solennellement que je ne suis pas le seul coupable. Ce crime fut perpétré par la tutelle, M. Harroy – M. Régnier. (…) Mon exécution pèsera sur la conscience de la Belgique qui veut ainsi étouffer sa culpabilité. » Harroy et Regnier étaient les plus hautes autorités du territoire sous tutelle belge23.

Pourquoi le roi Baudouin s’est-il battu avec le ministre Spaak pendant plusieurs semaines à propos de l’assassinat de Rwagasore24? La position de Spaak est celle d’un homme de  pouvoir cynique ou, si l’on veut, d’un réaliste : six vies humaines – des non-Belges – étaient sacrifiées pour sauver la réputation de la Belgique et celle des Belges au Burundi. Le roi par contre prend une position de principe : pourquoi la personne qui a fait le sale travail devrait-elle payer plus que ceux qui l’en ont chargé? Avis lourd de conséquences possibles pour les Belges résidant au Burundi. Si l’on prend également en compte le dossier Lumumba, on peut se poser la question de savoir si le roi agit seulement en fonction de considérations humanitaires.

Je me risque ici à une hypothèse alternative. A cette époque, le milieu où Baudouin évolue est  dominé par des éléments appartenant à un catholicisme de combat, avec le comte Jacques Pirenne, le comte Gobert d’Aspremont Lynden et son neveu, le comte Harold d’Aspremont Lynden. Ce sont des hommes de l’entourage de Léopold III, qu’il a donc hérités de son père. Par Fabiola, la noblesse espagnole est aussi introduite à Laeken. Et des gens de l’aristocratie, de la haute hiérarchie militaire ainsi que des sociétés coloniales. Ces milieux abhorrent les Lumumba ou les Rwagasore. Les idées des années trente, comme le corporatisme ou l’intégrisme, les fascinent. Leur vision du monde est fondamentalement dichotomique et sans nuances : pour ou contre l’Occident chrétien. Le monde entier se définit comme cela : les dictateurs espagnols et portugais, comme les dirigeants de l’Afrique du Sud de l’Apartheid, sont, sans problèmes, classés parmi « les bons »,  alors que des nationalistes comme Mandela et Lumumba, ou un social-démocrate de gauche comme Salvador Allende, sont classés parmi les « mauvais »25.

Baudouin est le produit de ce catholicisme musclé, version années cinquante. L’idée qu’il se fait de son rôle est celle d’un monarque chargé d’une mission divine. Un roi qui se jette résolument dans la lutte entre le Bien et le Mal. Un monarque qui dirige les armées catholiques, qui a une approche humaine pour ceux qui adhèrent à ses vues, pour les dominés, les plus faibles, mais qui est sans pitié pour ceux qui se défendent, pour ceux qui résistent. Un roi-soldat qui se soucie de ses propres troupes, des hommes dans la ligne de feu, de ceux qui assument le sale travail (comme Kageorgis), mais qui devient impitoyable pour ceux qui sont en contradiction avec sa vision du Royaume de Dieu sur la terre (comme Lumumba et Rwagasore). Est-il alors surprenant que ce Baudouin de 1962 refasse ce qu’il a fait avec Lumumba en 1960 ? Qu’il choisisse de protéger des comploteurs et des assassins – en 1960 en approuvant implicitement un assassinat politique; en 1962 en protégeant les hommes qui ont commis un crime semblable?

L’enquête du Parquet de Bruxelles (fin juin 1962)

Le roi Baudouin doit s’incliner peu avant l’indépendance du Burundi. Le ministre Spaak obtient gain de cause : Kageorgis est exécuté et le rôle de la tutelle est escamoté. Justice semble faite. Mais aujourd’hui, plus de cinquante ans plus tard, apparaissent des documents qui prouvent que le Parquet de Bruxelles a mené une enquête sur le rôle des Belges dans l’assassinat, avant l’exécution de Kageorgis, enquête accablante pour la tutelle. À la base, une plainte de Jean Kageorgis tout à la fin de procédure, un homme déçu par le déroulement du procès au Burundi où le rôle des Belges a été mis sous le boisseau. Il souhaite que la justice bruxelloise procède à une instruction sur le rôle de l’autorité de tutelle. Elle a bien eu lieu 26. Le procès-verbal de l’instruction à laquelle procède le Parquet de Bruxelles n’a jamais été rendu public, mais on en trouve un extrait dans les archives nationales britanniques. On peut y lire les déclarations des fonctionnaires de la tutelle belge, entre-temps rapatriés en Belgique, au sujet du rôle du Résident Regnier dans l’attentat contre Rwagasore27.

Ces interrogatoires des fonctionnaires de la tutelle attestent du caractère véridique du témoignage de Sabine Belva devant le tribunal. Peu après la victoire électorale de Rwagasore,  Regnier, lors d’une réunion au sommet des responsables de la tutelle – à laquelle Belva participe – pousse à l’assassinat de l’homme politique. A cette réunion du 21 septembre 1961, assistent neuf Belges : le Résident Roberto Regnier et huit de ses collaborateurs parmi lesquels Belva. On trouve dans le rapport d’instruction les dépositions de six Belges, enregistrées les 28, 29 et 30 juin 1962. Léonard, Regnier, Bibot et Troquet assistent à la réunion du 21 septembre, ce sont quatre hommes de l’administration centrale à Gitega. De plus, Beauvois et de Fays sont interrogés au sujet des dépositions faites ensuite par les participants à la réunion. Beauvois est l’Administrateur de Bujumbura, de Fays est l’ancien Vice-Résident du Burundi.

Hubert Léonard déclare ce qui suit au Parquet de Bruxelles: « en début de réunion (…) Regnier s’est écrié « Il faut tuer Rwagasore » (certain des termes employés). Un froid fut jeté… Regnier ajouta : « Au Rwanda, il n’y aurait pas de problème », entendant par là que les partis politiques du Rwanda auraient éliminé d’office le gêneur. » A cette époque, au Rwanda meurtres ethniques et massacres sont monnaie courante. Les autres personnes interrogées font des déclarations similaires28. Confrontés aux déclarations de Léonard, Regnier affirme: « Si Léonard affirme que j’ai prononcé les paroles d’une manière aussi precise et aussi explicite je n’ai aucune raison de contester son témoignage . (…) J’admets avoir prononcé les paroles « Il faut tuer Rwagasore ». »

On n’en reste pas à cette seule remarque de Roberto Regnier. Quelques personnes  interrogées confirment le témoignage de Sabine Belva selon lequel le Résident du Burundi s’est étendu sur la question et sur la méthode à utiliser pour éliminer Rwagasore. Selon Belva, Regnier a dit en substance: « S’il tombe dans une embuscade, cela aura plutôt l’air d’un movement populaire. » A la question « Et le corps ? », Regnier répond, toujours selon Belva et Léonard, « Une fois le coup fait, le lac [Tanganyika] n’est pas loin 29 . » Quelques participants à la réunion ont confié ensuite à de Fays qu’ils étaient « très gênés » et qu’ils avaient tenté de détourner la conversation, mais que Regnier y revint « à plusieurs reprises ». Léonard confirme que Bibot et lui-même ont tenté en vain de calmer le jeu : « Comme nous objections que ce n’était pas des choses à dire, il répondit : « Au Rwanda il n’y aurait pas de problème », ce qui signifiait qu’au Rwanda, le meurtre se serait réalisé, l’assassinat politique y étant couvert. » Léonard déclare encore que les mots « Il faut tuer Rwagasore », ne sont ni une injonction ni un ordre, mais « l’expression d’une solution au malaise politique qui régnait au Burundi. »

Quelqu’un d’autre ajoute: « Ce qui m’a frappé, c’est le fait que les dits propos avaient été tenus en présence d’un certain nombre de personnes30. » Il pense sans doute à Sabine Belva. Belva était en effet l’intermédiaire entre la tutelle et le chef du PDC Jean Ntidendereza : elle servait de trait d’union entre le chef du  PDC et la tutelle en vue de coordonner leurs politiques respectives. Lors du « procès belge » en appel, Belva a témoigné de ce qu’elle avait informé le chef du PDC du contenu des discussions lors de la réunion à la Résidence. Nous avons aussi vu que Belva avait à la barre expliqué que Regnier lui avait dit plus tard qu’un prêtre donnerait sans difficulté l’absolution pour le meurtre de Rwagasore et avait même fait allusion à la possibilité d’utiliser un commando à partir du Rwanda, et qu’elle avait transmis tout cela à Ntidedereza. Rappelons que Ntidendereza est celui qui a planifié l’assassinat 31. Rwagasore ne pouvait certainement pas compter sur la sympathie des principaux fonctionnaires au sommet de la tutelle belge : le Parquet de Bruxelles note que les fonctionnaires le considèrent comme « une nuisance pour le Burundi32

Le commentaire de l’ambassadeur britannique

Dans un commentaire sur le rapport du Parquet de Bruxelles (qu’il a obtenu beaucoup plus tard) l’ambassadeur Murray écrit au Foreign Office que « Regnier doit avoir assumé qu’elle [Belva] communiquerait tout aux dirigeants du Front Commun. »  Murray y ajoute: « J’ai bien connu Regnier et j’ai résidé à de multiples reprises chez lui (…). Il était peut-être sous l’influence des old Burundi hands [ceux parmi le sommet de la tutelle] qui avaient une aversion presque pathologique de Rwagasore et de l’UPRONA, et du Résident-général qui partageait dans une certaine mesure cette aversion33. »

Un jour plus tard, Murray précise sa pensée dans une deuxième missive à Londres. Des gens influents comme Léonard et de Fays entretiennent « une haine presque pathologique » pour Rwagasore. Les gens comme de Fays « croient sincèrement (ou ont réussi à s’en persuader) que Rwagasore au pouvoir, cela entraînerait la fin des relations amicales entre le Burundi et la Belgique, mais que ce serait également une catastrophe pour le Burundi. » Toujours selon l’ambassadeur britannique les démocrates-chrétiens burundais « ont des raisons de penser qu’ils peuvent espérer de l’administration belge aide et assistance pour l’élimination de Rwagasore. Ils en ont obtenu la confirmation avec les mots que Regnier a prononcé à la réunion du 21 septembre. Ces paroles leur auraient été transmises par Belva. Cela peut difficilement ne pas avoir eu une influence sur leur décision d’éliminer Rwagasore. » Dans une autre missive, Murray qualifie la manière de parler de Regnier comme « des mots qui vont très loin dans le sens de l’incitation au meurtre34. »

Le procès-verbal du Parquet n’a aucune influence sur les événements. Dès que Baudouin rejette le recours en grâce de Kageorgis, le ministre Spaak donne l’ordre de l’exécuter. Kageorgis est mort quelques heures seulement avant l’avènement de l’indépendance du Burundi et ses complices incarcérés sont transférés aux nouveaux détenteurs de pouvoir du pays. Le Procureur du roi bruxellois raconte plusieurs mois plus tard ce qui s’est passé avec le procès-verbal à l’ambassadeur britannique au Burundi.

Confidences du Procureur du roi Raymond Charles

Début 1963, l’ambassadeur britannique Murray a une longue conversation à Bujumbura avec le Procureur du Roi Raymond Charles. Charles explique à Murray comment il a été impliqué  dans l’affaire et James Murray envoie ensuite un rapport de cette conversation à Londres. Le 25 juin 1962, cinq jours avant l’indépendance et la fin de la tutelle belge, l’avocat de Kageorgis demande par écrit à la Justice belge « de dire une fois pour toutes quel est l’avis donné à Gitega, et si on y a fait valoir des perspectives d’impunité. Il avait plaidé qu’il ne serait pas juste que son client doive porter toute la responsabilité du crime dans la mesure où des responsables belges en auraient été complices. Sur la base des interrogatoires (…) Charles en arrive à la conclusion qu’il existe une responsabilité morale dans le chef d’un fonctionnaire belge au moins. Par conséquent, il fait savoir au Premier ministre [Theo Lefèvre] qu’il est d’avis que Kageorgis ne doit pas être exécuté. Plus tard, on lui fait savoir que, pour des raisons politiques, son avis n’a pas été pris en compte35. »Le procès-verbal du Parquet et l’avis de Charles n’ont jamais été rendus publics et ne le sont qu’aujourd’hui.

Les interrogatoires révélateurs du Parquet bruxellois ont lieu les 28, 29 et  30 juin 1962. Le gouvernement belge ne tient aucun compte, d’aucune façon de cette enquête du Parquet ni des conclusions qu’en tire le Procureur du Roi, puisque le ministre Spaak, le 28 juin, a déjà imposé son point de vue à Baudouin en rejetant le recours en grace de Kageorgis. Ce jour-là, le Parquet est justement en train de procéder aux interrogatoires. Lorsque le Procureur du Roi Raymond Charles, deux jours plus tard, doit donner son avis au sujet de l’acceptation ou du rejet du recours en  grâce, Jean Kageorgis a déjà été exécuté. Pourquoi donc cette enquête inutile du Parquet, si le roi a déjà refusé la demande de grâce ? Peut-être en raison de l’influence elle-même d’un Baudouin entêté ? Car si Baudouin signe effectivement le rejet du recours en grâce le 28 juin, il demande en même temps à Spaak de ne pas donner l’ordre d’exécuter Kageorgis et de le remettre vivant aux autorités du Burundi indépendant, ceci dans l’espoir que le mwami accepte le recours en grâce36. Dans cette hypothèse, l’enquête du Parquet a encore un sens, car elle aurait pu amener Spaak à surseoir à l’exécution à la dernière minute. Mais il n’en a rien été.

Le Burundi couvre aussi  les Belges (novembre 1962 – janvier 1963)

 

Après la fin de la tutelle belge sur le Burundi, Bujumbura ne veut pas se contenter de la seule exécution de l’assassin. Les Burundais veulent refaire le procès. Cela ne plaît pas à Bruxelles qui désire sauver la vie des complices du crime en prison et que le rôle des Belges dans celui-ci ne soit pas rendu public. Avant l’indépendance et bien avant que la Cour d’appel n’ait été chargée d’instruire le dossier de l’assassinat de Rwagasore, un envoyé du ministre Spaak avait mis en garde le gouvernement burundais : il ne pouvait être question de rouvrir le procès après l’indépendance. Sinon, il aurait été « très invraisemblable » que la Belgique continue à accorder son aide au Burundi 37.

Tout cela en vain, car, fin octobre 1962, la Cour de Cassation du Burundi casse les jugements « belges » et ordonne un nouveau procès. Fin novembre 1962, l’ambassadeur britannique au Burundi écrit à Londres que l’ambition de Bruxelles de clore le dossier, n’a jamais été une option réaliste. Le Burundi veut absolument refaire le procès et il serait insensé d’invoquer des arguments juridiques contre ce projet, car « on ne pouvait pas s’attendre à ce que l’opinion publique burundaise accepte un verdict belge pour un dossier où, au vu des pièces à conviction, certains responsables Belges importants étaient impliqués d’une manière ou d’une autre. » Dans le même télex, l’ambassadeur Murray dit qu’il a l’intention de tenter de convaincre les Belges de ne pas sanctionner le Burundi : « nous ne sommes pas sûrs qu’il soit juste que la Belgique renonce à ses responsabilités historiques à l’égard du Burundi en raison d’une affaire compliquée et malheureuse dans laquelle le gouvernement belge n’a certes pas trempé, mais où, malgré tout, au moins un haut fonctionnaire belge porte une responsabilité morale38. »

L’ambassadeur Murray utilise les termes  « pièces à conviction » (à la charge de Belges) et « responsabilité morale » (d’un fonctionnaire belge), car, entre temps, il a pu lire l’extrait du procès-verbal du Parquet de Bruxelles. Une semaine environ avant que Murray n’envoie son télex à Londres, l’avocat des complices de Kageorgis, maître Liebaert, transmet l’extrait du procès-verbal du Parquet bruxellois – accablant pour les Belges -, au tribunal burundais39.  C’est justement ce que Le Soir publie et l’ambassadeur belge à Bujumbura en fait rapport dans un télex à son chef 40. Il est donc est clair que, fin novembre 1962, tous les milieux bien informés de Bujumbura – en ce compris  les autorités burundaises – sont au courant du PV du Parquet de Bruxelles. Mais les Burundais n’en font aucun usage et cette pièce du dossier n’a jamais été rendue publique- jusqu’à aujourd’hui.

Le 27 novembre 1962, un jury populaire burundais condamne les cinq complices de Kageorgis à la peine capitale. La Cour d’appel se saisit début 1963 de l’affaire. Le Premier ministre Muhirwa, le successeur de Rwagasore, admet devant Murray qu’il serait très difficile de trouver ailleurs l’assistance nécessaire si la Belgique refuse de poursuivre la sienne. Muhirwa lui dit encore qu’il va peut-être aller à Bruxelles afin de demander à Spaak « de ne pas tout gâcher à cause d’une affaire dans laquelle aucune des deux parties ne sont en cause. »

Murray ajoute : « Il pourrait évidemment y avoir quelque chose d’intentionnel dans cette dernière remarque. » Il comprend que c’est un donnant-donnant qui est proposé : le gouvernement burundais fera exécuter les assassins de Rwagasore sans être sanctionné par Bruxelles et, en échange, au cours de l’enquête, il n’y aura aucune investigation à propos des Belges. Murray pense certainement au procès-verbal du Parquet bruxellois 41 .

Que les Belges ne soient l’objet d’aucun devoir d’enquête demande un certain effort. Le 30 novembre 1962 encore, radio Usumbura, dans un long commentaire, désigne Regnier comme  « l’instigateur et le grand responsable » du crime42. Cela ne se répétera pas. C’est  maintenant au tour de Bruxelles de jouer. Les avocats de la défense envisagent de demander au tribunal de convoquer Regnier, qui a depuis longtemps regagné la Belgique, au procès en appel burundais. Etienne Davignon, qui suit le dossier du Burundi au cabinet du ministre Spaak le dossier du Burundi, entreprend alors d’intimider les avocats de la défense. Il mentionne dans une lettre les contacts entre l’ambassadeur belge, le Procureur burundais et d’autres avocats des complices de Kageorgis. On ne sait pas exactement de quoi ces hommes parlent, mais il est vraisemblable que c’est du procès-verbal du Parquet de Bruxelles évoquant la responsabilité de Regnier. D’où le message que Davignon transmet aux avocats de la défense : Regnier court le risque d’être arrêté pour complicité de meurtre s’il se présente au Burundi pour témoigner 43. Regnier n’est pas convoqué.

L’étonnante déclaration du ministre Spaak

Revenons brièvement sur l’extrait du procès-verbal du Parquet de Bruxelles. Comment Maître Liebaert a-t-il pu mettre la main sur cette pièce ? En cherchant la réponse à cette question, je me heurte aux limites de mon enquête. Deux semaines après que les avocats de la défense aient remis « le dossier » à la justice burundaise, l’affaire est à l’ordre du jour d’un débat à la Chambre des représentants. Au cours de l’interpellation sur le déroulement du procès au Burundi, le ministre Spaak est interrogé indirectement à propos du transfert du rapport du Parquet bruxellois au tribunal burundais.

Le député Saintraint demande au ministre s’il est vrai que l’enquête du Parquet bruxellois a été interrompue prématurément sur instruction d’une autorité supérieure – sous-entendu du ministre de la Justice – et aussi pourquoi elle a été transmise à Bujumbura. A la première question, Spaak ne donne pas de réponse. A la deuxième, il répond que les avocats des cinq complices de Kageorgis ont réclamé le dossier et que lui-même s’est chargé – sans doute via le ministre de Justice – de le faire transmettre « aux avocats à Bruxelles et ceux-ci l’ont envoyé aux avocats qui allaient plaider à Bujumbura ». Car, dit Spaak, il a voulu de cette manière « donner aux avocats le moyen de puiser dans ce dossier les arguments favorables à leurs clients44. »

La réponse du ministre Spaak surprend : ce membre du gouvernement belge qui, avant comme après l’indépendance, a tout fait afin que demeure dans l’ombre le rôle de l’autorité de tutelle, fait parvenir lui-même un document accablant sur les agissements de celle-ci aux avocats présents au  procès burundais! Dans l’état actuel de la recherche, aucune explication de la démarche de Spaak n’est concluante. Le ministre a-t-il agi de sa propre initiative, avec comme seul objectif la vérité et les intérêts des accusés ? Il aurait transmis à leurs avocats un document dans lequel l’essentiel du témoignage de Belva se trouve confirmé, et cela quelques mois après que son cabinet l’ait rappelée du Burundi pour qu’elle ne puisse plus témoigner ? Cette hypothèse ne tient pas.

Je prends le risque d’en avancer une autre. A l’époque, règne une grande inquiétude dans les milieux démocrates-chrétiens belges concernant le sort des démocrates-chrétiens burundais qui, comme complices de Kageorgis, risquent la peine de mort. On la perçoit dans des déclarations politiques, des articles de presse et aussi en raison du fait que plus tard, après l’exécution des cinq complices, un service religieux en leur mémoire est célébré à Bruxelles en présence, entre autres personnalités, de l’ancien ministre Raymond Scheyven 45. Le roi Baudouin fait partie de ceux qui ont pris leur sort très à cœur. L’homme qui habite au Palais de Laeken n’a décidément pas digéré sa défaite concernant le recours en grâce de Kageorgis. Même le procureur du roi Raymond Charles, lui-même de tendance démocrate-chrétienne, est arrivé à la conclusion que Kageorgis, vu la responsabilité de la tutelle, ne pouvait pas être exécuté. Cette conclusion valait a fortiori pour les cinq autres conjurés. La pression de ces milieux sur Spaak pour qu’il fasse quelque chose pour les cinq hommes en question est forte.

L’ambassadeur britannique au Burundi en arrive à la même constatation: « Même vu d’ici, il est clair que monsieur Spaak est sous forte pression » afin d’empêcher que les cinq accusés soient condamnés à mort46. Peut-être le risque existait-il d’une fuite de la magistrature elle-même au sujet du rôle de la tutelle?

Le ministre Spaak, vu les circonstances, a-t-il voulu satisfaire le lobby démocrate-chrétien en Belgique en lâchant « quelque chose » – un extrait du procès-verbal du Parquet bruxellois (qui parvient aussi à l’ambassadeur Murray) – afin de ne pas être contraint de lâcher plus, soit la totalité du rapport du Parquet? Il est en effet bien possible que dans le texte intégral de ce rapport se trouvent des éléments encore plus accablants, par exemple au sujet des suites données à la réunion chez Regnier. Car Kageorgis a fait des déclarations au tribunal qui a siégé sous la responsabilité de l’autorité de tutelle (déclarations rejetées par le tribunal), au sujet d’une réunion au cours de laquelle les dirigeants PDC, lui-même et Sabine Belva ont discuté en détail de l’assassinat. Les inculpés burundais pointent également la tutelle du doigt 47. A cet égard, force est de noter que dans l’extrait du rapport du Parquet, aucune déclaration de Sabine Belva n’est mentionnée, bien qu’une remarque incidente dans le témoignage de Léonard atteste du fait que le Parquet l’a soumise à un interrogatoire. Belva était l’agent de liaison entre l’autorité de tutelle et le PDC, ou, si l’on regarde les choses dans la perspective de l’assassinat à perpétrer, elle constituait le maillon principal de la chaîne reliant les propos de Regniers lors de la réunion et l’organisation de l’assassinat.

Il n’est donc pas impossible que Spaak ait choisi le moindre mal et voulu satisfaire le lobby démocrate-chrétien – travaillé principalement par le roi Baudouin et le Procureur du Roi Charles – en livrant aux avocats de la défense une version « toilettée » du dossier du Parquet bruxellois – sans le témoignage de Belva,  sans les commentaires des autres témoins à son sujet et sans l’avis du Procureur du Roi Charles -, sachant bien que la transmission de cette pièce n’aurait pas de conséquences juridiques concrètes pour la Belgique. Car nous avons vu qu’entre Bujumbura et Bruxelles, le donnant-donnant a été respecté : les Burundais ont mis la tutelle à l’abri des investigations du tribunal burundais, en échange de la poursuite de « l’aide au développement » des Belges. Je le redis : ceci n’est qu’une hypothèse que l’on ne pourra vérifier que sur la base de nouveaux éléments que le travail historique mettra en lumière.

Le donnant-donnant se maintient

Déjà avant l’indépendance du Burundi, le ministre Spaak menace de prendre des sanctions si Bujumbura entame un nouveau procès après celle-ci, mais on n’en arrivera pas là. Il est clair pour tous les observateurs avisés qu’entre les deux partis un modus vivendi a été conclu.

Le Burundi veut la peau de ceux qui ont assassiné Rwagasore, au risque de mécontenter Bruxelles, mais Spaak s’y résigne et ne met pas en cause « l’aide au développement » de la Belgique au Burundi (surtout du personnel médical et des enseignants). En échange, Bujumbura garde le rapport du Parquet bruxellois sous le boisseau et évite de mettre en accusation les Belges. Cela même si Spaak, dans des déclarations faites pour la galerie, donne l’impression inverse par la suite.

Début décembre 1962, peu après que les Burundais ont condamné à mort les cinq complices de Kageorgis en première instance, le ministre Spaak déclare au Parlement qu’il va diminuer de 35 millions de francs, l’aide au Burundi, des fonds auxquels le pays a pourtant droit selon les dispositions budgétaires de fin 1962. Spaak n’a toutefois pas l’intention de refuser au Burundi un seul centime. Le tribunal burundais n’a-t-il pas veillé à s’abstenir de toute référence que ce soit au rôle des Belges dans l’assassinat? A la veille de son discours au Parlement, un haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères belge fait savoir de manière informelle à l’ambassadeur britannique à Bruxelles que la mention de sanctions contre le Burundi n’est pas à prendre à la lettre. Le gouvernement belge s’attend à ce que deux des condamnés à mort ne soient pas exécutés. Si cela se vérifie – selon les termes de l’ambassadeur britannique -, « Spaak adresserait un courrier au [premier ministre] Muhirwa contenant des propos extrêmement violents, afin de calmer l’opinion publique (…) et annoncerait que la question de l’aide de la Belgique serait reconsidérée. Il ajoute toutefois de façon confidentielle que l’assistance se poursuivra en fait normalement et que le gouvernement belge prend déjà toutes les mesures pour que les fonds approuvés durant l’année ne soient pas rétrocédés au Trésor public. Au moment où l’ambassadeur belge remet la lettre de protestation à Muhirwa, il l’informe de façon confidentielle des intentions belges 48. »

Spaak laisse donc la porte grande ouverte au business as usual. Vu sous un autre angle, avec l’aide au développement (assortie de protestations purement formelles contre l’exécution des complices de Kageorgis), il achète le silence de Bujumbura sur le rôle de la tutelle belge dans l’assassinat. Cet étrange mutisme de Bujumbura n’échappe d’ailleurs pas à la presse. Dans un commentaire, La Libre Belgique parle d’ « une parodie de justice ». Le journal rappelle qu’au cours du premier procès, lorsque la tutelle belge tirait les ficelles, « le ministère des Affaires étrangères fait pression sur certains fonctionnaires pour qu’ils n’aillent pas témoigner ». De même au cours du deuxième procès, cette fois mené par le Burundi, la Belgique a été épargnée : « Le seul succès obtenu par M. Spaak dans cette affaire, c’est que le Burundi n’a pas mis la tutelle en cause au cours du nouveau procès. Ceci pour deux raisons sans doute : le Burundi ne désie pas accorder la moindre circonstance atténuante aux prévenus, et ensuite il craint de perdre l’assistance technique de la Belgique, dont il a le plus grand besoin49. »

Début décembre 1962, le mwami et le ministre des Affaires étrangères burundais sont en  visite à Londres. A la demande de Spaak, les Britanniques demandent au mwami s’il ne lui est pas possible d’accorder la grâce. La réaction du mwami est particulièrement claire.

Le Burundi respecte le donnant-donnant : le mwami répond que « le résultat du procès en appel n’est pas encore connu. Le gouvernement burundais n’a rien fait pour reporter la responsabilité politique de l’assassinat sur la Belgique. Si, à la suite des procès reconduits, les relations entre les deux pays se détérioraient, la responsabilité en incomberait à la Belgique, non au Burundi. Le Burundi s’intéresse uniquement à la condamnation des assassins en tant que personnes et non comme représentants de la Belgique. Les peines qui ont été annoncées, correspondent à celles infligées dans d’autres pays pour des crimes semblables. Le mwami ne s’est pas engagé dans la question du recours en grâce. » Le ministre burundais des Affaires étrangères remarque même que « les assassins sont des Belges, mais que le gouvernement burundais ne considère pas la chose comme susceptible d’être un casus belli avec le gouvernement belge 50. »

Le 5 janvier 1963, la Cour d’appel de Bujumbura confirme les peines : les cinq coupables seront bientôt pendus. Dans une rétrospective du procès l’avocat britannique Muir Hunter, qui l’a suivi pour le compte d’Amnesty International, fait savoir à l’ambassadeur Murray son mécontentement. Le tribunal burundais a tout fait pour que le rôle des Belges dans l’assassinat soit passé sous silence, même si la défense a bien essayé d’en savoir plus à ce sujet. Elle a fait entendre un enregistrement des déclarations de Kageorgis sur le rôle des Belges, enregistrement effectué en présence d’un avocat et du directeur de la Sûreté de l’Etat un peu de temps avant son exécution, mais les juges ont refusé de le prendre en considération. La déclaration de l’accusé principal Ntidendereza, affirmant que le Résident-général Harroy avait ordonné d’armer l’assassin, a subi le même sort. Car, selon l’ambassadeur Murray, « le tribunal n’a pas voulu entendre les éléments plaidant en faveur de la thèse de la complicité belge 51. » De même, rien de l’extrait du procès-verbal du Parquet bruxellois pourtant transmis au tribunal n’a été pris en compte.

Ultimes tentatives

Le 11 janvier 1963, le roi Baudouin télégraphie au mwami Mwambutsa, en lui demandant d’accorder la grâce aux cinq hommes qui attendent dans le couloir de la mort. Le ministre Spaak ordonne à son ambassadeur de faire de même, « et de dire qu’il serait impossible pour le gouvernement belge de maintenir les relations amicales avec le Burundi, si les cinq hommes condamnés sont tous pendus52. » Spaak couvre ainsi le roi, mais de toute façon Bujumbura sait qu’il n’a rien à craindre. La réaction du mwami et du premier ministre burundais aux demandes de l’ambassadeur belge sont sans ambiguïté. La demande de grâce sera refusée et les cinq condamnés seront pendus le 15 janvier à 10 heures. Le gouvernement, le parlement et le conseil de la couronne ne veulent pas accorder la grâce. Si le mwami accordait la grâce aux assassins de son fils, il serait considéré comme complice du crime commis et il perdrait son trône. L’ambassadeur s’entend répondre également que le Burundi est conscient que « la Belgique est à même de réduire le Burundi à la misère pour de longues années, mais qu’ils jugent cela préférable à des troubles dans le pays. Si les exécutions n’ont pas lieu, le pays deviendra ingouvernable 53. »

Quelques heures avant l’exécution, le Procureur du Roi Raymond Charles rend visite à Bujumbura, en tant qu’émissaire du roi Baudouin et du gouvernement belge. Il est porteur d’un ultime recours en grâce. On a vu que Charles, dans un avis au gouvernement belge a mis en évidence le rôle belge dans l’assassinat l’invoquant comme circonstance atténuante en faveur de l’assassin. Est-ce la raison pour laquelle c’est justement lui qui est envoyé au Burundi et qu’on le charge de la dernière tentative pour sauver la vie des cinq complices de l’assassin? Raymond Charles était à tous égards la personne la plus qualifiée pour convaincre le gouvernement burundais de ce que les condamnés à mort étaient, certes, coupables, mais ne portaient cependant pas seuls l’entière responsabilité du crime. Le Premier ministre burundais répond cependant au Procureur que c’est peine perdue 54.

Le 15 janvier, les cinq condamnés sont exécutés dans le stade de Gitega, en présence du Premier ministre, des membres du gouvernement et de 10.000 personnes. Il s’agit des Burundais Jean Ntidendereza, Joseph Birori, Jean Ntakiyica et Antoine Nahimana et du Grec Michel Iatrou. Les condamnés sont pendus l’un après l’autre, sous les applaudissements de la foule. Un seul Blanc est présent : l’avocat de Michel Iatrou, qui est exécuté en dernier lieu . Selon l’avocat, « le public éprouve une satisfaction supplémentaire au fait qu’un des pendus est blanc 55. »

Après les exécutions, des diplomates britanniques déjeunent avec l’avocat Muir Hunter. Hunter prévoit que l’émotion suscitée par cette affaire va aller s’amplifiant. L’assassinat a déjà coûté six vies, mais il aura d’autres conséquences dramatiques : « les révélations au sujet de la responsabilité de Regniers dans l’assassinat de Rwagasore peuvent provoquer la chute du gouvernement belge 56. »Bruxelles passerait en effet un mauvais quart d’heure si l’enquête déshonorante du Parquet bruxellois revenait à la surface. Cela n’a pas été le cas. C’est seulement aujourd’hui, un demi-siècle après les dernières exécutions que cette enquête est en partie publiée.

Transparence nécessaire

Le Résident-général Jean-Paul Harroy a publié en 1987 des mémoires plutôt sincères au sujet du Burundi. Dix ans plus tôt le colonel Frédéric Vandewalle, dans d’autres Mémoires, avait déjà clairement affirmé que le ministre belge des Affaires africaines avait l’intention de faire tuer le Premier ministre congolais Lumumba. En 2000 et 2001, d’autres Belges, ayant joué un rôle actif aux dernières heures de Lumumba, se sont exprimés sans complexes dans la presse écrite et les documentaires de la VRT, l’ARD et la BBC 57. La franchise de ces hommes à l’égard de ces crimes révèle bien leur sentiment d’impunité – et leur certitude que l’État belge les couvre. Cette assurance subsiste. Dans le cadre de sa recherche au sujet du l’assassinat de Rwagasore, Guy Poppe a eu un entretien avec Etienne Davignon. Davignon est un personnage-clé dans toute cette histoire. A cette époque il est responsable du Burundi au cabinet du ministre Spaak. En plus, fin 1961, Spaak  envoie Davignon à Usumbura pour que la passation des pouvoirs se déroule au mieux 58. Poppe n’a pas trouvé un smoking gun au sujet du rôle de la tutelle dans cette affaire, mais il a dû constater que divers documents manquaient dans les archives des Affaires étrangères. Y a-t-il là négligence ou manipulation consciente ? Davignon a dit franchement à Poppe que le dossier Rwagasore n’est pas accessible dans son entièreté aux archives des Affaires étrangères 59

Bujumbura connaissait fort bien le rôle de la tutelle dans le crime. En 1972, le gouvernement de l’époque est sous les feux de l’actualité mondiale en raison des massacres à grande échelle de Hutu, présentant les caractéristiques d’un génocide en gestation. Bujumbura, en porte-à-faux avec l’Occident, se défend en publiant un « Livre blanc ». Dans ce « Livre blanc », Bujumbura rappelle l’assassinat de Rwagasore. Le Résident Regnier y est nommément désigné  comme l’ « organisateur » de l’assassinat du Premier ministre burundais et une petite phrase fait allusion aux « aveux de Regnier devant le Parquet de Bruxelles ». Petite phrase sans doute en guise d’avertissement à Bruxelles60… Par la suite, Bujumbura n’est plus jamais revenu sur la chose, sans doute pour ne pas mettre en danger les relations avec Bruxelles et ne pas compromettre l’aide au développement dont le pays avait et a toujours tellement besoin. En 2001, quelque trente membres du Parlement burundais ont demandé au gouvernement belge d’ouvrir une enquête officielle sur les commanditaires du meurtre de Rwagasore, demande restée sans réponse 61.

Grâce à l’intervention du Parquet de Bruxelles au cours des procès intentés par la justice belge puis burundaise,  intervention à la fois transmise à Londres et sauvegardée là-bas, une intervention dont il est possible qu’elle ait eu lieu à l’initiative du roi Baudouin, en désaccord avec le gouvernement belge au sujet de l’affaire Rwagasore, nous sommes mieux renseignés sur les circonstances de cet assassinat. A l’heure actuelle, il est impératif que toutes les pistes soient exploitées. Le Burundi tente aujourd’hui de se réconcilier avec son passé. La Belgique a le devoir de lui prêter assistance, en vue de se réconcilier elle-même avec son propre passé concernant le Burundi. Il est de notoriété publique en Afrique, que la Belgique a joué un rôle dans l’élimination de Rwagasore. Les procès menés au Burundi en 1961, 1962 et 1963 sont des procès entâchés d’irrégularités. La  Ligue des droits de la personne dans la région de Grands Lacs constate que la justice ne s’est pas conduite de telle façon que le passé puisse être assumé : « dans les deux procès [le procès « belge » et le « procès burundais »] la responsabilité de la puissance tutélaire, opposée à l’indépendance et à la victoire de l’Uprona, n’a été ni évoquée ni établie. C’est le premier assassinat, de toute une série, qui donne lieu à un procès qui se clôture sans dévoiler les mobiles et l’identité du  commanditaire62. »

La Belgique a le devoir de faire la pleine lumière sur cette affaire. Tous les échanges diplomatiques et le dossier judiciaire au complet doivent être rendus publics, en ce compris le texte intégral du rapport du Parquet de Bruxelles ainsi que l’avis du Procureur du roi Charles. De cette façon on pourra peut-être enfin déterminer dans quelle mesure en ces années-là l’autorité de tutelle s’estimait couverte dans ses agissements par les ministres belges des Affaires étrangères et africaines – Wigny, d’Aspremont-Lynden et Spaak – dans le combat qu’elle a mené contre Rwagasore, jusqu’aux plus extrêmes conséquences s’il le fallait 63.

C’est dans l’intérêt de la vérité. C’est dans l’intérêt du Burundi dont l’avenir a été lourdement hypothéqué par cet assassinat. Car le nationaliste Rwagasore était parvenu à rassembler Hutu et Tutsi dans la lutte pour l’indépendance et son élimination a constitué un premier petit pas vers les tensions ethniques – d’abord entre les dirigeants de l’UPRONA, plus tard dans le pays tout entier – qui ont dégénéré par la suite pour aboutir aux massacres, aux épurations ethniques et à la guerre civile : des centaines de milliers de Burundais en sont morts 64. Cette transparence a quelque chose aussi d’indispensable en raison de l’intérêt qu’il y de bien mettre en évidence la leçon que comporte cette histoire qui nous enseigne qu’il est sain de se méfier des visées impériales de Bruxelles, de Paris ou de Washington et que cette salutaire méfiance n’a vraiment rien d’excessif.

 

Ludo De Witte

Le 3 janvier 2013

  1. 1. Voir par exemple Colette Braeckman, Rwanda. Histoire d’un génocide, Fayard, Paris, 1994.
  2. 2. Sur Rwagasore, voir surtout René Lemarchand, Rwanda and Burundi, Praeger Publishers, New York/Washington/London, 1970, pp. 328 ev.; Jean-Paul Harroy, Burundi 1955-1962. Souvenirs d’un combattant d’une guerre perdue, Hayez, Bruxelles, 1987, pp. 5, 570; Christine Deslaurier et Domitien Nizigiyimana, Paroles et écrits de Louis Rwagasore, leader de l’indépendance du Burundi, Karthala, Paris, 2012.
  3. 3.Concernant l’opinion coloniale sur Rwagasore, voir J.K. [Jean Kestergat], Les responsabilités de la Belgique sont évoquées devant la Cour d’Appel d’Usumbura, dans La Libre Belgique, 23.04.1962, et Le prince Rwagasore assassiné à Usumbura, dans La Libre Belgique, 16.10.1961. Au sujet de l’aversion du gouverneur-général Harroy à l’égard de Rwagasore, voir Harroy, Burundi, pp. 267-268, 644.
  4. 4. Au sujet de l’aversion de l’establishment belge à l’égard de Rwagasore, voir aussi Ludo De Witte, De lange arm van Boudewijn in Centraal-Afrika. Een spectaculair document uit het Koninklijk Archief, 11.2001, www.uitpers.be
  5. 5.Lettre de la British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office, 01.12.1962, in FO 371.161813, National Archives UK. James Murray, consul britannique à la fin du mandat belge sur le Burundi, devenu ambassadeur après l’indépendance du pays.
  6. 6.Lettre de British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office (G.E. Millard), 30.11.1962, in FO 371/161813, National Archives UK.
  7. 7.Concernant les fonds secrets, la résidence surveillée imposée à Rwagasore et la création du Front Commun, voir Pierre Salmon, Préface, in J-P. Harroy, Burundi, p. 6; « majorités faussées… », in Jean-Paul Harroy, Rwanda. De la féodalité à la démocratie 1955-1962, Hayez, Bruxelles, 1984, p. 481
  8. 8.Lettre de la British Embassy Usumbura (J. Murray) au Foreign Office, 1/12/1962, in FO 371/161813, National Archives UK; P-H. Spaak, lors d’une interpellation de Drèze à Spaak, Annales parlementaires, Chambre des Représentants, réunion du 05/12/1962.
  9. 9.Le Prince Rwagasore assassiné à UsumburaLa Libre Belgique, 16/10/1961.
  10. 10.Vers de sérieuses difficultés politiques au Burundi? La population africaine rend les Européens responsables de la mort du Premier ministreLe Soir, 15-16/10/1961. Concernant le gifle, voir M. Harroy, mis en cause au procès des assassins du prince Louis RwagasoreLe Soir, 22/11/1962.
  11. 11.J-P. Harroy, Burundi, p. 591.
  12. 12.Protocole du 21.12.1961, dans Stef Vandeginste, Stones Left Unturned. Law and Transitional Justice in Burundi; Ligue des Droits de la personne dans la région des Grands Lacs (LDGL), Burundi, Quarante ans d’impunité, 2005, p. 12. Sur les aspects légaux de la procédure pénale, voir, pour le point de vue de Bruxelles l’aide-mémoire belge, British Embassy Brussels (J. Nicholls) to Foreign Office, n° 394, 26/11/1962, FO 371/161813, National Archives UK. Extraits du dossier pénal, avec commentaire, dans Jules Chomé, ‘L’affaire Rwagasore’, dans Remarques congolaises, n° 41/42/43/44, 14.12.1962.
  13. 13.Interdiction d’exercer sa profession.
  14. 14.Voir Guy Poppe. De moord op Rwagasore, de Burundese Lumumba, EPO. Berchem. 2011, pp. 180-181; ‘La tutelle belge a-t-elle une part de responsabilité dans l’assassinat du prince Rwagasore ?’, La Libre Belgique, 23/11/1962 et ‘Cinq condamnations à mort’, dans La Libre Belgique, 29/11/1962. Le ministre Spaak sera confronté durant un débat parlementaire aux révélations de La Libre Belgique concernant les fortes pressions exercées par son cabinet sur des témoins potentiels. Spaak déclara ne jamais avoir donné son autorisation: Saintraint et Spaak, cit. dans une interpellation de Drèze à Spaak, Annales parlementaires. Chambre des représentants, réunion du 5/12/1962.
  15. 15.J.K. [Jean Kestergat], Les responsabilités de la Belgique sont évoquées devant la Cour d’Appel d’UsumburaLa Libre Belgique, 23/4/1962. Pourquoi Sabine Belva, a-t-elle sali la réputation de la tutelle belge par son témoignage? Regret ou sens de la justice ? Il y a même une autre hypothèse. Dans les milieux démocrates-chrétiens burundais on disait que Belva, collaboratrice de Ntidendereza, était très proche du chef du PDC. Vu le risque d’une peine capitale pour Ntidendereza, elle aurait produit son témoignage pour le sauver. Plus tard on verra qu’elle disait vrai.
  16. 16.J.K. [Jean Kestergat], Les responsabilités de la Belgique sont évoquées devant la Cour d’Appel d’UsumburaLa Libre Belgique, 23/4/1962; sur l’ordre d’extradition de Belva on trouve une explication d’un attaché de cabinet de Spaak, cit. dans une note de X, La Belgique laissera-t-elle commettre un crime? Le Roi Baudouin a transmis cette note au ministre Spaak. On y reviendra plus loin.
  17. 17.Cit. Arrêté de la Cour d’Appel dans G. Poppe, De moord op Rwagasore, p. 184; concernant la réunion des complotteurs à laquelle Belva aurait participé, voir Ibidem, p. 59.
  18. 18.Interview de Jacques Bourguignon, dans G. Poppe, De moord op Rwagasore, p. 224.
  19. 19. G. Poppe, De moord op Rwagasore, resp. p. 247 en p. 45. Même l’ONU a couvert les Belges. L’Assemblée générale de l’ONU adopte une résolution qui demande une enquête et la punition des coupables: UN General Assembly Resolution 1627 (XVI), 23/10/1961. Trois enquêteurs venus à Bujunbura, repartent déjà après quelques jours. Dans un premier rapport de 11/11/1961 il est mentionné qu’ils n’ont entendu « aucune plainte de qui que ce soit concernant la régularité de la procédure suivie par l’autorité judiciaire ». Dans ses mémoires, un Spaak satisfait note : « Ce rapport (…) écartait l’idée d’une complicité quelconque, donc le chef des autorités belges. Venant de personnalités à l’abri de tout soupçon, il était impossible de la contester. » P-H. Spaak, Combats inachevés. De l’espoir aux déceptions, Fayard, Paris, 1969. p. 303. 

    Entre temps, les Burundais se font entendre. Le Vice-premier Pierre Ngendandumwe se plaint, à une réunion de l’ONU, que les Belges « ignorant des demandes répétées » omettent d’informer le gouvernement burundais sur l’enquête. La position du gouvernement burundais est insérée dans le rapport final des enquêteurs de l’ONU du 26.01.1962. Il déclare que la tutelle et le Résident-Général J-P. Harroy sont complices du crime. La commission de l’ONU omet cependant de procéder à une enquête ou de prendre position. Stef Vandeginste, Stones Left Unturned. Law and Transitional Justice in Burundi.

  20. 20.
  21. 21.X., La Belgique laissera-t-elle commettre un crime?, une note que le chef de cabinet André Molitor a fait parvenir à Spaak, doc. LDW. G. Poppe soupçonne  – vaisemblablement à raison – que l’auteur anonyme de cette note est Robert Scheyven, ancien résident du Burundi et un neveu de Raymond Scheyven, ministre belge démocrate-chrétien et administrateur de sociétés colonials: De moord op Rwagasore, p. 196.
  22. 22.Lettre de Baudouin à Spaak, Laeken, 1/6/1962, doc. LDW.
  23. 23. Lettre de Kageorgis du 29/6/1962, dans Ministère de l’Information (Burundi), Livre blanc sur les événements survenus aux mois d’avril et mai 1972, Bujumbura, 1972, p. 16. Spaak reconnaît que Baudouin se rallie « non sans réticences et sans tristesse » à la décision de Spaak de ne pas accorder la grâce: P-H. Spaak, Combats inachevés. De l’espoir aux déceptions, p. 304. Sur les aspects juridiques du pouvoir que le roi a de gracier, voir Jean Stengers, L’action du Roi en Belgique depuis 1831, Duculot, Paris/Louvain-La-Neuve, 1992, pp. 105-111.
  24. 24.Voir pour une tentative de réponse à cette question L. De Witte, « Koning Boudewijn sprong in de bres voor de moordenaar van « Burundese Lumumba » », www.apache.be.
  25. 25.Selon Edward Korry, ancien ambassadeur des Etats-unis au Chili, des fonds venant de Laeken ont été transférés à la CIA qui servirent contre Allende durant les élections chiliennes de 1964. L’homme orchestre de cette opération, Roger Vekemans, était un jésuite qui animait à l’université de Santiago du Chili quelques groupes de réflexion d’inspiration démocrate-chrétienne. Voir Georges Timmerman, Belgisch koningshuis financierde anti-Allende-propagandafonds dans De Morgen, 21/4/2000.
  26. 26.Dans une lettre à Jacques Bourguignon, le Procureur du roi de Bujumbura, Jean Kageorgis invoque pour fonder son recours à la Justice bruxelloise l’article 30 de la Charte coloniale, qui stipule que des Belges qui se trouvent en Belgique mais qui font l’objet d’une plainte pour des actes commis dans la colonie, peuvent être poursuivis et jugés en Belgique même. Lettre du 29/6/1962, dans http://Burundi-information.net/lettres-de-kajeorgis-sur-le-role-de-la-belgique-dans-lassassinat-de-rwagasore.html.
  27. 27.Extraits de l’instruction du Parquet de Bruxelles, annexe à la lettre de British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office (G.E. Millard), 30.11.1962, in FO 371/161813, National Archives UK.
  28. 28.Déclarations de Bibot, Troquet et Beauvois.
  29. 29. Déclarations de Léonard et de de Fays – de Fays se fonde sur les paroles que Léonard et Bibot lui ont rapportées par la suite.
  30. 30.Déclarations de Beauvois. Bibot déclarait des choses semblables.
  31. 31.Témoignage de Belva, cité dans J.K. [Jean Kestergat], Les responsabilités de la Belgique sont évoquées devant la Cour d’Appel d’UsumburaLa Libre Belgique, 23.04.1962. De même Troquet fait explicitement référence, dans une déclaration au Parquet, à l’opposition : « Dans certains cercles du Front Commun, et je pense surtout à J.B. Ntahimitsna, l’idée de tuer Rwagasore à été débattue. Lui, le seul dur de son équipe, a dit en ma présence: « Il faut le tuer. » Le nom « J.B. Ntahimitsna » est ailleurs orthographié Ntahihitsha. Il s’agit sans doute de Jean-Baptiste Ntakiyica, couramment appelé Jean Ntakiyica. Il sera l’un des cinq condamnés pendus le 15.01.1963.
  32. 32.Déclarations de Troquet et Bibot.
  33. 33.Lettre de la British Embassy Usumbura (J. Murray) au Foreign Office (G.E. Millard), 30/11/1962, in FO 371/161813, National Archives UK.
  34. 34.Resp. lettre de la British Embassy Usumbura (J. Murray) au Foreign Office (Earl of Home, Secretary of State for Foreign Affairs), 1/12/1962, et British Embassy Usumbura (J. Murray) au Foreign Office, n° 191, 19/11/1962, les deux dans FO 371/161813, National Archives UK. Selon le correspondant anonyme de Baudouin,  le Résident-adjoint Pierre de Fays démissionne en juillet 1961 en raison de l’attitude trop bienveillante envers Rwagasore. Selon X. aussi Regnier est un partisan de la ligne dure, qui pendant l’été de 1961 regrette à de multiples reprises que l’opposion n’organise pas des milices contre l’UPRONA. X,  La Belgique laissera-t-elle commettre un crime?‘, p. 3.
  35. 35. Rapport de l’entretien avec Raymond Charles, dans lettre de la British Embassy Usumbura (J. Murray) au Foreign Office (G.E. Millard), 23/11/1963, dans FO 371/167430, National Archives UK.
  36. 36.Concernant les démarches de Baudouin du 28/6/1962, voir G. Poppe, De moord op Rwagasore, p. 187.
  37. 37.Concernant la mission du diplomate Georges Carlier, voir British Embassy Usumbura (Fabian) to Foreign Office, n° 11, 17.03.1962, FO 371/167430, National Archives UK.
  38. 38.British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office, n° 205, 28/11/1962, FO 371/161813, National Archives, UK. Par la suite, Murray informe Londres de ce que le climat politique au Burundi rend impossible de trouver dans tout le pays un jury qui ne condamnerait pas à mort les accusés : lettre de la British Embassy Usumbura (J. Murray) au Foreign Office (G.E. Millard), 25/1/1963, FO 371/167430, National Archives UK.
  39. 39.Dans un télex, l’ambassadeur Murray avait annoncé cette démarche de la défense: « Vraisemblablement il y aura commotion lorsque le 20 novembre – selon une information strictement confidentielle – la défense posera une question concernant le résultat des interrogatoires qui ont eu lieu à Bruxelles en juin à la demande de l’avocat de Kageorgis. Le document a été transmis récemment par le Procureur du Roi de Bruxelles. Au cours de ces interrogatioires, de  hauts-fonctionnaires belges auraient admis s’être exprimés d’une manière qui s’apparente fort à une incitation au meurtre. » British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office, n° 191, 19/11/1962, FO 371/161813, National Archives UK.
  40. 40. Concernant le transfert par Maître Liebaert de l’extrait du rapport du Parquet de Bruxelles à la Justice burundaise, voir Nouvelles accusations contre des Belges au procès d’Usumbura dans Le Soir, 23/11/1962. Je suppose que les avocats de la défense avaient en main cet extrait et non pas le rapport complet, car il s’agit du même document qu’ils ont mis à la disposition de l’ambassadeur Murray. Voir plus loin, sur le rôle du ministre Spaak. Le Soir demande quelques jours plus tard à Regnier ce qu’il a déclaré au juste au Parquet de Bruxelles. A-t-il réellement dit que Rwagasore devait être tué? L’ancien Résident le discute. Il dit qu’il a, après une longue discussion, énuméré les solutions possibles : la disparition de Rwagasore ou la coopération avec lui et l’adaptation à la nouvelle situation. « Ce qui ne s’est pas dit au procès d’Usumbura… », Le Soir, 27/11/1962. Après enquête au service des archives des Affaires étrangères à Bruxelles, il s’avère qu’à propos du transfert du dossier à la Justice burundaise il y a une correspondance entre l’ambassadeur belge à Bujumbura et le ministre Spaak. Louis De Clerck, ambassadeur honoraire et membre de la Commission Diplomatique du département des Affaires étrangères, m’a communiqué ce qui suit par écrit: « Selon un télex du 21 novembre 1962 de l’ambassadeur de la Belgique à Bujumbura aux Affaires étrangères, Liebaert, l’avocat des accusés, au cours du procès après l’indépendance, a transmis le dossier du Parquet de Bruxelles donnant suite à la plainte de Kageorgis, au président [de la Cour de justice burundaise]. » Courriel de LDC à LDW, 10.12.2012. Le chef de service Alain Gérard me signale que le télex mentionné se trouve dans les archives diplomatiques, sous la référence AF-I/60 (1962). Courriel de AG à LDW, 07/1/2013. Depuis, j’ai introduit auprès d’Alain Gérard la permission de pouvoir consulter toute la correspondance sur le transfert du dossier à la justice burundaise.
  41. 41.British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office, n° 203, 27/11/1962, FO 371/161813, National Archives UK.
  42. 42.British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office, n° 210, 1/12/1962, FO 371/161813, National Archives UK.
  43. 43.Lettre de E. Davignon à Georges Aronstein, 29/12/1962, dans G. Poppe, De moord op Rwagasore, p. 221.
  44. 44. P-H. Spaak, cité dans une interpellation de Drèze à Spaak, dans Annales parlementaires, Chambre des Représentants, séance du 5/12/1962.
  45. 45.Remarques congolaisesParadoxes de l’esprit belgo-bantou, 1/2/1963.
  46. 46.British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office, n° 205, 28/11/1962, FO 371/161813, National Archives UK.
  47. 47. Voir par exemple Jules Chomé. L’affaire Rwagasore, pp. 349 et suivantes, dans Remarques Congolaises, n° 41/42/43/44, 14/12/1962.
  48. 48.P-H. Spaak dans une interpellation de Drèze à Spaak, dans Annales parlementaires, Chambre des Représentants, séance du 5/12/1962; rapport de la conversation avec J. de Bassompierre, directeur-général du Département des Affaires étrangères (belge), dans British Embassy Brussels (J. Nicholls) to Foreign Office, n° 404, 4/12/1962, FO 371/161813, National Archives UK.
  49. 49. La Cour d’Appel du Burundi confirme les condamnations et  Cinq condamnations à mort dans La Libre Belgique, resp. 7/1/1963 et 29/11/1962.
  50. 50.Mwami Mwambutsa, in Foreign Office to Usumbura, n° 300, 7/12/1962, FO 371/161813. National Archives UK. (Italics de LDW); le ministre burundais dans une note du West and Central African Dept., 10/12, 7/12/1962, Ibidem.
  51. 51.Hunter and Murray, dans British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office (G.E. Millard), 25/1/1963, FO 371/167430, National Archives UK; Ntidendereza, dans British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office, n° 201, 25/11/1962, FO 371/161813, National Archives UK.
  52. 52.British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office, n° 9, 11/1/1963, FO 371/167430, National Archives UK.
  53. 53.British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office, n° 10, 12/1/1963, FO 371/167430, National Archives UK.
  54. 54.British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office, n° 13, 15/1/1963, FO 371/167430, National Archives UK. Au cours de cette visite à Bujumbura le Procureur du Roi R. Charles a eu l’entretien avec l’ambassadeur Murray, dont on a fait mention plus haut.
  55. 55.British Embassy Usumbura (J. Murray) to Foreign Office, n° 15, 16/1/1963, FO 371/167430, National Archives UK.
  56. 56. Brief Foreign Office (P.M. Foster) to British Embassy Usumbura (J. Murray), 17/1/1963, FO 371/167430, National Archives UK.
  57. 57.Frédéric Vandewalle, Mille et quatre jours. Contes du Zaïre et du Shaba, 13 fascicules, publié en régie propre. Bruxelles, 1974-77. Documentaires de Bert Govaerts (VRT), Thomas Giefer (ARD) et Caroline Phare (BBC).
  58. 58.Davignon menait les négociations avec les Burundais, à la grande satisfaction du Résident-général Harroy, car « Davignon fut extraordinaire de détermination, de précision, de violence mesurée quand il fallait, réglant (…) d’innombrables retombées encore ambiguës (…) de la transition délicate entre le Ruanda-Urundi et le nouveau tandem du Rwanda et du Burundi. » J-P. Harroy, Rwanda, p. 495. Voir aussi P. Salmon, Préface, in J-P. Harroy, Burundi, p. 7.
  59. 59.G. Poppe, De moord op Rwagasore, p. 238.
  60. 60.Ministère de l’Information (Burundi), Livre blanc sur les événements survenus aux mois d’avril et mai 1972, Bujumbura, 1972, resp. pp. 11 et 18. Dans une note de bas de page on invoque le rapport du Parquet bruxellois comme la source du Livre blanc sur l’assassinat du Prince Louis Rwagasore, p. 124. Il s’agit en fait du document Livre blanc sur le procès des assassins du Prince Rwagasore, mimeo., Bujumbura, 1963. René Lemarchand cite  à partir de ce document stencillé la déclaration de Léonard au Parquet bruxellois. Lemarchand mentionne que ce document est produit par « un avocat européen qui a des sympathies pour l’UPRONA, sur demande des autorités burundaises. » (Rwanda and Burundi, p. 527) En outre, Lemarchand cite de ce livre blanc une petite phrase que Regnier aurait prononcée, mais qui n’apparaît pas dans l’extrait du pocès-verbal du Parquet de Bruxelles: « Evidemment, il s’est passé ce que j’avais prévu – le Front Commun a perdu les élections – mais rien n’est perdu à condition qu’on élimine à temps Rwagasore. » (Rwanda and Burundi, p. 340) La source de ce passage n’est pas claire. Le fait que Bujumbura n’a jamais procédé à une publication formelle du ‘Livre blanc’, est du sans doute à son caractère potentiellement explosif pour les relations belgo-burundaises. Dans un rapport de 1989 Bujumbura revient sur l’affaire. On peut y lire que la tutelle belge est directement responsable du meurtre de Rwagasore, « qui eut une conséquence désastreuse pour l’unité nationale » : Report of the National Commission to Study the Question of National Unity, p. 4, cit. dans René Lemarchand, Burundi: Ethnic Conflict and Genocide, Woodrow Wilson Center Press and Cambridge Univ. Press, 1994 (1996), p. 24.
  61. 61.Pétition au Gouvernement belge, Bujumbura, 1/7/2002, dans Stef Vandeginste, Stones Left Unturned. Law and Transitional Justice in Burundi.
  62. 62. Ligue des droits de la personne dans la région des Grands Lacs (LDGL), Burundi, Quarante ans d’impunité, 2005, p. 12.
  63. 63.Pour ce qui est de la dégénérescence des luttes pour le pouvoir entre factions rivales de l’élite burundaise en une violence interethnique à grande échelle, voir Ganwa Politics in Modern Guise: Bezi versus Batare et  The Displacement of Conflict: Hutu versus Tutsi, dans René Lemarchand, Rwanda and Burundi, pp. 324-360. Voir aussi René Lemarchand, Burund i: Ethnic Conflict and Genocide, pp. 24-26, 54.
  64. 64.Pour ce qui est de la dégénérescence des luttes pour le pouvoir entre factions rivales de l’élite burundaise en une violence interethnique à grande échelle, voir Ganwa Politics in Modern Guise: Bezi versus Batare et  The Displacement of Conflict: Hutu versus Tutsi, dans René Lemarchand, Rwanda and Burundi, pp. 324-360. Voir aussi René Lemarchand, Burund i: Ethnic Conflict and Genocide, pp. 24-26, 54.
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