Le système d’apartheid envers les Palestiniens ne pourra prendre fin que grâce aux mobilisations politiques et citoyennes internationales.
Le récent rapport d’Amnesty International (AI) accusant Israël de pratiquer l’apartheid a frappé l’opinion publique du monde entier. La raison en est que cette organisation de 10 millions de membres est connue pour son sérieux et sa prudence, et que ce rapport est le résultat de quatre années d’enquête. Outre AI, bien d’autres organisations ont dénoncé les crimes d’apartheid et de persécution de l’État d’Israël envers la population palestinienne, notamment Human Rights Watch, les organisations israéliennes B’Tselem et Yesh Din, et le rapporteur spécial des Nations Unies Michael Lynk. Sans compter de nombreuses personnalités israéliennes, dont deux anciens ambassadeurs d’Israël en Afrique du Sud qui expliquent, en juin 2021, que la mise en place de l’apartheid en Israël a été inspirée par celle de l’Afrique du Sud à l’occasion d’une visite d’Ariel Sharon dans ce pays dans les années 1980.
Si l’apartheid est en soi un crime contre l’humanité, il est aussi l’instrument de domination qui permet à l’État d’Israël d’infliger d’autres crimes à la population palestinienne. Rappelons quelques faits. En 2021, année calme, l’armée israélienne a tué 319 Palestiniens selon le journal israélienHaaretz, alors que dans le même temps 11 soldats Israéliens ont été tués. Depuis le début de 2022, l’armée israélienne a déjà tué 8 enfants. Depuis 20 ans, Israël a construit des dizaines de milliers de logements réservés exclusivement aux Juifs en Palestine occupée, tout en démolissant des milliers de logements palestiniens.
Les réalités de l’apartheid en Israël
L’État d’Israël exerce son contrôle sur un territoire qui va du Jourdain à la Méditerranée, et qui comprend le territoire d’Israël proprement dit et les territoires palestiniens occupés (la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est, et Gaza). Dans ce territoire vivent environ 6,5 millions de Juifs et autant de Palestiniens, dont 2,3 millions à Gaza. Même si l’administration israélienne n’est pas présente à Gaza, ses habitants vivent sous le blocus de l’État israélien qui leur interdit d’en sortir et contrôle les entrées de produits et matériaux.
La réalité juridique de l’apartheid en Israël et dans les territoires occupés n’est plus à démontrer, comme l’expliquent les rapports cités plus haut. Pour Lev Grinberg, président de la Israeli Sociological Association, la réalité y est même pire que l’apartheid en Afrique du Sud. Les discriminations entre juifs et palestiniens s’exercent à tous les niveaux. Citons la création, dans les territoires occupés par Israël, de plus de 160 enclaves palestiniennes isolées les unes des autres par une fragmentation territoriale (voir la Carte d’Israël et de la Palestine publiée par le London Review of Books).
Pour se déplacer d’une enclave à l’autre, les Palestiniens doivent se soumettre à de multiples contrôles exercés par l’armée israélienne où ils sont souvent retenus longuement (les fameux « checkpoints »), alors que les juifs y circulent sans entrave (1). Les paysans palestiniens doivent parfois faire de longs détours et passer par ces « checkpoints » pour se rendre dans le champ qui borde leur maison. Alors que les colons juifs qui s’installent en Palestine occupée sont soumis aux lois civiles de l’État d’Israël, les Palestiniens y sont soumis aux ordonnances militaires et subissent régulièrement les fameuses « arrestations administratives » par l’armée, pour lesquelles ils peuvent être emprisonnés pendant des mois sans aucune inculpation. Enfin, à partir du mois de mai, l’armée israélienne ira jusqu’à prendre le contrôle d’une série de décisions académiques dans les universités palestiniennes.
Afrique du Sud et Israël : la géopolitique de l’apartheid
Face à ce constat, il est utile de rappeler quels ont été les moteurs de la lutte qui a permis de mettre fin à l’apartheid en Afrique du Sud (AS). Comme c’est le cas pour Israël, les gouvernants du monde occidental ont longtemps soutenu le gouvernement blanc d’AS, malgré ses crimes, et ce principalement pour deux raisons. La première est que l’AS était vue comme un allié géopolitique et un rempart contre les mouvements d’indépendance qui agitaient plusieurs pays d’Afrique. La deuxième est que de grandes sociétés minières anglaises et américaines avaient des intérêts considérables en Afrique du Sud. Ces deux éléments sont également présents dans le soutien des gouvernants occidentaux à Israël. Il faut y ajouter la culpabilité européenne par rapport à la Shoah. Ces gouvernants et les médias dominants ont longtemps entretenu le mythe qu’Israël était un îlot démocratique dans un océan de régimes autoritaires, et qu’il est donc un allié naturel. Israël s’efforce d’entretenir ce mythe, même si celui-ci est en train de s’effondrer. Par ailleurs, l’Union européenne est le premier partenaire commercial d’Israël, suivie par les États-Unis.
Puisque nos gouvernants ferment les yeux sur les crimes commis par Israël (2), la lutte contre l’apartheid ne pourra être menée que par des mouvements citoyens, comme ce fut le cas pour l’AS.
La lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud
Cette lutte a démarré en 1959 à Londres par un appel au boycott des produits d’Afrique du Sud (AS) de la part d’exilés sud-africains soutenus par les syndicats, les mouvements étudiants, les féministes, le parti travailliste et le parti libéral anglais. Le mouvement s’est donné le nom d’Anti-Apartheid Movement (AAM). Une première victoire de l’AAM fut d’obtenir l’exclusion de l’AS du Commonwealth en 1961.
Après sa création en Angleterre, l’AAM a été poussé par les mouvements citoyens et a pris des formes multiples à travers le monde : actions des syndicats refusant de décharger des bateaux venant d’AS, boycott académique des universités d’AS, refus de la participation d’équipes sud-africaines aux compétitions sportives. En 1970, l’AS est exclue des Jeux Olympiques. En 1977, le Conseil de Sécurité de l’ONU vote un embargo sur l’exportation d’armes vers l’AS. En 1986, sous la pression de plus en plus forte de l’opinion publique, la Chambre et le Sénat américain adoptent le Comprehensive Anti-Apartheid Act, renversant le veto de Reagan.
Les rôles pionniers de la Suède et de l’Australie
En Europe, la Suède a été à l’avant-garde du mouvement sous l’impulsion du premier ministre Olof Palme, et d’associations civiles. À partir de 1982, Palme a organisé le transfert secret d’environ 400millions d’euros à des organisations de résistance sud-africaines. Cet argent émanait principalement de centaines d’associations de la société civile suédoise.
À l’autre bout du monde, c’est l’Australie qui a joué un rôle important. C’était le plus grand pays blanc de l’hémisphère sud. En 1960, début de la lutte anti-apartheid, l’Australie avait une population de 10 millions d’habitants, proche de celle de la Belgique. Il est donc intéressant d’examiner comment ce pays de moyenne importance a participé au boycott de l’Afrique du Sud, et d’en tirer des leçons pour la lutte contre l’apartheid en Israël.
Au départ, la lutte contre l’apartheid en Australie a émané du monde citoyen : les syndicats, le monde universitaire, les féministes, les églises, mais aussi le monde sportif. La venue en 1971 de l’équipe de rugby d’AS, entièrement composée de blancs, joue le rôle de déclencheur. Des joueurs australiens s’opposent à cette tournée ; les syndicats des lignes aériennes australiennes refusent de transporter l’équipe et le Premier ministre libéral Malcolm Fraser doit envoyer un avion militaire pour les chercher ; le personnel des hôtels où résident les joueurs d’AS refuse de les servir. Des manifestations éclatent dans chaque ville où les joueurs sud-africains se produisent. L’opposition de la société civile à cette tournée fait prendre conscience au peuple australien de la réalité de l’apartheid et amène à interdire la participation de l’AS au championnat de cricket de 1972 en Australie.
En 1983, le travailliste Bob Hawke, président de l’ACTU (3), est élu Premier ministre. La lutte contre l’apartheid s’accélère. Les syndicats de dockers refusent de décharger des bateaux venant d’AS, le commerce entre les deux pays chute suite au boycott des produits d’AS par la population. Canberra ferme l’office du tourisme d’AS. Lorsque Nelson Mandela sera libéré en 1990, après 27 ans de prison, il se rendra en Australie où il rendra un vibrant hommage à la population, et en particulier aux syndicats.
La fin de l’apartheid
À la fin des années 1980, 25 pays dont les États-Unis et l’Angleterre exerçaient des sanctions économiques contre l’AS et ce nombre ne faisait que croître. Ces sanctions, et en particulier l’interdiction d’exporter des produits pétroliers vers l’AS, le boycott des produits sud-africains, et le désinvestissement des entreprises internationales, ont largement contribué à pousser le gouvernement d’AS à libérer Nelson Mandela en 1990, puis à mettre fin à l’apartheid un an plus tard.
Que peuvent faire les citoyens belges et européens aujourd’hui ?
L’histoire nous apprend que lutte contre l’apartheid en Israël sera menée d’abord par les citoyens. Et les armes sont nombreuses. Rappelons d’abord que l’apartheid est un crime contre l’humanité et qu’Israël a ratifié la Convention internationale sur l’élimination de toutes formes de discrimination de 1965, qui oblige les États à éradiquer toute forme d’apartheid ou de ségrégation raciale dans les territoires qu’ils contrôlent. Par ailleurs, la Cour Pénale Internationale a compétence sur les territoires occupés. Les banques belges et françaises qui investissent dans des entreprises exerçant leur activité dans les colonies sont complices de cette occupation. BNP Paribas, dont l’État belge est le premier actionnaire, est impliquée pour près de 17 milliards d’euros dans des entreprises opérant dans des colonies israéliennes qui sont illégalement installées en Palestine occupée. D’autres banques belges y sont présentes aussi. Il revient donc aux citoyens de faire pression sur leurs banques pour qu’elles arrêtent leur soutien à l’apartheid en se retirant de ces entreprises.
Pour contribuer à mettre fin au crime d’apartheid, le monde académique doit arrêter ses collaborations institutionnelles avec les universités israéliennes. Des centaines d’académiques belges s’y sont engagés, à l’initiative de l’association BACBI. Dans un déni de la situation d’apartheid, la Commission européenne a renouvelé en décembre 2021 la participation d’Israël dans les programmes de recherche européens, où Israël a les mêmes droits que les pays de l’Union. Puisque les dirigeants sont complices de l’apartheid, il appartient une fois encore à la société civile et aux chercheurs de leur rappeler leurs responsabilités.
Les consommateurs peuvent jouer leur rôle en boycottant les produits vendus par des sociétés qui opèrent illégalement dans les colonies. Les dirigeants européens ont jusqu’à présent refusé d’adopter une réglementation bannissant l’importation de ces produits ; l’initiative citoyenne qui vient d’être lancée ce 21 février 2022 pourrait bien les y obliger.
Les mondes sportifs et culturels vont devoir jouer leur rôle comme ils l’ont fait pour l’apartheid en AS. Le programme du Sydney Festival de janvier 2022 a été sérieusement écorné lorsqu’une vingtaine d’artistes internationaux ont refusé d’y participer parce que le festival avait reçu un soutien financier de l’ambassade d’Israël. Une action similaire vient de se produire en Belgique, où une carte blanche a dénoncé le soutien apporté par l’ambassade israélienne à l’organisation du Brussels Short Film Festival.
Enfin, les médias ont une responsabilité écrasante. Par le vocabulaire qu’ils adoptent, les médias dominants jouent un rôle essentiel dans l’acceptation de l’apartheid et de l’occupation illégale des territoires palestiniens. Ils nous ont habitués à qualifier de « terroristes » les résistants palestiniens qui jettent des pierres sur l’occupant, et à nous expliquer que les « forces de l’ordre » israéliennes ont dû intervenir. Imagine-t-on un seul moment que les résistants ukrainiens soient qualifiés de « terroristes » lorsqu’ils combattent l’occupant russe, et que les soldats russes soient qualifiés de « forces de l’ordre » ?
Par Michel Gevers, professeur émérite UCLouvain
(1) Herman De Ley, The land of checkpoints – Israël’s apartheid politiek in de West Bank, 64 pages, 2022.
(2) Il est frappant de constater que lorsqu’Israël détruit des hôpitaux ou des écoles construits en Palestine par les pays européens, dont la Belgique, ces pays se contentent de les reconstruire sans trainer les gouvernants israéliens devant les tribunaux.
(3) Australian Council of Trade Unions, qui regroupe tous les syndicats australiens.