Il y a quelques semaines, le détaillant H&M, deuxième joueur mondial du prêt-à-porter, a fait ce que d’autres n’oseront jamais : publier l’adresse des 1800 usines — et le nom des 785 propriétaires — qui fabriquent ce qui se retrouve dans ses 2800 magasins. Passée inaperçue, la recension révèle toute l’ampleur d’une industrie complexe, ultrarapide et à ce point tentaculaire que près de 90 % des vêtements achetés au Canada viennent maintenant de l’étranger.
« Cette industrie peut aller où elle veut dans le monde, plus ou moins d’un jour à l’autre, envoyer d’énormes commandes à ce fournisseur plutôt qu’à celui-là, dit Kevin Thomas, porte-parole du Maquila Solidarity Network (MSN), basé à Toronto. Ça veut dire que la concurrence est beaucoup plus forte, et certains pays sont plus disposés à tourner les coins rond. »
La mort de plus de 500 personnes dans l’effondrement de l’édifice Rana Plaza, au Bangladesh, a remis à l’ordre du jour les conditions de travail des ateliers d’assemblage et, du coup, braqué les projecteurs sur la migration rapide de l’industrie, dont certains acteurs ont récemment trouvé que les salaires en Chine, jadis insignifiants, avaient trop augmenté. On s’est vite tourné vers de nouvelles sources, notamment le Bangladesh où le coût de la main-d’œuvre, selon un rapport de l’ONU en 2008, atteignait 22 ¢ l’heure. Une aubaine comparativement aux taux de 86 ¢ à 1,08 $ observés le long de la côte chinoise.
De 2003 à 2012, la part du Bangladesh dans les importations de vêtements au Canada est passée de 5 à 11 % (de 300 millions à 1 milliard par année), ce qui le place au deuxième rang. Car, malgré un recul au cours des dernières années, selon Industrie Canada, la Chine demeure indélogeable au sommet du palmarès : 4,2 milliards par année pour 47 % du marché. Le Vietnam et le Cambodge, pendant ce temps, ont fait des bonds de géant, passant de quelques dizaines de millions à des centaines.
« Il y a eu la fin des quotas sur le textile en 2005, et depuis c’est la mêlée générale, dit Kevin Thomas, de MSN. Les compagnies jouent les pays les uns contre les autres, les sous-traitants les uns contre les autres, et on fait baisser les prix avec les conséquences que l’on connaît sur les salaires et les conditions de travail. »
Jouer la transparence
Le rapport de développement durable de H&M joue à fond la carte de la transparence. Par exemple, l’entreprise affirme sans détour que les heures supplémentaires dans les usines représentent un « énorme défi » pour l’industrie. La compagnie demande à ses fournisseurs de respecter la loi des pays respectifs, mais à la fin de 2012, le taux de conformité observé chez ceux-ci était de seulement 17 %. Et voilà que le détaillant fait un étonnant mea-culpa.
« Une façon de réduire les heures supplémentaires serait de changer notre propre comportement d’achat — des délais de livraison raisonnables, une communication claire et une planification à long terme aident les fournisseurs à mieux organiser leurs effectifs et à réduire les heures supplémentaires pour respecter les échéances de production », écrit H&M.
Selon Bob Kirke, qui dirige la Fédération canadienne du vêtement, le champion incontesté dans la rapidité d’exécution est Zara, qui appartient au groupe espagnol Inditex, premier joueur mondial. Oui, la pression envers les fournisseurs peut venir d’une chaîne de magasins, mais la pression du consommateur vient exacerber le tout. Bienvenue dans le monde du fast fashion.
« Du défilé de mode au magasin, c’est moins de 30 jours. C’est le standard, et tout le monde se trouve derrière Zara. C’est époustouflant, dit M. Kirke. Ce qui prenait six mois prend maintenant un mois, avec ce qui est essentiellement la même méthode de fabrication. »
Pour bien comprendre le recours aux pays en développement, la déconstruction des coûts apporte un éclairage pratique. Selon une étude de 2005 citée par infoDev, un programme spécial de la Banque mondiale, un t-shirt en coton vendu aux États-Unis coûtait 6,80 $ à assembler (3 $ pour le tissu, 2 $ pour la main-d’œuvre et 1,80 $ pour les quotas de l’époque). En ajoutant les douanes et le transport, on grimpait à 8,58 $. La marge de profit à l’étape du gros, et on arrive à 12,26 $. Ajoutez maintenant la marge qui s’ajoute en magasin, et l’étiquette affiche 30,65 $.
Le recours aux pays en voie de développement pour la fabrication vestimentaire, ou ce qu’on appelle l’approvisionnement international, ne va pas disparaître, dit Bob Kirke. « C’est avec l’industrie vestimentaire qu’il a commencé. […] On a développé une incroyable capacité à expédier les choses d’un bout à l’autre du monde, mais parfois on peut aussi ralentir, rester à un endroit et améliorer les normes. »
Le rôle des chefs de file
M. Kirke n’exclut pas que d’autres listes du genre voient le jour éventuellement, mais les compagnies sont souvent réticentes à dévoiler ces informations, dit-il. L’industrie du vêtement est composée de toutes sortes d’entreprises, de grands joueurs mais aussi des petits. « H&M est un acteur de premier plan, un participant important au Bangladesh, et il peut le faire. Mais c’est rare, ç’a toujours été rare et ça va continuer de l’être. » Les chefs de file devraient en faire plus, a-t-il dit, et H&M est un modèle à ce chapitre.
Aux yeux de Kevin Thomas, de MSN, la publication de la liste par H&M est un pas de géant. « C’est un des gros acteurs de l’industrie, mais aussi, la compagnie refusait jusqu’ici de dévoiler cette information. Non seulement ça met vos fournisseurs en garde, mais la marque elle-même, la chaîne, doit maintenant faire plus d’efforts car elle ne peut plus rien cacher. » Les organismes comme MSN aimeraient voir davantage de gestes comme celui-là, mais les entreprises, affirme-t-il, font valoir des impératifs de confidentialité pour des raisons de concurrence. « C’est un peu mince, surtout quand on sait que deux concurrents peuvent faire affaire avec le même fournisseur, dont une ligne d’assemblage peut fabriquer du Nike et la ligne suivante, de l’Adidas. »
La pression des coûts
Mais l’industrie vestimentaire occidentale paie des salaires tout aussi occidentaux, et il ne faut pas grand-chose, parfois, pour qu’une entreprise rentable affiche des pertes, dit Saibal Ray, expert en gestion des opérations et en chaînes d’approvisionnements à l’Université McGill.
« Pour les vêtements de tous les jours, l’approvisionnement à l’international est important à cause de la concurrence, de la pression sur les coûts. Mais la Chine n’est plus aussi abordable, dit M. Ray. La Chine fait maintenant affaire avec le Vietnam et le Bangladesh. Mais même un écart de 20 % ou 25 % sur les coûts, qui n’a pas l’air grand, ça peut être le facteur déterminant entre un profit et une perte. »
Cependant, il est parfois difficile pour une entreprise d’ici d’avoir toute l’information concernant l’endroit où est fabriqué un produit par un fournisseur étranger, dit M. Ray. La présence d’intermédiaires, qui ont leurs propres listes d’usines et de contacts, complique les choses. « C’est un gros problème dans les chaînes d’approvisionnement », dit-il. Les processus de vérification ont pris plus d’importance — prenons le cas d’Apple depuis quatre ou cinq ans —, mais une telle opération vient ajouter un coût supplémentaire au produit final, selon M. Ray.
Maintenant que la production s’est déplacée de la Chine aux pays voisins, une prochaine migration est-elle déjà à l’horizon ? « Les gens croient que c’est peut-être l’Afrique », dit Saibal Ray, originaire du Bengale-Occidental, voisin du Bangladesh. « Et les problèmes que l’on voit au Bangladesh, on les verra là-bas. »***
Écarts salariaux
Salaire des ouvriers du textile au Bangladesh (en 2008): 22¢ de l’heure*
Cambodge : 33 ¢
Vietnam : 38 ¢
Chine : 55 ¢ à 94 ¢, ou à la pièce
Salaire minimum au Québec : 10,15 $
*Source: Jassin Consulting Group
MEURTRES A DACCA
Depuis le 24 avril 2013, date de l’effondrement d’un immeuble de huit étages dans la banlieue de Dacca (Bangladesh), le bilan de la catastrophe est monté à 427 morts, 149 disparus et 1.200 blessés. Trois mille personnes travaillaient dans le building qui s’est écroulé. D’après le premier ministre bangladais, les salariés avaient été contraints de retourner travailler malgré les fissures apparues la veille dans l’immeuble.
L’entrepreneur qui a construit l’édifice a été arrêté ; soupçonné d’avoir enfreint le code de la construction du pays. Trois propriétaires d’ateliers ont été interpellés par les forces de l’ordre. Un autre propriétaire, un industriel espagnol, est mis en cause et recherché : David Mayor est le directeur général de Phantom-Tac, une société conjointe à parts égales entre Phantom Apparels (Bangladesh) et Textile Audit Company (Espagne), installée sur plus de 2.000 mètres carrés dans l’édifice qui s’est effondré.
MISES EN CAUSE. La polémique touche désormais les sociétés occidentales pour lesquelles travaillaient les cinq ateliers de confection du Rana Plaza. Dans les gravats, on a en effet retrouvé des chemises bleues étiquetées «United Colors of Benetton». La société italienne a affirmé que «les gens concernés dans l’effondrement de l’atelier au Bangladesh ne faisaient pas partie de nos fournisseurs». La Fédération des ouvriers du textile au Bangladesh a pourtant découvert des documents portant mention d’une commande de 30.000 articles en septembre 2012. Une société travaillant dans le Rana Plaza, la New Wave Bottoms, indique également travailler avec le groupe textile de la Péninsule. On sait, par ailleurs, que les ateliers de confection sous-traitaient pour la marque espagnole Mango et la britannique Primark. Mango, qui a présenté ses «regrets», a admis avoir passé des commandes pour 25.000 articles, précisant qu’il s’agissait toutefois d’échantillons et qu’elle n’était pas cliente des ateliers détruits.
Des étiquettes destinées à la marque américaine de prêt-à-porter féminin Cato ont été également trouvées sur les lieux du drame. L’organisation Clean Clothes Campaign, basée à Amsterdam, accuse quant à elle la marque européenne C&A, la britannique Bon Marché, l’espagnole Corte Ingles et la canadienne Joe Fresh d’être en affaire avec les ateliers dévastés. Le groupe de distribution danois PWT a reconnu avoir recours à ces ateliers depuis sept ans.
Des militants de la Fédération des ouvriers du textile et de l’industrie au Bangladesh disent enfin avoir découvert, dans les décombres, des étiquettes de la marque Tex du groupe Carrefour. Ce dernier a néanmoins assuré qu’aucune des entreprises qui étaient en activité dans cet immeuble «ne fait partie de notre liste de fournisseurs au Bangladesh». Idem pour l’américaine Walmart qui dit enquêter sur des accusations similaires…
COLÈRES. Ce mercredi 1er Mai, des dizaines de milliers de manifestants ont défilé en une lugubre fête du travail pour dénoncer les conditions d’exploitation liées à la sous-traitance, fustiger les bas salaires et réclamer des sanctions radicales envers les propriétaires des sweatshops. Brandissant des banderoles et des drapeaux rouges, les protestataires n’arrêtaient pas de scander «Pendez les tueurs, pendez les propriétaires d’ateliers» en défilant dans les rues de la capitale, Dacca.
La plupart des 4.500 usines du textile sont restées fermées depuis une semaine, un coup d’arrêt brutal pour l’économie du pays alimentée en grande partie par les 20 milliards de dollars annuels générés par cette industrie. La Première ministre, en s’adressant au Parlement, a exhorté les ouvriers à reprendre le travail et critiqué les attaques dont ont été la cible plusieurs usines.
jean flinker
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