D’étonnants documents d’archives sur l’implication de la Belgique
Il avait rassemblé Hutu et Tutsi à la veille de l’indépendance. A peine Premier ministre la Tutelle belge le fit assassiner. i Baudouin I tenta par tous les moyens de gracier son assassin.
« La vérité passe par le feu mais ne brûle pas»
Proverbe burundais
Cet article de Ludo de Witte que la revue insère dans son site dans une période de glorification insensée de la monarchie belge (du 4 juillet 2013, annonce de l’abdication d’Albert II, à ce jour, 16 juillet 2013 et encore quelques autres jours sans aucun doute, bien d’autres encore!), a le mérite de nous rappeler que derrière ces belles images qu’on nous invite à adorer, il y a bien du cynisme et de la brutalité (y compris les nôtres), et du sang que nous contribuons à répandre par notre manque d’esprit critique.
TOUDI
Avertissement
Je tiens à préciser que cette ébauche d’enquête historique sur l’assassinat de Louis Rwagasore, publiée pour la première fois en néerlandais début 2013, ne contient d’informations que sur la base d’une recherche menée dans un seul fonds d’archives – les Archives Britanniques -, enquête complétée par la lecture des Mémoires du numéro un de l’administration de la Tutelle belge au Burundi Jean-Paul Harroy et de la presse de l’époque. Depuis, j’ai continué à étudier ce dossier. Le texte qu’on va lire n’est que la première étape d’un travail qui doit aboutir en 2014 à la publication d’une étude approfondie.
Il n’y a en effet aucune publication qui traite du sujet de la manière approfondie et rigoureuse qu’il mériterait. Les spécialistes du Burundi, comme René Lemarchand, Joseph Gahama, Jean-Pierre Chrétien ou Christine Deslaurier (et bien d’autres), n’ont pas traité de l’assassinat proprement dit. Il n’y a qu’un livre qui se focalise sur le sujet: L’assassinat de Rwagasore, le Lumumba burundais, du journaliste Guy Poppe, publié en 2012. Ce livre souffre de graves lacunes. Les informations de Poppe se limitent essentiellement à une série de notes et documents qui viennent d’une enquête superficielle dans un seul fonds d’archives – les Archives du Ministère des Affaires Etrangères belges. Contrairement à ce qu’il prétend dans son livre, Poppe n’a jamais fait de recherches dans les Archives du Ministère des Affaires Etrangères belges. Son livre est une synthèse de notes et documents établis et rassemblés par une tierce personne qui a consulté ces archives. Une consultation superficielle ? En tout cas, dans son livre ne sont étudiés et pris en compte ni la correspondance entre Bruxelles et la Tutelle, ni les rapports de la Sûreté coloniale, ni la correspondance entre les agents de la Tutelle. Comme il l’écrit lui-même dans l’introduction à son ouvrage, Poppe a voulu rapidement publier quelque chose à l’occasion du 50e anniversaire de l’indépendance du pays.
Le travail vient donc seulement de commencer. C’est pourquoi j’invite le lecteur à lire ces lignes comme une première esquisse qui doit être complétée dans un livre qui sera publié ultérieurement. Je remercie José Fontaine et surtout Paul Vanlerberghe pour la traduction de mon travail en français : grâce à eux ce texte est mis à la disposition du public africain et belge francophone.
Ludo De Witte (8 juillet 2013)
Premier juillet 2012: le Burundi fête le 50e anniversaire de l’Indépendance. L’ambassadeur belge organise une grandiose réception à l’hôtel Tanganika, à Bujumbura en présence du Prince Philippe et de la Princesse Mathilde. Côté burundais le malaise quoique inexprimé est palpable : la réception a en effet lieu à l’endroit même où, le 13 octobre 1961, le premier Premier ministre du Burundi, le charismatique Prince Louis Rwagasore a été assassiné. Or beaucoup de Burundais sont convaincus que des responsables belges de haut rang en ont été les inspirateurs. Une enquête menée dans les archives de l’époque l’établit de manière irréfutable. La mort de Rwagasore est le fait de Burundais et de quelques Grecs, mais, en sous-main, l’administration belge a joué un rôle de premier plan
Dans le récit qu’on va lire, on va retrouver quelques personnalités importantes de l’ histoire nationale belge déjà mêlées au meurtre du Premier ministre congolais Lumumba: le Ministre des Affaires étrangères Paul-Henri Spaak et son conseiller Etienne Davignon jouent en quelque sorte le rôle des pompiers et le roi Baudouin celui du pêcheur en eau trouble. Cette enquête historique porte sur un crime lourd de conséquences, car le vide créé par la disparition d’un Rwagasore, leader nationaliste et trait d’union entre Tutsi et Hutu au Burundi, a donné libre cours aux tensions entre les deux groupes qui plus tard vont dégénérer en massacres et purifications ethniques.
L’histoire de la décolonisation du Congo, du Burundi et du Rwanda, est toujours porteuse de remarquables leçons. Parce que, en Afrique centrale, le passage du pouvoir de l’administration coloniale belge aux gouvernements des Etats devenus indépendants s’est déroulé dans une atmosphère tendue, car Bruxelles rechigne a desserrer son emprise. L’imprévoyance des élites belges, peu soucieuses de préparer l’ère post-coloniale, les a brutalement mises en face de nationalistes africains désireux de s’en prendre aux joyaux de la couronne de la Colonie (l’Union Minière). L’establishment, sentant ses intérêts vitaux menacés, a réagi en ne lésinant pas sur les moyens : intervention militaire, soutien aux sécessionnistes, corruption, chantage, meurtre. Les grosses sociétés coloniales, les gouvernements belges successifs et la monarchie ont tout fait pour trouver l’appui des dirigeants africains à leur dévotion.
L’histoire du renversement du gouvernement congolais et de l’assassinat du Premier ministre congolais Lumumba est aujourd’hui bien connue. Pour le Rwanda, il y a encore des recherches à mener. Dans ce pays, les Belges ont jeté de l’huile sur le feu des rivalités entre Tutsis et Hutus et les ont utilisées afin de pouvoir installer – sous le couvert d’une révolution Hutu démocratique – un gouvernement aux ordres. C’est un tournant capital dans l’escalade des conflits ethniques au Rwanda qui culminent avec le génocide de 1994. Colette Braeckman, du journal Le Soir, a écrit de percutantes analyses, mais il faudrait encore consulter les archives et y mener une recherche approfondie. En ce qui concerne le Burundi, on peut dire que, grâce à une quarantaine de documents conservés dans les archives nationales britanniques à Londres, notre connaissance du dossier a considérablement progressé.
Ces documents, qui proviennent de sources officielles – le Parquet de Bruxelles, le Procureur du roi Raymond Charles et l’ambassadeur britannique au Burundi James Murray – démontrent sans contestation possible que la Tutelle belge a joué un rôle dans l’assassinat de Louis Rwagasore, le Premier ministre du Burundi, crime qui aura de graves conséquences politiques. Car le prince Rwagasore, le fils du roi, rassemble les Hutu et Tutsi autour de la monarchie épargnant ainsi à la nation burundaise la montée de la violence ethnique qui sème mort et destruction dans le Rwanda voisin. Son élimination va attiser les tensions ethniques et constitue l’un des éléments du processus qui va mener le pays aux épurations ethniques et à la guerre civile qui coûteront la vie à des centaines de milliers de personnes dans les dernières décennies. Etablissons d’abord une courte chronologie des événements.
Chronologie
1916 : La Belgique défait l’armée allemande et conquiert le Rwanda et le Burundi.
1946 : Les Nations Unies décident que le Rwanda-Burundi devient un territoire sous tutelle belge.
[30 juin 1960 : Indépendance du Congo.]
[17 janvier 1961 : Assassinat du Premier ministre congolais Patrice Lumumba.]
18 septembre 1961 : Elections pour le Parlement burundais au cours de la marche à l’indépendance, projetée pour le 1er juillet 1962. Victoire électorale écrasante du nationaliste Louis Rwagasore et de son parti l’UPRONA (Unité et Progrès National).
28 septembre 1961 : Rwagasore devient à 30 ans le Premier ministre du Burundi.
13 octobre 1961 : Assassinat de Louis Rwagasore.
7 mai 1962 : La Justice belge condamne à mort l’assassin, le Grec Jean Kageorgis. Les commanditaires – des Burundais et un Grec – sont condamnés à de lourdes peines d’emprisonnement.
28 juin 1962 : Le roi Baudouin rejette – à contrecœur et sous la pression du gouvernement belge – le recours en grâce de Kageorgis.
30 juin 1962 : Exécution de Jean Kageorgis.
1er juillet 1962 : Indépendance du Burundi.
5 janvier 1963 : Un tribunal burundais condamne à mort les cinq commanditaires du meurtre de Rwagasore qui sont toujours en prison.
15 janvier 1963 : Malgré les interventions du roi Baudouin et du gouvernement belge en faveur d’une grâce pour les cinq complices, ceux-ci sont pendus.
La Tutelle contre Rwagasore
Le Burundi et le Rwanda, pays voisins du Congo, n’étaient pas des « colonies », mais des territoires sous tutelle : d’anciennes colonies allemandes confiées temporairement par les Nations Unies à la Belgique, avec la mission officielle de les préparer à l’indépendance. Le Burundi, qui devient indépendant en 1962, élit dès septembre 1961 son Parlement. Durant la campagne, les démocrates-chrétiens burundais du PDC, les protégés de la tutelle belge, font face à l’UPRONA, le parti du nationaliste Louis Rwagasore, souvent comparé à Lumumba. Comme son homologue congolais, il milite pour l’indépendance de son pays. Lorsque, en 1956, il réclame une constitution pour le Burundi, la tutelle l’interprète comme la première manifestation de nationalisme au Burundi. Le manifeste de son parti, l’UPRONA, énumère ses objectifs : combattre le féodalisme, le colonialisme et le communisme. Rwagasore se prononce en faveur d’une politique étrangère non alignée, sans relations privilégiées avec les anciennes puissances coloniales. Les dirigeants de son parti sont en contacts étroits avec les nationalistes congolais.
Fils du mwami Mwambutsa (le roi du Burundi), Rwagasore cherche à rassembler toutes les couches de la population – Hutu, Tutsi, Twa et Ganwa, tant les chrétiens que les musulmans – autour d’une monarchie qui est populaire. A la direction du parti siègent autant de Hutu que de Tutsi, comme dans son gouvernement De mauvaises langues, côté colonial, prétendent que Rwagasore cherche à obtenir via la politique ce qui lui échappe comme fils ainé du mwami. Le successeur d’un mwami défunt est en effet traditionnellement choisi parmi ses fils cadets, ce qui écarte Rwagasore de la succession. On lui reproche également d’être opportuniste : pour arriver au pouvoir il jouerait sur les sentiments royalistes de la nation, en se présentant partout comme le fils du roi
En 1960, le Ministre belge des Affaires africaines, Harold d’Aspremont Lynden – également très impliqué dans la lutte contre Lumumba – donne carte blanche à la tutelle au Burundi pour stopper l’ascension politique de Rwagasore . Les interventions de celle-ci connaissent quelque succès. Selon le très informé ambassadeur britannique au Burundi, James Murray, la lourde défaite de l’UPRONA lors des élections communales de fin 1960 est la conséquence des « moyens non-négligeables » mis au service des opposants politiques à Rwagasore par la tutelle belge. Le Résident-général au Rwanda-Burundi Jean-Paul Harroy dispense son concours financier et son expertise aux adversaires de Rwagasore qu’il met en résidence surveillée afin de « décapiter l’UPRONA ». Harroy confie sans détours à Murray, au cours de leur première conversation en mars 1961, que les Belges « tenaient en échec les extrémistes sous la direction de Rwagasore afin de donner aux modérés l’opportunité de s’imposer. » Les partis de l’opposition s’étaient unis dans un front Commun, « encouragés en cela par plusieurs fonctionnaires belges ». Quand il fait référence à ces manipulations dans ses Mémoires, le Résident-général Harroy parle d’un ton badin d’ « une majorité ancienne truquée par les colonialistes »…
L’Organisation des Nations Unies (ONU) qui suit attentivement l’évolution vers l’indépendance des territoires sous tutelle, s’active. En son sein, les pays débarrassés de la tutelle coloniale et qui émergent du tiers monde exigent que les élections législatives de septembre 1961 soient des élections libres. L’organisation internationale a installé une commission au Burundi, pour en contrôler le déroulement. L’ONU exige la liberté de mouvement pour tous les Burundais, donc aussi pour Rwagasore. Comme il y a des observateurs scrupuleux au Burundi même, comme la position de Bruxelles sur la scène internationale est très affaiblie en raison de son attitude dans la crise du Congo (le soutien à la sécession du Katanga notamment), le gouvernement belge change son fusil d’épaule. Bruxelles, qui donnait Rwagasore perdant suite à sa défaite lors des élections locales, décide de mettre un terme à sa politique «d’intervention ouverte et unilatérale dans la politique locale » (dixit l’ambassadeur Murray). Rwagasore ne rencontre plus aucun obstacle dans sa campagne électorale et remporte une grande victoire : l’UPRONA obtient 58 sièges, le PDC et le Front Commun 6 sièges seulement. C’est avec retard que le Ministre des Affaires étrangères Spaak reconnaît la défaite au Parlement belge: « Il faut le reconnaître : le parti qui a été soutenu par la tutelle, a été écrasé dans les élections .» Peu après les élections, le Parlement burundais vote la confiance au gouvernement formé par Louis Rwagasore.
L’assassinat
Le 13 octobre 1961, moins d’un mois après sa victoire électorale, seize jours après sa désignation comme Premier ministre, Louis Rwagasore est abattu à la terrasse d’un restaurant. L’auteur des faits est le ressortissant grec Jean Kageorgis (30 ans). Il a été engagé par un autre Grec, Michel Iatrou, riche homme d’affaires et membre influent du Parti démocrate-chrétien (PDC). Iatrou est « viscéralement ennemi de Lumumba » et considère Rwagasore comme « un future Lumumba Burundais ». L’assassin et ses commanditaires, parmi lesquels des dirigeants du PDC, sont très maladroits dans l’exécution de leur plan. Ils sont vite arrêtés et traduits en justice. Des magistrats belges de profession condamnent à mort Kageorgis avant l’indépendance. Il est exécuté. Les complices du PDC sont condamnés à de lourdes peines de prison. Après l’indépendance, le Burundi décide de refaire le procès, cette fois en présence d’un jury populaire, ce qui aboutit à la peine de mort et à l’exécution des cinq complices les plus importants : un Grec et quatre Burundais.
Justice est-elle faite ? Apparemment. Du moins pour ceux qui considèrent la chose comme une affaire purement burundaise. C’est cette version des faits que La Libre Belgique reprend à son compte. Dans le premier article du journal consacré à l’assassinat, on trouve le commentaire suivant : « Il s’agit probablement d’un délit politique. Jadis, au Burundi, le crime était un moyen de gouvernement. La civilisation de ce pays était raffinée, cruelle et complexe. L’autorité de tutelle avait mis un frein à des moeurs dignes de l’Italie des Borgia (…) L’assassinat du Prince Rwagasore semble indiquer que l’Histoire, un moment étouffée par la présence belge, reprend son cours. » Une telle vision des choses ne résiste pas à l’analyse si, du moins, l’on ne se contente pas de ce qui a été établi aux différents procès. Jamais les indices évidents d’une implication des Belges n’ont donné lieu à vérifications. Au cours du premier procès, l’enquête et la procédure sont de la responsabilité de l’autorité de tutelle, donc des Belges. Le deuxième procès est le fait des Burundais, mais eux aussi évitent de mettre les Belges en cause. A tort, si l’on considère les documents d’archive. Voici une tentative de reconstitution des faits.
Une complicité belge ?
La victoire électorale de Rwagasore est un choc pour ses adversaires burundais et leurs protecteurs belges. C’est dans ces milieux qu’évoluent les ennemis du populaire leader nationaliste, ce qui explique que, immédiatement, Le Soir surtitre son premier article sur l’affaire : « La population africaine rend les Européens responsables de la mort du Premier ministre. » Un incident significatif en témoigne. Peu de temps après la mort de Rwagasore, le Résident-général Jean-Paul Harroy se rend à l’hôpital où la dépouille mortelle est exposée et s’incline devant elle. Dans un couloir de hôpital, il croise la mère du Premier ministre assassiné qui le gifle, geste révélateur du sentiment de très nombreux Burundais, persuadés que la tutelle est derrière le crime.
Il devient assez vite clair que les responsables du PDC sont, au plus haut niveau, les commanditaires de l’attentat. Mais cela ne doit pas occulter la complicité ou la connivence de leurs conseillers belges, ceux qui les financent et les protègent. Le Résident-général Harroy, dans ses Mémoires assez sincères (qui datent de 1987), ne mentionne pas la gifle de la mère de Rwagasore. Pourtant, il ne passe pas totalement sous silence la question de la complicité belge. Il écrit notamment: « Et voici maintenant l’un des passages les plus délicats de ce livre: jusqu’à quel point certains agents de la Tutelle, peut-être en association avec quelques non-fonctionnaires, ont-ils contribué par leurs déclarations, leurs promesses, voire leurs actions, à ce que soit commis le meurtre? »
Harroy énumère alors une série d’éléments à la base de son hypothèse :
– beaucoup d’adversaires de Rwagasore étaient travaillés au corps par la tutelle à travers son assistance matérielle et morale pour le combattre et d’ailleurs la tutelle elle-même le combattait, « aussi loin que l’ONU le permettait » ;
– la tutelle était traumatisée par la victoire électorale de Rwagasore ;
– l’opposition pensait que la tutelle se réjouirait de la disparition physique de Rwagasore et qu’elle fermerait les yeux.
Harroy pose alors cette question cruciale: « Des agents belges ont-ils alors accueilli favorablement, approuvé à haute voix, sinon pris spontanément à leur compte l’énoncé de ce raisonnement? Ont-ils même affirmé à l’un ou l’autre Africain que la concrétisation du dernier maillon de cette argumentation, ‘La Tutelle fermera les yeux…’, était du domaine du probable, voire du certain ? » Harroy ne laisse planer aucun doute: « Le nier me paraît déraisonnable. »
Encore plus d’indices (avril-mai 1962)
Le Burundi devient indépendant huit mois et demi seulement après le meurtre, ce qui permet à l’autorité de tutelle de prendre la responsabilité du déroulement du procès. Et elle le fait : malgré les protestations burundaises, l’enquête et le procès restent des affaires purement belges. Bien que ce ne soit pas de la compétence de la tutelle. Le Ministre des Affaires étrangères Paul-Henri Spaak et le Vice-premier Pierre Ngendandumwe signent fin 1961 un accord aux termes duquel le Burundi obtient l’autonomie complète, à l’exception d’un certain nombre de compétences énumérées à l’article 2. La juridiction pénale n’est pas citée dans l’article 2. Néanmoins, la tutelle s’arroge cette compétence. Dans un rapport de 2005, La Ligue de Droits de la personne dans la Région des Grands Lacs commente la chose comme suit: « La Belgique a tout fait pour que sa responsabilité dans cette affaire ne puisse pas être établie. »Avec succès.
Il reste évidemment beaucoup de choses à dire sur ce procès belge. L’ancien journaliste de la VRT, Guy Poppe, publie en 2011 De moord op Rwagasore [L’Assassinat de Rwagasore], dans lequel il rassemble les résultats de la recherche qu’il a menée aux archives du ministère (belge) des Affaires étrangères. Poppe note que les Affaires étrangères ont tenté de « manipuler » l’instruction et le procès, et encore ! « S’exprimer comme cela c’est un euphémisme ». Des fonctionnaires subalternes de la tutelle, désireux de témoigner au procès, ont été menacés d’un Berufsverbot par le cabinet du Ministre des Affaires étrangères Spaak.
Néanmoins, lors du procès en appel la Cour entend un témoignage accablant pour les Belges. Les avocats de la défense convoquent devant le tribunal Sabine Belva, qui assurait la liaison entre l’autorité de tutelle et le chef du PDC, Jean Ntidendereza, et Roberto Regnier, le Résident belge (gouverneur) du Burundi, en tant que témoins sous serment. Belva déclare que Regnier s’est demandé, au cours d’une réunion en comité restreint de responsables importants de la tutelle, immédiatement après les élections – réunion à laquelle Belva assiste également – « si l’on avait songé à l’élimination de Rwagasore comme moyen de résoudre le problème politique », ajoutant qu’ « au Rwanda ce serait simple ». Regnier admet que la tutelle «dispose d’une caisse spéciale » avec laquelle le PDC est financé, mais il rejette les accusations de Belva. Belva insiste en répliquant: « Vous avez dit ce que j’ai rapporté. Et quelques jours plus tard, vous m’avez dit : « Cela vous trouble, parce que vous êtes chrétienne? Je connais un prêtre qui absoudrait immédiatement cela . » Vous avez même fait allusion à « un commando » du Rwanda. J’ai rapporté tout cela à M. Ntidendereza. »
Le journaliste de La Libre Belgique qui couvre le procès, écrit que les Burundais sont en général persuadés que Regnier a bel et bien prononcé ces mots. Il conclut avec emphase : « Faut-il s’étonner que [les assassins] aient fini par considerer comme normal une ‘disparition’ du Premier ministre ? » Il est clair que le ministre Spaak n’est pas très heureux du témoignage de Sabine Belva : son cabinet la fait expulser du Burundi. Précaution superflue, car la Belgique n’a rien à craindre du tribunal de la tutelle. Dans le verdict, les juges belges font vaguement référence aux déclarations de Belva comme étant « mots ou boutades qui ont été exprimés à la légère», mais aucune enquête sérieuse n’est diligentée. C’est ainsi par exemple que Belva n’est pas interrogée sur les dires de l’assassin suivant lesquels elle aurait participé, quelques jours après cette réunion des fonctionnaires de la tutelle, à une autre réunion en vue d’un attentat contre Rwagasore.
Guy Poppe, dans le cadre de son livre, a interviewé Jacques Bourguignon, le procureur belge qui a mené l’enquête au Burundi et qui s’est gardé d’inquiéter les Belges. Bourguignon admet qu’à cette époque il aurait été impossible pour un magistrat de soumettre à interrogatoire quelqu’un comme le Résident-général Harroy : « Il n’aurait pas répondu ». Selon Bourguignon, les Belges formaient une grande famille, il n’y avait pas de problèmes avec eux et à cette époque on n’était pas disposé à mener une enquête allant plus au fond des choses … Poppe tire la conclusion suivante : « On ne peut pas s’empêcher de penser que la Justice au Burundi, à l’époque entièrement dans les mains des Belges, couvrait tout ce qui pouvait les impliquer (…). Et il y en a suffisamment de preuves pour qu’on puisse en déduire, sans plus, que l’exploitation de ces indices sérieux n’aurait jamais rien donné. » Poppe en arrive à dire que « l’enquête a été menée comme s’il y avait eu une règle suivant laquelle seuls les Burundais et les Grecs pouvaient jouer un rôle dans ce scénario et selon laquelle, il fallait que, de préférence, les Belges n’y figurent pas. »
Finalement, trois magistrats professionnels belges condamnent à mort l’auteur des coups de feu, Jean Kageorgis. Cinq de ses complices – quatre dirigeants burundais du PDC, parmi lesquels le leader Ntidendereza et le Grec Iatrou – sont condamnés à de lourdes peines de prison. Le verdict est prononcé le 7 mai 1962, moins de deux mois avant que le Burundi n’accède à l’indépendance.
Le roi Baudouin entre en action
Le roi Baudouin est très actif politiquement à l’époque. Pendant l’été 1960, après « la perte » du Congo et les troubles qui éclatent peu après l’indépendance, quand Bruxelles décide de renverser le gouvernement de Lumumba, le jeune monarque tente de rassembler la nation autour de sa personne. Il cherche à obtenir le soutien du pays à une action militaire au Congo et à la sécession du Katanga, entre autres avec des discours politiques particulièrement durs. Depuis la fondation de l’Etat indépendant du Congo par Léopold II, les rois des Belges considèrent l’Afrique comme leur chasse gardée et Baudouin veut perpétuer cette tradition. En 1960, il n’a pas hésité à approuver, implicitement et sans l’accord du gouvernement belge, le complot ourdi en vue de l’assassinat de Patrice Lumumba. Les officiers belges se sont certainement souvenus de cet aval, lorsque, quelques mois plus tard, leurs subordonnés ont assisté à la mise à mort de l’ex-Premier ministre du Congo.
Il y a également dans le dossier Rwagasore des documents permettant de mesurer avec quelle énergie le roi Baudouin mène les choses. Les pièces d’archives ne laissent aucun doute : le roi Baudouin remue ciel et terre pour convaincre le gouvernement de sauver Kageorgis. Et par extension d’alléger le sort de ses cinq complices, qui pouvaient craindre qu’ils s’en sortiraient moins bien après l’indépendance aux mains des Burundais. Le roi et son chef de cabinet accablent le ministre Spaak de force lettres et rapports en vue de le persuader d’alléger le sort de l’assassin et de ses complices. Baudouin veut absolument que la grâce soit accordée au condamné à mort et qu’une amnistie soit proclamée en faveur des autres personnes déclarées coupables à l’occasion de l’indépendance. On a aussi proposé de transférer les condamnés au Rwanda, au Congo ou en Belgique pour qu’ils y purgent leur peine, éventuellement sous surveillance de l’ONU…
Le document qu’un vent favorable fait atterrir sur le bureau de Guy Poppe est lié à tout cela. Il s’agit d’une note du chef de cabinet du roi adressée au ministre Spaak. Elle n’est pas signée, mais c’est manifestement un connaisseur de la cuisine burundaise qui l’a rédigée. Son intitulé est équivoque: « La Belgique laissera-t-elle commettre un crime ? » L’auteur anonyme de cette note décrit Rwagasore comme un voyou anti-belge, et le chef du PDC Ntidendereza – le commanditaire direct de l’assassinat, condamné pour cette raison à 20 ans de prison – comme un ami de la Belgique. Il apparaît même, à en croire la source X, que la victime a poussé à son propre assassinat. L’auteur anonyme affirme clairement que la Belgique était juge et partie, que la tutelle a financé les démocrates-chrétiens burundais et qu’elle craint surtout que l’ONU ne soit mise au courant et ne trouve trace de l’argent du sang versé à Kageorgis.
X s’explique ouvertement sur la façon dont les responsabilités belges ont pu être passées sous silence au cours de l’instruction et du procès. Il rappelle le témoignage de Sabine Belva au procès en appel, où elle dit que le Résident Regnier avait déclaré que Rwagasore devait être assassiné et que le Parquet avait reçu des instructions pour ne jamais trouver le coupable. Il écrit aussi que Belva déclare au Procureur belge que ces mots créent un climat qui « avait pu provoquer, ou au moins favoriser » le crime, mais dans le procès-verbal de la déposition du témoin, rien n’apparaît. La conclusion de l’auteur qui confronte la vision du roi Baudouin et celle de Spaak est la suivante : « on peut les sauver [Kageorgis et les autres condamnés], des hommes qui étaient les amis de la Belgique (… ou ses complices, si on admet que, coupables, ils ontété inspirés par le représentant officiel de la Belgique) .»
Baudouin s’en tient clairement à son point de vue : si des responsables belges importants sont complices, ont encouragé des non-Belges à commettre ce crime, alors on ne peut pas abandonner les exécutants. Dans une lettre écrite sur un ton tranchant que Baudouin envoie à Spaak le roi se demande « si l’auteur matériel de l’assassinat est plus coupable que ceux qui en ont conçu l’idée et poursuivi l’exécution en l’utilisant comme un instrument. »Le ministre Spaak toutefois tient bon et refuse la grâce que le roi lui demande d’accorder, craignant qu’une telle mesure ne provoque des violences contre les Belges au Burundi et ne nuise à la réputation de la Belgique en Afrique.
Le 28 juin 1962, trois jours avant l’indépendance du Burundi, le roi se résigne et, à contrecœur, rejette le recours en grâce de Kageorgis. Deux jours plus tard, le dernier jour du règne de l’administration belge au Burundi, Jean Kageorgis est fusillé. Quelques heures avant son exécution, il écrivait dans une lettre à ses parents : « Je proclame solennellement que je ne suis pas le seul coupable. Ce crime fut perpétré par la tutelle, M. Harroy – M. Régnier. (…) Mon exécution pèsera sur la conscience de la Belgique qui veut ainsi étouffer sa culpabilité. » Harroy et Regnier étaient les plus hautes autorités du territoire sous tutelle belge.
Pourquoi le roi Baudouin s’est-il battu avec le ministre Spaak pendant plusieurs semaines à propos de l’assassinat de Rwagasore? La position de Spaak est celle d’un homme de pouvoir cynique ou, si l’on veut, d’un réaliste : six vies humaines – des non-Belges – étaient sacrifiées pour sauver la réputation de la Belgique et celle des Belges au Burundi. Le roi par contre prend une position de principe : pourquoi la personne qui a fait le sale travail devrait-elle payer plus que ceux qui l’en ont chargé? Avis lourd de conséquences possibles pour les Belges résidant au Burundi. Si l’on prend également en compte le dossier Lumumba, on peut se poser la question de savoir si le roi agit seulement en fonction de considérations humanitaires.
Je me risque ici à une hypothèse alternative. A cette époque, le milieu où Baudouin évolue est dominé par des éléments appartenant à un catholicisme de combat, avec le comte Jacques Pirenne, le comte Gobert d’Aspremont Lynden et son neveu, le comte Harold d’Aspremont Lynden. Ce sont des hommes de l’entourage de Léopold III, qu’il a donc hérités de son père. Par Fabiola, la noblesse espagnole est aussi introduite à Laeken. Et des gens de l’aristocratie, de la haute hiérarchie militaire ainsi que des sociétés coloniales. Ces milieux abhorrent les Lumumba ou les Rwagasore. Les idées des années trente, comme le corporatisme ou l’intégrisme, les fascinent. Leur vision du monde est fondamentalement dichotomique et sans nuances : pour ou contre l’Occident chrétien. Le monde entier se définit comme cela : les dictateurs espagnols et portugais, comme les dirigeants de l’Afrique du Sud de l’Apartheid, sont, sans problèmes, classés parmi « les bons », alors que des nationalistes comme Mandela et Lumumba, ou un social-démocrate de gauche comme Salvador Allende, sont classés parmi les « mauvais ».
Baudouin est le produit de ce catholicisme musclé, version années cinquante. L’idée qu’il se fait de son rôle est celle d’un monarque chargé d’une mission divine. Un roi qui se jette résolument dans la lutte entre le Bien et le Mal. Un monarque qui dirige les armées catholiques, qui a une approche humaine pour ceux qui adhèrent à ses vues, pour les dominés, les plus faibles, mais qui est sans pitié pour ceux qui se défendent, pour ceux qui résistent. Un roi-soldat qui se soucie de ses propres troupes, des hommes dans la ligne de feu, de ceux qui assument le sale travail (comme Kageorgis), mais qui devient impitoyable pour ceux qui sont en contradiction avec sa vision du Royaume de Dieu sur la terre (comme Lumumba et Rwagasore). Est-il alors surprenant que ce Baudouin de 1962 refasse ce qu’il a fait avec Lumumba en 1960 ? Qu’il choisisse de protéger des comploteurs et des assassins – en 1960 en approuvant implicitement un assassinat politique; en 1962 en protégeant les hommes qui ont commis un crime semblable?
L’enquête du Parquet de Bruxelles (fin juin 1962)
Le roi Baudouin doit s’incliner peu avant l’indépendance du Burundi. Le ministre Spaak obtient gain de cause : Kageorgis est exécuté et le rôle de la tutelle est escamoté. Justice semble faite. Mais aujourd’hui, plus de cinquante ans plus tard, apparaissent des documents qui prouvent que le Parquet de Bruxelles a mené une enquête sur le rôle des Belges dans l’assassinat, avant l’exécution de Kageorgis, enquête accablante pour la tutelle. À la base, une plainte de Jean Kageorgis tout à la fin de procédure, un homme déçu par le déroulement du procès au Burundi où le rôle des Belges a été mis sous le boisseau. Il souhaite que la justice bruxelloise procède à une instruction sur le rôle de l’autorité de tutelle. Elle a bien eu lieu . Le procès-verbal de l’instruction à laquelle procède le Parquet de Bruxelles n’a jamais été rendu public, mais on en trouve un extrait dans les archives nationales britanniques. On peut y lire les déclarations des fonctionnaires de la tutelle belge, entre-temps rapatriés en Belgique, au sujet du rôle du Résident Regnier dans l’attentat contre Rwagasore.
Ces interrogatoires des fonctionnaires de la tutelle attestent du caractère véridique du témoignage de Sabine Belva devant le tribunal. Peu après la victoire électorale de Rwagasore, Regnier, lors d’une réunion au sommet des responsables de la tutelle – à laquelle Belva participe – pousse à l’assassinat de l’homme politique. A cette réunion du 21 septembre 1961, assistent neuf Belges : le Résident Roberto Regnier et huit de ses collaborateurs parmi lesquels Belva. On trouve dans le rapport d’instruction les dépositions de six Belges, enregistrées les 28, 29 et 30 juin 1962. Léonard, Regnier, Bibot et Troquet assistent à la réunion du 21 septembre, ce sont quatre hommes de l’administration centrale à Gitega. De plus, Beauvois et de Fays sont interrogés au sujet des dépositions faites ensuite par les participants à la réunion. Beauvois est l’Administrateur de Bujumbura, de Fays est l’ancien Vice-Résident du Burundi.
Hubert Léonard déclare ce qui suit au Parquet de Bruxelles: « en début de réunion (…) Regnier s’est écrié « Il faut tuer Rwagasore » (certain des termes employés). Un froid fut jeté… Regnier ajouta : « Au Rwanda, il n’y aurait pas de problème », entendant par là que les partis politiques du Rwanda auraient éliminé d’office le gêneur. » A cette époque, au Rwanda meurtres ethniques et massacres sont monnaie courante. Les autres personnes interrogées font des déclarations similaires. Confrontés aux déclarations de Léonard, Regnier affirme: « Si Léonard affirme que j’ai prononcé les paroles d’une manière aussi precise et aussi explicite je n’ai aucune raison de contester son témoignage . (…) J’admets avoir prononcé les paroles « Il faut tuer Rwagasore ». »
On n’en reste pas à cette seule remarque de Roberto Regnier. Quelques personnes interrogées confirment le témoignage de Sabine Belva selon lequel le Résident du Burundi s’est étendu sur la question et sur la méthode à utiliser pour éliminer Rwagasore. Selon Belva, Regnier a dit en substance: « S’il tombe dans une embuscade, cela aura plutôt l’air d’un movement populaire. » A la question « Et le corps ? », Regnier répond, toujours selon Belva et Léonard, « Une fois le coup fait, le lac [Tanganyika] n’est pas loin . » Quelques participants à la réunion ont confié ensuite à de Fays qu’ils étaient « très gênés » et qu’ils avaient tenté de détourner la conversation, mais que Regnier y revint « à plusieurs reprises ». Léonard confirme que Bibot et lui-même ont tenté en vain de calmer le jeu : « Comme nous objections que ce n’était pas des choses à dire, il répondit : « Au Rwanda il n’y aurait pas de problème », ce qui signifiait qu’au Rwanda, le meurtre se serait réalisé, l’assassinat politique y étant couvert. » Léonard déclare encore que les mots « Il faut tuer Rwagasore », ne sont ni une injonction ni un ordre, mais « l’expression d’une solution au malaise politique qui régnait au Burundi. »
Quelqu’un d’autre ajoute: « Ce qui m’a frappé, c’est le fait que les dits propos avaient été tenus en présence d’un certain nombre de personnes. » Il pense sans doute à Sabine Belva. Belva était en effet l’intermédiaire entre la tutelle et le chef du PDC Jean Ntidendereza : elle servait de trait d’union entre le chef du PDC et la tutelle en vue de coordonner leurs politiques respectives. Lors du « procès belge » en appel, Belva a témoigné de ce qu’elle avait informé le chef du PDC du contenu des discussions lors de la réunion à la Résidence. Nous avons aussi vu que Belva avait à la barre expliqué que Regnier lui avait dit plus tard qu’un prêtre donnerait sans difficulté l’absolution pour le meurtre de Rwagasore et avait même fait allusion à la possibilité d’utiliser un commando à partir du Rwanda, et qu’elle avait transmis tout cela à Ntidedereza. Rappelons que Ntidendereza est celui qui a planifié l’assassinat . Rwagasore ne pouvait certainement pas compter sur la sympathie des principaux fonctionnaires au sommet de la tutelle belge : le Parquet de Bruxelles note que les fonctionnaires le considèrent comme « une nuisance pour le Burundi.»
Le commentaire de l’ambassadeur britannique
Dans un commentaire sur le rapport du Parquet de Bruxelles (qu’il a obtenu beaucoup plus tard) l’ambassadeur Murray écrit au Foreign Office que « Regnier doit avoir assumé qu’elle [Belva] communiquerait tout aux dirigeants du Front Commun. » Murray y ajoute: « J’ai bien connu Regnier et j’ai résidé à de multiples reprises chez lui (…). Il était peut-être sous l’influence des old Burundi hands [ceux parmi le sommet de la tutelle] qui avaient une aversion presque pathologique de Rwagasore et de l’UPRONA, et du Résident-général qui partageait dans une certaine mesure cette aversion. »
Un jour plus tard, Murray précise sa pensée dans une deuxième missive à Londres. Des gens influents comme Léonard et de Fays entretiennent « une haine presque pathologique » pour Rwagasore. Les gens comme de Fays « croient sincèrement (ou ont réussi à s’en persuader) que Rwagasore au pouvoir, cela entraînerait la fin des relations amicales entre le Burundi et la Belgique, mais que ce serait également une catastrophe pour le Burundi. » Toujours selon l’ambassadeur britannique les démocrates-chrétiens burundais « ont des raisons de penser qu’ils peuvent espérer de l’administration belge aide et assistance pour l’élimination de Rwagasore. Ils en ont obtenu la confirmation avec les mots que Regnier a prononcé à la réunion du 21 septembre. Ces paroles leur auraient été transmises par Belva. Cela peut difficilement ne pas avoir eu une influence sur leur décision d’éliminer Rwagasore. » Dans une autre missive, Murray qualifie la manière de parler de Regnier comme « des mots qui vont très loin dans le sens de l’incitation au meurtre. »
Le procès-verbal du Parquet n’a aucune influence sur les événements. Dès que Baudouin rejette le recours en grâce de Kageorgis, le ministre Spaak donne l’ordre de l’exécuter. Kageorgis est mort quelques heures seulement avant l’avènement de l’indépendance du Burundi et ses complices incarcérés sont transférés aux nouveaux détenteurs de pouvoir du pays. Le Procureur du roi bruxellois raconte plusieurs mois plus tard ce qui s’est passé avec le procès-verbal à l’ambassadeur britannique au Burundi.
Confidences du Procureur du roi Raymond Charles
Début 1963, l’ambassadeur britannique Murray a une longue conversation à Bujumbura avec le Procureur du Roi Raymond Charles. Charles explique à Murray comment il a été impliqué dans l’affaire et James Murray envoie ensuite un rapport de cette conversation à Londres. Le 25 juin 1962, cinq jours avant l’indépendance et la fin de la tutelle belge, l’avocat de Kageorgis demande par écrit à la Justice belge « de dire une fois pour toutes quel est l’avis donné à Gitega, et si on y a fait valoir des perspectives d’impunité. Il avait plaidé qu’il ne serait pas juste que son client doive porter toute la responsabilité du crime dans la mesure où des responsables belges en auraient été complices. Sur la base des interrogatoires (…) Charles en arrive à la conclusion qu’il existe une responsabilité morale dans le chef d’un fonctionnaire belge au moins. Par conséquent, il fait savoir au Premier ministre [Theo Lefèvre] qu’il est d’avis que Kageorgis ne doit pas être exécuté. Plus tard, on lui fait savoir que, pour des raisons politiques, son avis n’a pas été pris en compte. »Le procès-verbal du Parquet et l’avis de Charles n’ont jamais été rendus publics et ne le sont qu’aujourd’hui.
Les interrogatoires révélateurs du Parquet bruxellois ont lieu les 28, 29 et 30 juin 1962. Le gouvernement belge ne tient aucun compte, d’aucune façon de cette enquête du Parquet ni des conclusions qu’en tire le Procureur du Roi, puisque le ministre Spaak, le 28 juin, a déjà imposé son point de vue à Baudouin en rejetant le recours en grace de Kageorgis. Ce jour-là, le Parquet est justement en train de procéder aux interrogatoires. Lorsque le Procureur du Roi Raymond Charles, deux jours plus tard, doit donner son avis au sujet de l’acceptation ou du rejet du recours en grâce, Jean Kageorgis a déjà été exécuté. Pourquoi donc cette enquête inutile du Parquet, si le roi a déjà refusé la demande de grâce ? Peut-être en raison de l’influence elle-même d’un Baudouin entêté ? Car si Baudouin signe effectivement le rejet du recours en grâce le 28 juin, il demande en même temps à Spaak de ne pas donner l’ordre d’exécuter Kageorgis et de le remettre vivant aux autorités du Burundi indépendant, ceci dans l’espoir que le mwami accepte le recours en grâce. Dans cette hypothèse, l’enquête du Parquet a encore un sens, car elle aurait pu amener Spaak à surseoir à l’exécution à la dernière minute. Mais il n’en a rien été.
Le Burundi couvre aussi les Belges (novembre 1962 – janvier 1963)
Après la fin de la tutelle belge sur le Burundi, Bujumbura ne veut pas se contenter de la seule exécution de l’assassin. Les Burundais veulent refaire le procès. Cela ne plaît pas à Bruxelles qui désire sauver la vie des complices du crime en prison et que le rôle des Belges dans celui-ci ne soit pas rendu public. Avant l’indépendance et bien avant que la Cour d’appel n’ait été chargée d’instruire le dossier de l’assassinat de Rwagasore, un envoyé du ministre Spaak avait mis en garde le gouvernement burundais : il ne pouvait être question de rouvrir le procès après l’indépendance. Sinon, il aurait été « très invraisemblable » que la Belgique continue à accorder son aide au Burundi .
Tout cela en vain, car, fin octobre 1962, la Cour de Cassation du Burundi casse les jugements « belges » et ordonne un nouveau procès. Fin novembre 1962, l’ambassadeur britannique au Burundi écrit à Londres que l’ambition de Bruxelles de clore le dossier, n’a jamais été une option réaliste. Le Burundi veut absolument refaire le procès et il serait insensé d’invoquer des arguments juridiques contre ce projet, car « on ne pouvait pas s’attendre à ce que l’opinion publique burundaise accepte un verdict belge pour un dossier où, au vu des pièces à conviction, certains responsables Belges importants étaient impliqués d’une manière ou d’une autre. » Dans le même télex, l’ambassadeur Murray dit qu’il a l’intention de tenter de convaincre les Belges de ne pas sanctionner le Burundi : « nous ne sommes pas sûrs qu’il soit juste que la Belgique renonce à ses responsabilités historiques à l’égard du Burundi en raison d’une affaire compliquée et malheureuse dans laquelle le gouvernement belge n’a certes pas trempé, mais où, malgré tout, au moins un haut fonctionnaire belge porte une responsabilité morale. »
L’ambassadeur Murray utilise les termes « pièces à conviction » (à la charge de Belges) et « responsabilité morale » (d’un fonctionnaire belge), car, entre temps, il a pu lire l’extrait du procès-verbal du Parquet de Bruxelles. Une semaine environ avant que Murray n’envoie son télex à Londres, l’avocat des complices de Kageorgis, maître Liebaert, transmet l’extrait du procès-verbal du Parquet bruxellois – accablant pour les Belges -, au tribunal burundais. C’est justement ce que Le Soir publie et l’ambassadeur belge à Bujumbura en fait rapport dans un télex à son chef . Il est donc est clair que, fin novembre 1962, tous les milieux bien informés de Bujumbura – en ce compris les autorités burundaises – sont au courant du PV du Parquet de Bruxelles. Mais les Burundais n’en font aucun usage et cette pièce du dossier n’a jamais été rendue publique- jusqu’à aujourd’hui.
Le 27 novembre 1962, un jury populaire burundais condamne les cinq complices de Kageorgis à la peine capitale. La Cour d’appel se saisit début 1963 de l’affaire. Le Premier ministre Muhirwa, le successeur de Rwagasore, admet devant Murray qu’il serait très difficile de trouver ailleurs l’assistance nécessaire si la Belgique refuse de poursuivre la sienne. Muhirwa lui dit encore qu’il va peut-être aller à Bruxelles afin de demander à Spaak « de ne pas tout gâcher à cause d’une affaire dans laquelle aucune des deux parties ne sont en cause. »
Murray ajoute : « Il pourrait évidemment y avoir quelque chose d’intentionnel dans cette dernière remarque. » Il comprend que c’est un donnant-donnant qui est proposé : le gouvernement burundais fera exécuter les assassins de Rwagasore sans être sanctionné par Bruxelles et, en échange, au cours de l’enquête, il n’y aura aucune investigation à propos des Belges. Murray pense certainement au procès-verbal du Parquet bruxellois .
Que les Belges ne soient l’objet d’aucun devoir d’enquête demande un certain effort. Le 30 novembre 1962 encore, radio Usumbura, dans un long commentaire, désigne Regnier comme « l’instigateur et le grand responsable » du crime. Cela ne se répétera pas. C’est maintenant au tour de Bruxelles de jouer. Les avocats de la défense envisagent de demander au tribunal de convoquer Regnier, qui a depuis longtemps regagné la Belgique, au procès en appel burundais. Etienne Davignon, qui suit le dossier du Burundi au cabinet du ministre Spaak le dossier du Burundi, entreprend alors d’intimider les avocats de la défense. Il mentionne dans une lettre les contacts entre l’ambassadeur belge, le Procureur burundais et d’autres avocats des complices de Kageorgis. On ne sait pas exactement de quoi ces hommes parlent, mais il est vraisemblable que c’est du procès-verbal du Parquet de Bruxelles évoquant la responsabilité de Regnier. D’où le message que Davignon transmet aux avocats de la défense : Regnier court le risque d’être arrêté pour complicité de meurtre s’il se présente au Burundi pour témoigner . Regnier n’est pas convoqué.
L’étonnante déclaration du ministre Spaak
Revenons brièvement sur l’extrait du procès-verbal du Parquet de Bruxelles. Comment Maître Liebaert a-t-il pu mettre la main sur cette pièce ? En cherchant la réponse à cette question, je me heurte aux limites de mon enquête. Deux semaines après que les avocats de la défense aient remis « le dossier » à la justice burundaise, l’affaire est à l’ordre du jour d’un débat à la Chambre des représentants. Au cours de l’interpellation sur le déroulement du procès au Burundi, le ministre Spaak est interrogé indirectement à propos du transfert du rapport du Parquet bruxellois au tribunal burundais.
Le député Saintraint demande au ministre s’il est vrai que l’enquête du Parquet bruxellois a été interrompue prématurément sur instruction d’une autorité supérieure – sous-entendu du ministre de la Justice – et aussi pourquoi elle a été transmise à Bujumbura. A la première question, Spaak ne donne pas de réponse. A la deuxième, il répond que les avocats des cinq complices de Kageorgis ont réclamé le dossier et que lui-même s’est chargé – sans doute via le ministre de Justice – de le faire transmettre « aux avocats à Bruxelles et ceux-ci l’ont envoyé aux avocats qui allaient plaider à Bujumbura ». Car, dit Spaak, il a voulu de cette manière « donner aux avocats le moyen de puiser dans ce dossier les arguments favorables à leurs clients. »
La réponse du ministre Spaak surprend : ce membre du gouvernement belge qui, avant comme après l’indépendance, a tout fait afin que demeure dans l’ombre le rôle de l’autorité de tutelle, fait parvenir lui-même un document accablant sur les agissements de celle-ci aux avocats présents au procès burundais! Dans l’état actuel de la recherche, aucune explication de la démarche de Spaak n’est concluante. Le ministre a-t-il agi de sa propre initiative, avec comme seul objectif la vérité et les intérêts des accusés ? Il aurait transmis à leurs avocats un document dans lequel l’essentiel du témoignage de Belva se trouve confirmé, et cela quelques mois après que son cabinet l’ait rappelée du Burundi pour qu’elle ne puisse plus témoigner ? Cette hypothèse ne tient pas.
Je prends le risque d’en avancer une autre. A l’époque, règne une grande inquiétude dans les milieux démocrates-chrétiens belges concernant le sort des démocrates-chrétiens burundais qui, comme complices de Kageorgis, risquent la peine de mort. On la perçoit dans des déclarations politiques, des articles de presse et aussi en raison du fait que plus tard, après l’exécution des cinq complices, un service religieux en leur mémoire est célébré à Bruxelles en présence, entre autres personnalités, de l’ancien ministre Raymond Scheyven . Le roi Baudouin fait partie de ceux qui ont pris leur sort très à cœur. L’homme qui habite au Palais de Laeken n’a décidément pas digéré sa défaite concernant le recours en grâce de Kageorgis. Même le procureur du roi Raymond Charles, lui-même de tendance démocrate-chrétienne, est arrivé à la conclusion que Kageorgis, vu la responsabilité de la tutelle, ne pouvait pas être exécuté. Cette conclusion valait a fortiori pour les cinq autres conjurés. La pression de ces milieux sur Spaak pour qu’il fasse quelque chose pour les cinq hommes en question est forte.
L’ambassadeur britannique au Burundi en arrive à la même constatation: « Même vu d’ici, il est clair que monsieur Spaak est sous forte pression » afin d’empêcher que les cinq accusés soient condamnés à mort. Peut-être le risque existait-il d’une fuite de la magistrature elle-même au sujet du rôle de la tutelle?
Le ministre Spaak, vu les circonstances, a-t-il voulu satisfaire le lobby démocrate-chrétien en Belgique en lâchant « quelque chose » – un extrait du procès-verbal du Parquet bruxellois (qui parvient aussi à l’ambassadeur Murray) – afin de ne pas être contraint de lâcher plus, soit la totalité du rapport du Parquet? Il est en effet bien possible que dans le texte intégral de ce rapport se trouvent des éléments encore plus accablants, par exemple au sujet des suites données à la réunion chez Regnier. Car Kageorgis a fait des déclarations au tribunal qui a siégé sous la responsabilité de l’autorité de tutelle (déclarations rejetées par le tribunal), au sujet d’une réunion au cours de laquelle les dirigeants PDC, lui-même et Sabine Belva ont discuté en détail de l’assassinat. Les inculpés burundais pointent également la tutelle du doigt . A cet égard, force est de noter que dans l’extrait du rapport du Parquet, aucune déclaration de Sabine Belva n’est mentionnée, bien qu’une remarque incidente dans le témoignage de Léonard atteste du fait que le Parquet l’a soumise à un interrogatoire. Belva était l’agent de liaison entre l’autorité de tutelle et le PDC, ou, si l’on regarde les choses dans la perspective de l’assassinat à perpétrer, elle constituait le maillon principal de la chaîne reliant les propos de Regniers lors de la réunion et l’organisation de l’assassinat.
Il n’est donc pas impossible que Spaak ait choisi le moindre mal et voulu satisfaire le lobby démocrate-chrétien – travaillé principalement par le roi Baudouin et le Procureur du Roi Charles – en livrant aux avocats de la défense une version « toilettée » du dossier du Parquet bruxellois – sans le témoignage de Belva, sans les commentaires des autres témoins à son sujet et sans l’avis du Procureur du Roi Charles -, sachant bien que la transmission de cette pièce n’aurait pas de conséquences juridiques concrètes pour la Belgique. Car nous avons vu qu’entre Bujumbura et Bruxelles, le donnant-donnant a été respecté : les Burundais ont mis la tutelle à l’abri des investigations du tribunal burundais, en échange de la poursuite de « l’aide au développement » des Belges. Je le redis : ceci n’est qu’une hypothèse que l’on ne pourra vérifier que sur la base de nouveaux éléments que le travail historique mettra en lumière.
Le donnant-donnant se maintient
Déjà avant l’indépendance du Burundi, le ministre Spaak menace de prendre des sanctions si Bujumbura entame un nouveau procès après celle-ci, mais on n’en arrivera pas là. Il est clair pour tous les observateurs avisés qu’entre les deux partis un modus vivendi a été conclu.
Le Burundi veut la peau de ceux qui ont assassiné Rwagasore, au risque de mécontenter Bruxelles, mais Spaak s’y résigne et ne met pas en cause « l’aide au développement » de la Belgique au Burundi (surtout du personnel médical et des enseignants). En échange, Bujumbura garde le rapport du Parquet bruxellois sous le boisseau et évite de mettre en accusation les Belges. Cela même si Spaak, dans des déclarations faites pour la galerie, donne l’impression inverse par la suite.
Début décembre 1962, peu après que les Burundais ont condamné à mort les cinq complices de Kageorgis en première instance, le ministre Spaak déclare au Parlement qu’il va diminuer de 35 millions de francs, l’aide au Burundi, des fonds auxquels le pays a pourtant droit selon les dispositions budgétaires de fin 1962. Spaak n’a toutefois pas l’intention de refuser au Burundi un seul centime. Le tribunal burundais n’a-t-il pas veillé à s’abstenir de toute référence que ce soit au rôle des Belges dans l’assassinat? A la veille de son discours au Parlement, un haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères belge fait savoir de manière informelle à l’ambassadeur britannique à Bruxelles que la mention de sanctions contre le Burundi n’est pas à prendre à la lettre. Le gouvernement belge s’attend à ce que deux des condamnés à mort ne soient pas exécutés. Si cela se vérifie – selon les termes de l’ambassadeur britannique -, « Spaak adresserait un courrier au [premier ministre] Muhirwa contenant des propos extrêmement violents, afin de calmer l’opinion publique (…) et annoncerait que la question de l’aide de la Belgique serait reconsidérée. Il ajoute toutefois de façon confidentielle que l’assistance se poursuivra en fait normalement et que le gouvernement belge prend déjà toutes les mesures pour que les fonds approuvés durant l’année ne soient pas rétrocédés au Trésor public. Au moment où l’ambassadeur belge remet la lettre de protestation à Muhirwa, il l’informe de façon confidentielle des intentions belges . »
Spaak laisse donc la porte grande ouverte au business as usual. Vu sous un autre angle, avec l’aide au développement (assortie de protestations purement formelles contre l’exécution des complices de Kageorgis), il achète le silence de Bujumbura sur le rôle de la tutelle belge dans l’assassinat. Cet étrange mutisme de Bujumbura n’échappe d’ailleurs pas à la presse. Dans un commentaire, La Libre Belgique parle d’ « une parodie de justice ». Le journal rappelle qu’au cours du premier procès, lorsque la tutelle belge tirait les ficelles, « le ministère des Affaires étrangères fait pression sur certains fonctionnaires pour qu’ils n’aillent pas témoigner ». De même au cours du deuxième procès, cette fois mené par le Burundi, la Belgique a été épargnée : « Le seul succès obtenu par M. Spaak dans cette affaire, c’est que le Burundi n’a pas mis la tutelle en cause au cours du nouveau procès. Ceci pour deux raisons sans doute : le Burundi ne désie pas accorder la moindre circonstance atténuante aux prévenus, et ensuite il craint de perdre l’assistance technique de la Belgique, dont il a le plus grand besoin. »
Début décembre 1962, le mwami et le ministre des Affaires étrangères burundais sont en visite à Londres. A la demande de Spaak, les Britanniques demandent au mwami s’il ne lui est pas possible d’accorder la grâce. La réaction du mwami est particulièrement claire.
Le Burundi respecte le donnant-donnant : le mwami répond que « le résultat du procès en appel n’est pas encore connu. Le gouvernement burundais n’a rien fait pour reporter la responsabilité politique de l’assassinat sur la Belgique. Si, à la suite des procès reconduits, les relations entre les deux pays se détérioraient, la responsabilité en incomberait à la Belgique, non au Burundi. Le Burundi s’intéresse uniquement à la condamnation des assassins en tant que personnes et non comme représentants de la Belgique. Les peines qui ont été annoncées, correspondent à celles infligées dans d’autres pays pour des crimes semblables. Le mwami ne s’est pas engagé dans la question du recours en grâce. » Le ministre burundais des Affaires étrangères remarque même que « les assassins sont des Belges, mais que le gouvernement burundais ne considère pas la chose comme susceptible d’être un casus belli avec le gouvernement belge . »
Le 5 janvier 1963, la Cour d’appel de Bujumbura confirme les peines : les cinq coupables seront bientôt pendus. Dans une rétrospective du procès l’avocat britannique Muir Hunter, qui l’a suivi pour le compte d’Amnesty International, fait savoir à l’ambassadeur Murray son mécontentement. Le tribunal burundais a tout fait pour que le rôle des Belges dans l’assassinat soit passé sous silence, même si la défense a bien essayé d’en savoir plus à ce sujet. Elle a fait entendre un enregistrement des déclarations de Kageorgis sur le rôle des Belges, enregistrement effectué en présence d’un avocat et du directeur de la Sûreté de l’Etat un peu de temps avant son exécution, mais les juges ont refusé de le prendre en considération. La déclaration de l’accusé principal Ntidendereza, affirmant que le Résident-général Harroy avait ordonné d’armer l’assassin, a subi le même sort. Car, selon l’ambassadeur Murray, « le tribunal n’a pas voulu entendre les éléments plaidant en faveur de la thèse de la complicité belge . » De même, rien de l’extrait du procès-verbal du Parquet bruxellois pourtant transmis au tribunal n’a été pris en compte.
Ultimes tentatives
Le 11 janvier 1963, le roi Baudouin télégraphie au mwami Mwambutsa, en lui demandant d’accorder la grâce aux cinq hommes qui attendent dans le couloir de la mort. Le ministre Spaak ordonne à son ambassadeur de faire de même, « et de dire qu’il serait impossible pour le gouvernement belge de maintenir les relations amicales avec le Burundi, si les cinq hommes condamnés sont tous pendus. » Spaak couvre ainsi le roi, mais de toute façon Bujumbura sait qu’il n’a rien à craindre. La réaction du mwami et du premier ministre burundais aux demandes de l’ambassadeur belge sont sans ambiguïté. La demande de grâce sera refusée et les cinq condamnés seront pendus le 15 janvier à 10 heures. Le gouvernement, le parlement et le conseil de la couronne ne veulent pas accorder la grâce. Si le mwami accordait la grâce aux assassins de son fils, il serait considéré comme complice du crime commis et il perdrait son trône. L’ambassadeur s’entend répondre également que le Burundi est conscient que « la Belgique est à même de réduire le Burundi à la misère pour de longues années, mais qu’ils jugent cela préférable à des troubles dans le pays. Si les exécutions n’ont pas lieu, le pays deviendra ingouvernable . »
Quelques heures avant l’exécution, le Procureur du Roi Raymond Charles rend visite à Bujumbura, en tant qu’émissaire du roi Baudouin et du gouvernement belge. Il est porteur d’un ultime recours en grâce. On a vu que Charles, dans un avis au gouvernement belge a mis en évidence le rôle belge dans l’assassinat l’invoquant comme circonstance atténuante en faveur de l’assassin. Est-ce la raison pour laquelle c’est justement lui qui est envoyé au Burundi et qu’on le charge de la dernière tentative pour sauver la vie des cinq complices de l’assassin? Raymond Charles était à tous égards la personne la plus qualifiée pour convaincre le gouvernement burundais de ce que les condamnés à mort étaient, certes, coupables, mais ne portaient cependant pas seuls l’entière responsabilité du crime. Le Premier ministre burundais répond cependant au Procureur que c’est peine perdue .
Le 15 janvier, les cinq condamnés sont exécutés dans le stade de Gitega, en présence du Premier ministre, des membres du gouvernement et de 10.000 personnes. Il s’agit des Burundais Jean Ntidendereza, Joseph Birori, Jean Ntakiyica et Antoine Nahimana et du Grec Michel Iatrou. Les condamnés sont pendus l’un après l’autre, sous les applaudissements de la foule. Un seul Blanc est présent : l’avocat de Michel Iatrou, qui est exécuté en dernier lieu . Selon l’avocat, « le public éprouve une satisfaction supplémentaire au fait qu’un des pendus est blanc . »
Après les exécutions, des diplomates britanniques déjeunent avec l’avocat Muir Hunter. Hunter prévoit que l’émotion suscitée par cette affaire va aller s’amplifiant. L’assassinat a déjà coûté six vies, mais il aura d’autres conséquences dramatiques : « les révélations au sujet de la responsabilité de Regniers dans l’assassinat de Rwagasore peuvent provoquer la chute du gouvernement belge . »Bruxelles passerait en effet un mauvais quart d’heure si l’enquête déshonorante du Parquet bruxellois revenait à la surface. Cela n’a pas été le cas. C’est seulement aujourd’hui, un demi-siècle après les dernières exécutions que cette enquête est en partie publiée.
Transparence nécessaire
Le Résident-général Jean-Paul Harroy a publié en 1987 des mémoires plutôt sincères au sujet du Burundi. Dix ans plus tôt le colonel Frédéric Vandewalle, dans d’autres Mémoires, avait déjà clairement affirmé que le ministre belge des Affaires africaines avait l’intention de faire tuer le Premier ministre congolais Lumumba. En 2000 et 2001, d’autres Belges, ayant joué un rôle actif aux dernières heures de Lumumba, se sont exprimés sans complexes dans la presse écrite et les documentaires de la VRT, l’ARD et la BBC . La franchise de ces hommes à l’égard de ces crimes révèle bien leur sentiment d’impunité – et leur certitude que l’État belge les couvre. Cette assurance subsiste. Dans le cadre de sa recherche au sujet du l’assassinat de Rwagasore, Guy Poppe a eu un entretien avec Etienne Davignon. Davignon est un personnage-clé dans toute cette histoire. A cette époque il est responsable du Burundi au cabinet du ministre Spaak. En plus, fin 1961, Spaak envoie Davignon à Usumbura pour que la passation des pouvoirs se déroule au mieux . Poppe n’a pas trouvé un smoking gun au sujet du rôle de la tutelle dans cette affaire, mais il a dû constater que divers documents manquaient dans les archives des Affaires étrangères. Y a-t-il là négligence ou manipulation consciente ? Davignon a dit franchement à Poppe que le dossier Rwagasore n’est pas accessible dans son entièreté aux archives des Affaires étrangères …
Bujumbura connaissait fort bien le rôle de la tutelle dans le crime. En 1972, le gouvernement de l’époque est sous les feux de l’actualité mondiale en raison des massacres à grande échelle de Hutu, présentant les caractéristiques d’un génocide en gestation. Bujumbura, en porte-à-faux avec l’Occident, se défend en publiant un « Livre blanc ». Dans ce « Livre blanc », Bujumbura rappelle l’assassinat de Rwagasore. Le Résident Regnier y est nommément désigné comme l’ « organisateur » de l’assassinat du Premier ministre burundais et une petite phrase fait allusion aux « aveux de Regnier devant le Parquet de Bruxelles ». Petite phrase sans doute en guise d’avertissement à Bruxelles… Par la suite, Bujumbura n’est plus jamais revenu sur la chose, sans doute pour ne pas mettre en danger les relations avec Bruxelles et ne pas compromettre l’aide au développement dont le pays avait et a toujours tellement besoin. En 2001, quelque trente membres du Parlement burundais ont demandé au gouvernement belge d’ouvrir une enquête officielle sur les commanditaires du meurtre de Rwagasore, demande restée sans réponse .
Grâce à l’intervention du Parquet de Bruxelles au cours des procès intentés par la justice belge puis burundaise, intervention à la fois transmise à Londres et sauvegardée là-bas, une intervention dont il est possible qu’elle ait eu lieu à l’initiative du roi Baudouin, en désaccord avec le gouvernement belge au sujet de l’affaire Rwagasore, nous sommes mieux renseignés sur les circonstances de cet assassinat. A l’heure actuelle, il est impératif que toutes les pistes soient exploitées. Le Burundi tente aujourd’hui de se réconcilier avec son passé. La Belgique a le devoir de lui prêter assistance, en vue de se réconcilier elle-même avec son propre passé concernant le Burundi. Il est de notoriété publique en Afrique, que la Belgique a joué un rôle dans l’élimination de Rwagasore. Les procès menés au Burundi en 1961, 1962 et 1963 sont des procès entâchés d’irrégularités. La Ligue des droits de la personne dans la région de Grands Lacs constate que la justice ne s’est pas conduite de telle façon que le passé puisse être assumé : « dans les deux procès [le procès « belge » et le « procès burundais »] la responsabilité de la puissance tutélaire, opposée à l’indépendance et à la victoire de l’Uprona, n’a été ni évoquée ni établie. C’est le premier assassinat, de toute une série, qui donne lieu à un procès qui se clôture sans dévoiler les mobiles et l’identité du commanditaire. »
La Belgique a le devoir de faire la pleine lumière sur cette affaire. Tous les échanges diplomatiques et le dossier judiciaire au complet doivent être rendus publics, en ce compris le texte intégral du rapport du Parquet de Bruxelles ainsi que l’avis du Procureur du roi Charles. De cette façon on pourra peut-être enfin déterminer dans quelle mesure en ces années-là l’autorité de tutelle s’estimait couverte dans ses agissements par les ministres belges des Affaires étrangères et africaines – Wigny, d’Aspremont-Lynden et Spaak – dans le combat qu’elle a mené contre Rwagasore, jusqu’aux plus extrêmes conséquences s’il le fallait .
C’est dans l’intérêt de la vérité. C’est dans l’intérêt du Burundi dont l’avenir a été lourdement hypothéqué par cet assassinat. Car le nationaliste Rwagasore était parvenu à rassembler Hutu et Tutsi dans la lutte pour l’indépendance et son élimination a constitué un premier petit pas vers les tensions ethniques – d’abord entre les dirigeants de l’UPRONA, plus tard dans le pays tout entier – qui ont dégénéré par la suite pour aboutir aux massacres, aux épurations ethniques et à la guerre civile : des centaines de milliers de Burundais en sont morts . Cette transparence a quelque chose aussi d’indispensable en raison de l’intérêt qu’il y de bien mettre en évidence la leçon que comporte cette histoire qui nous enseigne qu’il est sain de se méfier des visées impériales de Bruxelles, de Paris ou de Washington et que cette salutaire méfiance n’a vraiment rien d’excessif.
Ludo De Witte
Le 3 janvier 2013