Comment rompre avec le libre-échange

Comment rompre avec le libre-échange

La démondialisation et ses ennemis

Perchées sur le fil de la dette, les économies occidentales flageolent de crise en crise. Réunions et sommets « exceptionnels » où se joue le sort d’un pays, d’un continent, constituent désormais l’ordinaire des responsables politiques. Depuis trois ans, ces derniers ont endossé le rôle de voiture-balai de la finance. Mais une autre piste s’ouvre, suscitant déjà craintes et controverses : qui a peur de la démondialisation ?

par Frédéric Lordon, août 2011

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Au commencement, les choses étaient simples : il y avait la raison — qui procédait par cercles (avec M. Alain Minc au milieu) —, et puis il y avait la maladie mentale. Les raisonnables avaient établi que la mondialisation était la réalisation du bonheur ; tous ceux qui n’avaient pas le bon goût d’y croire étaient à enfermer. « Raison » cependant confrontée à un léger problème de cohérence interne puisque, se voulant l’idéal de la discussion conduite selon les normes de la vérité et du meilleur argument, elle n’en aura pas moins interdit le débat pendant deux décennies et n’aura consenti à le laisser s’ouvrir qu’au spectacle de la plus grande crise du capitalisme.

Le Monde n’hésite pas à souhaiter la « bienvenue au grand débat sur la démondialisation », et l’introduit (en guise de « bienvenue », sans doute) par une tribune expliquant que la démondialisation est « absurde » et, pour l’équité des points de vue, par un entretien certifiant qu’elle est « réactionnaire » (1) — en effet ça n’est pas la même chose et les deux méritaient d’être mentionnés.

La temporalité de la macroéconomie voudra que les effets terribles de la méga-austérité européenne se fassent réellement sentir en France à partir du premier semestre 2012. Au carrefour du délire de la finance, des politiques économiques sous tutelle des marchés et des délocalisations qui continuent pendant la crise, la mondialisation promet de se montrer sous ses plus chatoyants atours… Contraindra-t-elle enfin le débat présidentiel à poser les vraies questions ? Lesquelles — chômage, précarité, inégalités, pertes de souveraineté populaire — se ramènent synthétiquement à une seule : la mondialisation. La rupture avec les alternances sans alternative prend alors le nom simple de « démondialisation ».

Le nom est simple mais le débat compliqué, où la dispute intellectuelle redessine le paysage politique, avec ses fractures inattendues et ses récupérations douteuses, mais toujours contre le syndicat des intérêts dominants : ceux qui ne veulent pas apparaître chaque fois qu’on pose la question « A qui profite la mondialisation ? » et qui, après avoir lutté pour que le débat n’ait pas lieu, luttent maintenant pour lui faire dire « encore ».

C’est un travail d’historien qu’appellerait le redéploiement complet de l’éventail des arguments mondialisateurs, des plus stupides (la « mondialisation heureuse », de ce point de vue déjà assurée d’une place dans l’histoire) aux plus spécieux, dont tous n’ont pas été abandonnés aujourd’hui car toutes les munitions sont bonnes pour sauver ce qui peut l’être. Ainsi, par exemple, répétant le geste de La mondialisation n’est pas coupable du Paul Krugman de 1998 (pas encore « Prix Nobel » d’économie), qu’il avait d’ailleurs imité en stigmatisant les « ennemis de la mondialisation (2) », l’économiste Daniel Cohen prend toujours grand soin d’exclure la financiarisation du périmètre de la mondialisation — il est vrai qu’elle n’a jamais été très commode à défendre, moins encore depuis 2007, on la laissera donc prudemment à l’écart de ce débat.

On reconnaîtra là un procédé typique, longtemps en usage au sein de ce qu’on pourrait appeler la gauche pleurnicheuse, très attachée à continuer de se montrer solidaire avec le salariat souffrant (elle est de gauche tout de même), déplorant à chaudes larmes qu’il y ait des inégalités, de la précarité et bien du malheur, mais décidée à ne surtout pas les rapporter à leurs causes structurelles : la libéralisation financière et le pouvoir actionnarial, la construction européenne telle qu’elle choisit délibérément d’exposer les politiques économiques à la discipline des marchés financiers, la concurrence libre et non faussée, bref toutes ces choses intouchables qui ont implicitement constitué, si l’on ose cette audace géométrique, le cadre du cercle de la raison, c’est-à-dire du cercle de ceux qui « veulent en être », le cadre des choses à dire (contre l’enfer des choses à ne pas dire) pour continuer de toucher la main du ministre, d’être invité à la télévision, consulté par les partis (de gauche de droite) — en un mot aimé des institutions.

Cauchemar à grand spectacle

Mais voilà la crise qui emporte tout — et sa terrible menace du ridicule. L’enfer, ça n’est pas les autres, ce sont les archives ! Aussi tous rament très fort (mais, rassurons-nous, sans jamais sacrifier l’essentiel) pour faire oublier leurs positions du passé : feu la Fondation Saint-Simon, La République des idées, Terra Nova et autres jolis morceaux de l’appareil idéologique de la mondialisation qui n’auront pas eu leurs pareils pour organiser l’esquive et la déflexion. Reste que les moyens discursifs du passé doivent être révisés. N’« en » pas parler restait possible tant que la mondialisation n’avait pas tourné au cauchemar à grand spectacle. On soulagerait le sort des malheureux par des procédés exclusivement internes et prenant soin de demeurer dans le « cadre », sans rien en mettre en question : réforme fiscale (à coup sûr utile) et puis surtout é-du-ca-tion !

On allait éduquer les « perdants » — pour les rendre « compétitifs par le haut ». Ah ! l’éducation, l’économie du savoir, la knowledge-based economy qui a fait les délices de la Commission européenne, motif parfait pour remettre aux idiots la responsabilité de se rendre employables et ne plus parler des causes structurelles qui détruisent l’emploi. Sans compter ses agréables horizons, nécessairement de long terme (car c’est toute une affaire de former les imbéciles), qui autorisent à ne rien faire dans l’intervalle. Or des « choses structurelles » connues sous le nom de mondialisation, il devient difficile de ne plus parler, car leurs dégâts, tolérables tant qu’ils étaient silencieux, ont soudain eu le mauvais goût de devenir bruyants.

Bien sûr, on pourra s’efforcer de maintenir quelques arguments d’ancienne facture. Ainsi par exemple de la thèse de la « technologie », qui tient que le malheur du peuple ne vient pas de la mondialisation mais des ordinateurs — sur lesquels vous ne voudriez tout de même pas qu’on revienne ?, interroge M. Pascal Lamy (3). Daniel Cohen, qui maintient encore ce qui reste de cette thèse — parfaitement adéquate à celle de l’économie du savoir —, met au compte de la productivité par la technologie, et non à celui de la mondialisation, les destructions d’emplois et les inégalités (4) : car seuls les bien-éduqués s’en sortent avec les ordinateurs et raflent la mise réservée aux compétents — les autres, hélas… Curieusement, les enjeux de la mondialisation (déjà réduite aux échanges) et de la « productivité », qui sont évoqués sous l’espèce d’une antinomie (soit l’un, soit l’autre, et plutôt le second que le premier), ne sont jamais montrés dans leur possible rapport de complémentarité, peut-être même de causalité : car après tout, qu’est-ce qui soutient la course folle à la productivité sinon à la fois les formidables pressions de la concurrence « non faussée » (avec des salariés chinois à 100 euros mensuels, on ne peut pas dire que la concurrence n’est pas loyale… On verra ce qu’on verra quand l’Afrique à 15 euros entrera dans le jeu !) et l’injonction au relèvement permanent de la rentabilité financière, expression même de l’empire de la finance actionnariale (5), soit les piliers de ce qu’on peut nommer mondialisation ?

L’économiste Patrick Artus, qui avait pourtant annoncé en 2008 à propos de la « globalisation » que « le pire [était] à venir (6) », y a depuis réfléchi à deux fois et pense désormais qu’il serait fou de « refuser la mondialisation (7) » avec, à défaut d’un sens très ferme de la continuité, un argument plein d’espérance : « ça » a bien été un peu dur jusqu’ici, mais il ne faut surtout pas lâcher maintenant, « ça » va bientôt payer ! Schème néolibéral usé jusqu’à la corde mais drolatiquement remis au goût du jour, l’appel à la patience émouvra sans doute tous ceux qui se souviennent des quinze années de désinflation compétitive à base d’ajustements de long terme et de patience qui allaient porter leurs fruits, mais « à la fin » — qu’on attend toujours. Oui, sans doute, la Chine finira par se doter d’institutions salariales matures propres à solvabiliser un marché intérieur et, de grande exportatrice, elle deviendra notre grande cliente — mais quand exactement ? Dans dix ans ? Quinze ? Une solution pour tenir jusque-là ? Ou bien le patience-ça-va-bientôt-payer ? Et quid de l’idée que, comme la Chine à 150 euros deviendra à son tour victime des délocalisations au Vietnam à 75, la mondialisation ne connaisse un prévisible rebond en direction du continent africain — encore entièrement à enrôler ! et qui, lui, cassera tous les prix. Encore une dernière tournée de patience pour un petit demi-siècle afin que l’Afrique ait accompli son propre parcours ?

Evidemment, le désastre présent bouscule les anciens amis de la mondialisation qui, ne se résolvant pas à se déclarer ses ennemis, éprouvent cependant le besoin d’effacer l’impression d’avoir si peu trouvé à redire. Par une série de corrections de trajectoire devant réaliser la performance d’être insensibles comme telles — ne pas se mettre en contradiction flagrante, encore moins laisser entendre qu’on aurait pu se tromper — tout en opérant de réels effets de repositionnement, les uns et les autres s’efforcent donc de trouver à « redire ». Mais seulement le minimum, et selon ce que les événements en cours autorisent, pour toujours se maintenir au centre de gravité du discours légitime — tel qu’il exige maintenant par exemple de se montrer ferme, au moins en mots, avec la finance — et ainsi continuer d’« en être ». Alors, oui, pressés par le cours des choses, Daniel Cohen consent des réserves qu’il avait sans doute longtemps retenues sur le pouvoir actionnarial, et Artus se livre à d’improbables distinctions entre « mondialisation » et « globalisation » pour sauver ce qui peut l’être… mais aussi se laisser un petit reste à critiquer. Même M. Lawrence Summers, ex-conseiller économique de M. Barack Obama et grand déréglementateur auprès du président William Clinton (1993-2001), admet que les salariés américains ont « de bonnes raisons » de penser que « ce qui est bon pour l’économie globale n’est pas forcément bon pour eux » (8)…

Les craquements du système et les gifles répétées du réel ont fini par ouvrir des brèches où les arguments trop longtemps interdits ont trouvé à faire résurgence — il est vrai qu’un système dont la défense contraint ses amis à la rhétorique du « globalement positif (9) » est généralement plus près des poubelles de l’histoire que de son apothéose. Légèrement déboussolé, l’économiste Elie Cohen constate que « le discours de la mondialisation heureuse est difficile (sic) à tenir aujourd’hui (10) ». Le mot de « démondialisation », dont il est maintenant convenu d’attribuer la paternité à l’économiste philippin Walden Bello (11), est devenu assez logiquement le signifiant d’un horizon politique désirable pour toutes les colères sociales que la mondialisation ne cesse de faire naître. Car à la fin des fins, les choses sont plutôt simples : si un accord s’est fait assez aisément pour nommer « mondialisation » la configuration présente du capitalisme, alors il devrait s’en faire un aussi facilement pour entendre dans « démondialisation » l’affirmation d’un projet de rupture avec cet ordre.

Il est vrai cependant qu’il y a plusieurs manières de « rompre ». Celle du député socialiste Arnaud Montebourg (12) reste européenne — on lui souhaite bon courage avec l’Allemagne quand il s’agira de revenir sur la soumission des politiques économiques à la discipline des marchés et sur l’indépendance de la Banque centrale… Un peu à l’image de l’« effet Fabius » en 2005 (qui avait pris parti pour le « non » au référendum sur le traité constitutionnel européen), M. Montebourg, candidat respectable aux primaires d’un parti « respectable », a indiscutablement fait faire un saut quantique de légitimité au débat sur la démondialisation. Et par là rendu audibles des discours qui ne pouvaient pas l’être. Comme celui de l’économiste Jacques Sapir, dont la manière est plus radicale, puisque, dans l’éventail des solutions qu’il envisage, il n’hésite pas à inclure l’option de la restauration de souveraineté nationale (par la sortie de l’euro) si toutes les autres venaient à échouer (13).

C’est en ce point précis que le débat vient à se crisper à gauche. On n’aurait pas imaginé en effet que des membres du conseil scientifique de l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (Attac) pussent s’alarmer de la mise en circulation du thème de la démondialisation, moins encore dans les termes de la stigmatisation du « repli national » qui résonnent étrangement avec les habituelles fulminations de l’éditorialisme libéral, et préparent le terrain de l’assimilation aux « politiques brunes [qui] se frayent un chemin sous les déguisements les plus divers (14) ».

On reste confondu de cette contribution peut-être involontaire, mais en tout cas objectivement constituée, d’une partie de la gauche critique aux pires défigurations de la démondialisation, et notamment celle qui persiste dans la fantasmagorie obsidionale, le « syndrome de la forteresse », à base de remparts, de ponts-levis et d’économie autarcique. On croyait réservée au chroniqueur du Figaro Alexandre Adler l’antinomie qui ne conçoit que la Corée du Nord et la forme « royaume-ermite » comme opposé dialectique de la mondialisation, mais voilà que les allusions des signataires d’Attac viennent alimenter à leur tour cette figure imaginaire qu’un regard jeté sur une histoire économique récente suffit pourtant à invalider.

Car si, rapportée à nos normes (d’ailleurs singulièrement, et symptomatiquement, déplacées) d’aujourd’hui, la configuration fordiste du capitalisme d’après-guerre a tout de la démondialisation, on y chercherait en vain les barbelés et les miradors, les économies hermétiquement closes et les projets d’autosuffisance. Terrible infirmité de la pensée du tiers exclu qui ne conçoit que le monde mondialisé ou bien l’enfer des nations, mais rien entre les deux, et contre laquelle il faut rappeler sans cesse la possibilité de l’international, qu’il faudrait peut-être écrire inter-national pour lui faire encore mieux dire ce qu’il veut dire, à savoir qu’il peut y avoir des nations et des liens entre les nations.

On ne sache pas en effet que la période 1945-1985 ait ignoré les échanges extérieurs — sans doute le commerce international était-il moins développé qu’aujourd’hui… mais il n’est pas certain que ce soit une tare. On ne sache pas non plus que cette restriction, dans un régime d’échange que nos normes d’aujourd’hui qualifieraient indiscutablement de protectionniste, ait porté la guerre que nous promet M. Lamy chaque fois qu’il est question de ne pas tout sacrifier au libre-échange — et, catastrophique convergence rhétorique, certains altermondialistes annoncent que des droits de douane « nourri[raient] la xénophobie et le nationalisme (15) », soit, lu à l’aveugle, du Lamy dans le texte.

Aussi aimerait-on rappeler que l’« horreur national-protectionniste » fordiste a été une époque, sans doute imparfaite, de plein-emploi, de croissance — il est vrai sans conscience écologique — et de paix entre pays avancés, certes relative seulement, mais tout de même… On ne sache pas davantage que le principe national ait été aboli même dans le monde supposé mondialisé car, informons les libéraux et les altermondialistes, il y a encore des nations ! Il y a la Chine, il y a les Etats-Unis, dont curieusement on ne questionne jamais ni le nationalisme ni les affirmations de souveraineté. Ces deux-là riraient beaucoup si on leur demandait de se fondre dans de plus vastes ensembles. Et, chose plus surprenante, ces indécrottables nations ne se font pas nécessairement la guerre, et elles ne nous la font pas non plus !

On ne sache pas enfin que les rapports entre les nations doivent se concevoir sous l’exclusive perspective de la marchandise, et l’on reste un peu sidéré que la Javel libérale ait fini par lessiver les entendements au point de faire oublier qu’entraver un peu la circulation des conteneurs et des capitaux n’interdit nullement de promouvoir la plus grande circulation des œuvres, des étudiants, des artistes, des chercheurs, des touristes, comme si la circulation marchande était devenue la jauge exclusive du degré d’ouverture des nations ! — et seule la mauvaise foi peut prêter à la démondialisation de vouloir liquider les « bonnes » circulations avec les « mauvaises ».

Mais, dira-t-on, Attac s’était rapidement défaite de sa première étiquette « anti-mondialisation », précisément pour se redéfinir comme « altermondialisation ». C’est peut-être là que passe la ligne de partage des eaux théoriques, comme l’indique la crainte récurrente des signataires de voir « un conflit de classes transformé en conflits de nations (16) ». Partant d’une question profonde, cet énoncé est pourtant voué à l’inanité s’il pense pouvoir opérer le déni du fait national, ou plutôt des faits nationaux, et des rapports d’antagonisme qui s’ensuivent presque nécessairement. Mais là encore, et toujours par le même effet tragique du tiers exclu, « antagonisme » est aussitôt compris comme « guerre », et comme négation absolue de rapports de coopération qui pourraient être noués par ailleurs.

Vœux pieux et rapports concrets

Sauf à poursuivre la chimère d’une humanité entièrement réconciliée, il faudra bien se faire à l’idée que la communauté humaine au sens large est nécessairement traversée d’antagonismes, et que certains d’entre eux s’établissent selon les tracés des nations.

Il est très évident cependant que tous les antagonismes ne répondent pas à la grammaire nationale, mais aussi à des grammaires autres, et parfois transversales — l’antagonisme de classe, par exemple. Mais l’on ne saurait retenir parmi ces multiples grammaires seulement celle de sa préférence ! Quant à savoir si l’une d’elles jouit de quelque primat, c’est une question qui n’admet aucune réponse générale, mais se trouve chaque fois déterminée par la configuration particulière des structures du capitalisme. On peut bien observer que le salariat chinois et le salariat français se situent dans le même rapport d’antagonisme de classe chacun vis-à-vis de « son » capital, il n’en demeure pas moins que les structures de la mondialisation économique les placent aussi et objectivement dans un rapport d’antagonisme mutuel — contre lequel aucune dénégation ne pourra rien.

En appeler à la solidarité de classe franco-chinoise procède d’un universalisme abstrait ignorant des données structurelles concrètes et de leur pouvoir de configurer des conflits objectifs — soit ironiquement tout ce que Karl Marx reprochait aux « jeunes hégéliens de gauche » : plutôt que d’escompter des « essences » (l’« essence » du salariat ou l’« essence » de la lutte des classes) qu’elles produisent toutes seules d’improbables effets, il vaudrait mieux songer à refaire les structures réelles qui déterminent réellement les (multiples) rapports dans lesquels entrent les divers groupes sociaux.

Ainsi, dans certains pays, les structures de la finance actionnariale et des retraites capitalisées placent objectivement en conflit diverses fractions du salariat même : pensionnés (qui ont intérêt à la rentabilité financière) contre salariés (de qui on l’extrait), salariés-licenciés d’un centre de production contre salariés-actionnaires du même groupe (dont les titres vont s’apprécier), etc. Il est absolument vain d’appeler tous ces gens à des solidarités de classe abstraites contre les structures qui les détruisent concrètement et configurent objectivement leurs intérêts sous des rapports antagoniques — plus utile en revanche de refaire les structures (anéantir la finance actionnariale, promouvoir sans cesse la répartition) pour créer les conditions concrètes propres à reconstituer les unités brisées et, alors, à pouvoir faire prévaloir une certaine grammaire d’antagonisme contre les autres.

De même, les structures présentes du libre-échange et de la circulation des investissements directs interdisent que s’actualisent les solidarités possibles entre salariés français et salariés chinois. Voici donc le paradoxe inaperçu des « mondialisateurs ». Loin, comme on l’entend souvent, qu’un protectionnisme raisonné et négocié nuise aux intérêts des salariés des pays émergents (on remarquera au passage que systématiquement, dans cette discussion, le sort des salariés nationaux est tenu pour parfaitement négligeable…), il se pourrait au contraire qu’il leur permette de hâter, par désincitation à tout miser sur les exportations, le passage à des régimes de croissance plus autocentrés, appelant fonctionnellement l’extension et la stabilisation du revenu salarial.

Ce n’est que lorsque les salariats nationaux sont soustraits aux rapports antagoniques auxquels les voue le libre-échange inégal que peuvent se déployer des solidarités transversales (transnationales), faisant alors prévaloir la grammaire classiste sur la grammaire nationaliste — en somme, respecter le « fait national » pourrait être le meilleur moyen de donner sa chance (internationale) au « fait de classe » salarial. De même que la « concurrence non faussée » n’est en réalité qu’un protectionnisme déguisé (et de la pire espèce) (17), il se pourrait donc, à l’encontre de ce que croient certains altermondialistes, que des formes de protectionnisme transparentes et rationnellement négociées aient d’assez bonnes propriétés coopératives en ménageant des possibilités de développement autonomes, quoique (raisonnablement) interagissantes, et en créant les conditions concrètes des solidarités transnationales de classe.

Mais la question de la démondialisation ne s’épuise nullement dans celle du protectionnisme (où les mondialisateurs voudraient tant la cantonner), encore moins dans ces quelques arguments nécessairement parcellaires. Elle appellerait davantage à y entrer non par des considérations économiques, mais par le problème fondamental sous lequel elle prend vraiment sens, problème proprement politique de la souveraineté et de ses circonscriptions possibles (18) — qui ne se limitent nullement au périmètre des actuelles nations. Donnée fondamentale de la vie des peuples, la souveraineté est, mais sur le mode de l’oubli, le point commun de tous les défenseurs de la mondialisation, qui en ignorent systématiquement les réquisits les plus essentiels, comme en témoigne le filandreux concept de « gouvernance ». « Le problème central est celui de la gouvernance mondiale », répète symptomatiquement Daniel Cohen (19). Non ! le problème central est celui de la constitution d’entités politiques authentiquement souveraines, seules à même d’être dotées de la force capable de s’opposer à la force du capital. Et dont le déni est entretenu dans la chimère des « institutions internationales fortes » (20), ce parfait oxymore qui fait néanmoins dire à Daniel Cohen que « sans institutions internationales fortes, on restera dans le chaos », qu’il faut alors réécrire : « on restera dans le chaos ». S’il y avait donc un seul principe général pour gouverner le débat sur la mondialisation, ce pourrait être celui-ci : on ne peut pas laisser les peuples longtemps sans solutions de souveraineté.

Une définition finalement très simple

Mais l’on pourrait aussi, à l’exact opposé, ramener la controverse de la démondialisation à une question d’identification conventionnelle finalement très simple, sous la lumière crue de la conjoncture présente. La concurrence non faussée entre économies à standards salariaux abyssalement différents ; la menace permanente de délocalisation ; la contrainte actionnariale exigeant des rentabilités financières sans limites, telles que leur combinaison opère une compression constante des revenus salariaux ; le développement de l’endettement chronique des ménages qui s’ensuit ; l’absolue licence de la finance de déployer ses opérations spéculatives déstabilisatrices, le cas échéant à partir des dettes portées par les ménages (comme dans le cas des subprime) ; la prise en otage des pouvoirs publics sommés de venir au secours des institutions financières déconfites par les crises récurrentes ; le portage du coût macroéconomique de ces crises par les chômeurs, de leur coût pour les finances publiques par les contribuables, les usagers, les fonctionnaires et les pensionnés ; la dépossession des citoyens de toute emprise sur la politique économique, désormais réglée d’après les seuls desiderata des créanciers internationaux et quoi qu’il en coûte aux corps sociaux ; la remise de la politique monétaire à une institution indépendante hors de tout contrôle politique : c’est tout cela qu’on pourrait, par une convention de langage peu exigeante, décider de nommer mondialisation.

D’où suit, toujours aussi simplement, que se dire favorable à la démondialisation n’est alors, génériquement, pas autre chose que déclarer ne plus vouloir de ça !

Frédéric Lordon

Economiste, auteur de La Crise de trop. Reconstruction d’un monde failli, Fayard, 2009.

(1) Le Monde : éditorial, 1er juillet 2011  ; Zaki Laïdi, «  Absurde démondialisation  », 29 juin 2011  ; Pascal Lamy, «  La démondialisation est un concept réactionnaire  », 1er juillet 2011.

(2) Daniel Cohen, La Mondialisation et ses ennemis, Grasset, Paris, 2004.

(3) Pascal Lamy, op. cit.

(4) «  La mondialisation est-elle coupable  ?  », entretien avec Daniel Cohen et Jacques Sapir, Alternatives économiques, n° 303, Paris, juin 2011.

(5) Isabelle Pivert, «  La religion des quinze pour cent  », Le Monde diplomatique, mars 2009.

(6) Patrick Artus et Marie-Paule Virard, Globalisation, le pire est à venir, La Découverte, Paris, 2008.

(7) Patrick Artus, «  Ce n’est pas le moment de refuser la mondialisation  », Flash économie, Natixis, n° 472, 21 juin 2011.

(8) Lawrence Summers, «  A strategy to promote healthy globalisation  », Financial Times, Londres, 5 mai 2008.

(9) Daniel Cohen, «  Sortir de la crise  », Le Nouvel Observateur, Paris, 7 septembre 2009.

(10) «  Elie Cohen : “L’idéologie de Davos a buté sur la crise”  », Nouvelobs.com, 26 janvier 2010.

(11) Walden Bello, Deglobalization : Ideas for a New World Economy, Zed Books, Londres-New York, 2002. Le mot a d’abord été employé par Bernard Cassen en 1996 : «  Et maintenant… démondialiser pour internationaliser  », Manière de voir, n° 32, novembre 1996.

(12) Arnaud Montebourg, Votez pour la démondialisation  !, Flammarion, Paris, 2011.

(13) Jacques Sapir, La Démondialisation, Seuil, Paris, 2011. Cf. aussi, du même auteur, «  S’il faut sortir de l’euro…  », document de travail CEMI-EHESS, Paris, avril 2011.

(14) «  La démondialisation, un concept superficiel et simpliste  », par neuf membres du conseil scientifique d’Attac, 6 juin 2011.

(15) Pierre Khalfa, «  Les impasses de la démondialisation. Réponse à quelques contradicteurs  », Mediapart, 20 juin 2011.

(16) Ibid.  ; Jean-Marie Harribey, «  La démondialisation heureuse  ?  », blog d’Alternatives économiques, Paris, 16 juin 2011.

(17) «  La “menace protectionniste”, ce concept vide de sens  », dans La Crise de trop, Fayard, Paris, 2009.

(18) «  Qui a peur de la démondialisation  ?  », La pompe à phynance, Les blogs du Diplo, 13 juin 2011.

(19) «  La mondialisation est-elle coupable  ?  », op. cit.

(20) Ibid.

Source

Qui a peur de la démondialisation ?

lundi 13 juin 2011, par Frédéric Lordon

Dans une tribune récemment publiée sur Mediapart (6 juin 2011), des membres du conseil scientifique d’Attac (Geneviève Azam, Jacques Cossart, Thomas Coutrot, Jean-Marie Harribey, Michel Husson, Pierre Khalfa, Dominique Plihon, Catherine Samary et Aurélie Trouvé) déclarent « s’inquiét(er) de la fortune rencontrée par la démondialisation ». Je crois avoir à leur endroit suffisamment d’estime et d’amitié pour leur dire mes désaccords – à plus forte raison après m’être rendu coupable d’avoir moi-même employé le mot « à problème » [1]…

Dépolluer du FN

Du problème en question, il est sans doute utile de commencer par déblayer la situation politique – entendre la dépolluer du Front national. Car l’on sent bien que la fortune de l’extrême droite qui capitalise sur ce thème n’entre pas pour rien dans les inquiétudes des signataires. Mais, par une contradiction performative fatale, faire sans cesse référence au FN à propos de tout débat est à coup sûr le meilleur moyen de l’installer dans la position de centralité dont par ailleurs on voudrait l’écarter. Il ne faut se faire aucune illusion, spécialement quand la nouvelle dirigeante du FN s’avère plus futée que son prédécesseur, et démontre déjà assez son talent de récupération : le FN mangera à tous les râteliers, captera tout ce qu’il peut capter, si bien qu’installer le mythe de l’anti-Midas – « le FN transforme en plomb tout ce qu’il touche » – est le plus sûr moyen de contribuer soi-même à la dégradation de ses propres débats. On n’abandonnera donc pas le débat de la démondialisation sous prétexte que le FN qui a senti la bonne affaire s’y vautre avec délice !

Avant de déserter le terrain, on pourrait en effet au moins avoir le réflexe d’objecter que nul ne s’inquiétait dans les années 1980-1990 que le FN campe sur les idées économiques libérales du RPR-UDF, et nul n’allait soumettre la droite dite « républicaine » à la question de cette embarrassante proximité. Curieusement les proximités ne deviennent embarrassantes que lorsqu’il est question d’en finir avec la finance libéralisée et le libre-échange – et les signataires d’Attac devraient « s’inquiéter » d’avoir ici beaucoup concédé aux schèmes réflexes de l’éditorialisme libéral. Ils pourraient également suggérer qu’on renverse l’ordre de la question, et que « l’éditorialisme » se préoccupe d’aller interroger sérieusement le FN sur ses virages doctrinaux à 180° et sur sa propension récente à aller piller (et déformer) des idées de gauche critique – paradoxe tout de même étonnant si l’on y pense, mais qui semble faire si peu problème que tout le monde se précipite plutôt pour demander à la gauche critique comment elle peut vivre dans pareil voisinage… Moyennant quoi, à force d’envahissements par l’extrême droite, qui ne manque pas de s’en donner à cœur joie avec au surplus le plaisir complémentaire de créer la confusion, et le plaisir supplémentaire de le faire avec la complicité active des victimes de la confusion, il ne restera bientôt plus grand-chose en propre à la gauche en matière économique s’il lui faut abandonner dans l’instant tout ce que l’anti-Midas aura touché. Car il ne faut pas s’y tromper : l’anti-Midas a la paluche aux aguets et il va en toucher autant qu’il pourra. On pourrait donc, par un préalable de bonne méthode, décider d’ignorer les gesticulations récupératrices du FN, de cesser d’en faire l’arbitre intempestif et pollueur de nos débats, et de continuer de discuter des sujets qui nous intéressent.

Au fait, qu’est-ce que la mondialisation ?

Ceci étant dit, c’est une chose de tenir, comme le font les signataires, la « démondialisation » pour un concept « superficiel et simpliste », mais c’en aurait été une autre, bienvenue, qu’ils prissent eux-mêmes la peine de donner leur propre définition « rigoureuse » de la mondialisation. Ecartons tout de suite – je ne les leur prête pas, d’ailleurs – les contorsions sémantiques qui tentent de repérer d’abyssales différences entre « mondialisation » et « globalisation » pour en tirer d’improbables solutions de rattrapage. Ce deuxième terme ne veut rien dire, en tout cas rien dire d’autre que « mondialisation » elle-même, dont il est simplement la dénomination anglo-saxonne (globalization).

Il y a alors deux définitions possibles de la mondialisation :

— Par les externalités : la mondialisation désigne un état du monde où les externalités ont atteint de telles portées et de telles intensités qu’elles rendent nécessaire des formes de gestion supranationales. Le dérèglement climatique est une externalité mondiale et seule une coordination mondiale en viendra à bout. Le problème nucléaire est à externalités manifestes – il faut par exemple féliciter l’Allemagne (et pour une fois on ne verra aucune ironie là-dedans) de sa décision, alors qu’à quelques centaines de kilomètres de sa frontière, le parc de centrales français s’offre à lui envoyer quelques éventuels vents d’ouest un peu pourris. Et l’on pourrait parler des problèmes migratoires, de l’eau, des droits sur les médicaments, etc. Ce monde-là ne peut plus marcher sur des bases exclusivement nationales, il a en effet mondialisé certains de ses problèmes.

— Par la libéralisation des marchés : sous cette autre définition, la mondialisation est à entendre comme le processus de déréglementation du plus grand nombre de marchés possibles sur la base internationale de plus grande extension possible. Sous ce rapport, il n’y a aucune différence à faire entre « mondialisation » et « mondialisation néolibérale ». « Mondialisation néolibérale » n’est qu’un pléonasme et les signataires qui disent vouloir de la première mais pas de la deuxième vont avoir du mal à déplier des différences inexistantes. Entendent-ils qu’ils veulent bien la mondialisation-externalités mais pas la mondialisation-libéralisation ? On le leur accordera sans difficulté, mais la première est politique et la deuxième économique, et il ne fallait pas beaucoup d’esprit de charité intellectuelle pour comprendre que le discours de gauche de la démondialisation s’en prend à la seconde, la mondialisation économique, la seule qu’il y ait à combattre vraiment car elle, elle a produit ses « solutions »… quand la première n’a posé que ses questions.

Les signataires disent vouloir « évidemment réduire les flux de marchandises et de capitaux, et relocaliser les systèmes productifs (…), stopper la concurrence entre travailleurs et paysans du monde, valoriser la diversité des savoirs et des pratiques sociales, nourrir les populations et assurer la souveraineté alimentaire ». Mais c’est cela même la démondialisation – économique ! Et l’on ne voit pas pourquoi penser la chose ne pourrait pas aller jusqu’à dire le mot. Démondialiser, au sens de la deuxième définition de la mondialisation, c’est revenir sur les libéralisations généralisées : en tout premier lieu celles des marchés de biens et services et celles des circulations de capitaux. Il faut une singulière mauvaise foi, doublée d’une réelle incohérence, pour d’une part prêter aux discours de la démondialisation, par une imputation d’essence, d’avoir d’abord désigné « le travailleur chinois comme ennemi » pour se réserver ensuite le joli rôle de la relocalisation, de la réduction des flux de marchandises et de l’arrêt de « la concurrence entre travailleurs du monde »… Sauf dans les catégories de la pensée libérale (ou de la pensée d’extrême droite), tenir le discours de la démondialisation n’a jamais signifié s’en prendre à des individus ou à des groupes sociaux, mais à des structures – même s’il est vrai qu’alors, dans un deuxième temps, reviennent dans le champ de la critique des groupes sociaux particuliers : ceux qui ont eu barre sur, et partie liée à la configuration des structures, savoir l’oligarchie capitaliste.

Mais c’est une étrange réticence celle qui interdit de dire « démondialisation » quand la conscience populaire a identifié la chose qu’elle nomme « mondialisation » comme l’origine de ses souffrances et qu’une analyse rigoureuse peut venir pleinement ratifier cette identification. Les signataires se rendent-ils comptent qu’avec leur dénonciation du « repli national » – et l’on sent bien qu’on a échappé de peu à la « frilosité » et à « l’égoïsme » de ceux qui ont « peur » de « l’ouverture » –, on retrouve sous leur plume les pires lieux communs de l’éditorialisme libéral – ou comment faire tourner soi-même les moulins de ses propres adversaires… Mais le plus grave dans cette convergence, certes ponctuelle mais troublante, tient à la fabrication d’une de ces antinomies qui font, là encore, la joie du commentaire autorisé, antinomie au terme de laquelle la « mondialisation » n’a pour alternative que le « refermement national ». Le monde mondialisé ou la nation archaïque, et choisissez votre camp…

De quelques approximations de l’anti-démondialisation

Passons d’abord sur les approximations et les déformations du discours de la démondialisation relu par les signataires – et d’une relecture qu’on pourrait bien dire elle aussi « superficielle et simpliste »… « Une monnaie nationale ne protège ni du néolibéralisme, ni de la spéculation, ni du productivisme : a-t-on vu quelque gouvernement britannique s’opposer au néolibéralisme du fait qu’il disposait de la livre sterling ? Le franc, la livre ou la lire étaient-ils des boucliers contre les attaques spéculatives ? » Mais qui (à part Marine Le Pen) a jamais dit que le retour aux monnaies nationales était à soi seul la panacée anti-crise ? Quel que soit le degré auquel on adhère à leurs thèses, on pourrait au moins créditer les économistes qui plaident pour le retour à la monnaie nationale [2] d’avoir hautement conscience des périls qui suivraient de l’abandonner à la spéculation internationale et de précisément n’envisager ce retour qu’accompagné de radicales transformations structurelles, notamment financières et bancaires, visant à briser le pouvoir de nuisance des marchés de capitaux.

« On ne renversera pas le dogme de la “création de valeur pour l’actionnaire” en commençant par des droits de douane contre la Chine mais par une redistribution des richesses dans nos pays et entre pays (…). La “démondialisation” n’apporterait rien à l’affaire », écrivent plus loin les signataires. On s’excuse de le leur dire un peu rudement mais cette phrase est d’une parfaite absurdité. Il faudrait être idiot en effet pour prétendre transformer les données de la contrainte actionnariale en s’attaquant à celles… de la contrainte concurrentielle ! Quant à l’injonction mécanique de la « redistribution des richesses », elle n’est pas davantage qu’un vœu pieu récurrent, symptomatiquement matière à mots d’ordre syndicaux qui ne mènent à rien (je veux dire à rien d’autre qu’à d’inoffensifs défilés entre République et Nation), et en elle-même vide de sens tant qu’on n’a pas rapporté ce projet à des transformations concrètes des structures qui déterminent le partage des richesses.

Or parmi celles-ci on trouve typiquement d’un côté les structures de la libre concurrence qui organisent la pression constante sur les coûts salariaux – et, oui, en particulier avec des économies à standards sociaux effondrés (comme la Chine). Sauf à attendre patiemment les quelques décennies de la montée en gamme de l’économie chinoise, de la constitution d’institutions salariales matures et du rattrapage de ses standards sociaux et environnementaux, on voit mal les moyens de la protection des salariés européens, à part la restriction de la concurrence dite non-distordue (ainsi conçue pour mieux laisser jouer toutes les distorsions propres à la mise en concurrence de modèles socioproductifs parfaitement inégaux). Il n’est donc pas question dans cette affaire, comme feignent de le croire les signataires, que l’opprobre soit jeté sur « les Chinois », ou même « la Chine », à qui nul ne saurait reprocher son niveau de développement – bien davantage en revanche sur les fous furieux de l’Union européenne et de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui organisent soigneusement la concurrence libre avec elle. Si, par ailleurs, les signataires ont en tête un moyen de restreindre cette concurrence autre que, oui, des droits de douane sélectifs et bien ciblés, surtout qu’ils le disent. Et sinon pourquoi ne pas admettre qu’une telle restriction tombe de plein droit sous la catégorie de la démondialisation ?

Comme y tombent également, d’un autre côté, toutes les modifications des structures de la finance telles qu’entre autres elles soutiennent actuellement le pouvoir actionnarial. Car à moins de poursuivre la chimère de la re-régulation mondiale, que sa magnifique ambition rend au moins certaine de ne jamais aboutir, il faudra bien envisager une re-régulation simplement régionale… qui n’ira pas sans dispositifs de protection adéquats, d’une part pour désamorcer toutes les stratégies d’arbitrage réglementaire et d’autre part pour protéger l’intérieur de la « zone financière régulée » de toutes les instabilités venues d’un extérieur demeuré dérégulé – et cela également s’appelle démondialiser. Ce n’est donc pas la nationalité des opérateurs qui est en jeu – car il est bien vrai que les investisseurs institutionnels français ne sont pas moins rapaces et violents que les autres ! C’est la possibilité de constituer une enclave de vie économique pacifiée sans avoir à attendre la grande convergence mondiale. Mais cette possibilité-là n’est que l’autre nom de la rupture avec la mondialisation.

La question décisive de la souveraineté

Les signataires objecteront qu’ils visent moins loin que le monde : l’Europe. Et on peut leur accorder en effet qu’il y a matière à réfléchir à la circonscription de la régulation « régionale », sans exclure a priori que la « région » aille au-delà de l’actuelle nation. Encore faudrait-il pour ce faire poser le problème comme il convient, c’est-à-dire en termes politiques, et plus exactement sans hésiter à prononcer le mot-clé : souveraineté – mais, après démondialisation, ce mot-là également ne va-t-il pas devenir un imprononçable, et puis logiquement, peu après, un impensable ? Il vaudrait mieux éviter, sauf à ce que, vaincue par la peur de la déchéance « nationaliste » et « souverainiste », la gauche critique se retrouve à poil et incapable de poser le moindre problème fondamental.

C’est qu’en effet il n’est pas d’autre prémisse possible au débat mondialisation/démondialisation que celle qui tient la souveraineté d’un peuple pour le concept-clé de l’époque moderne. La modernité, au sens conceptuel du terme, dont on verra sans peine qu’il s’oppose en tout aux bouillies des usages éditorialistes de ce mot, c’est que des communautés humaines se déclarent maîtresses de leur destin – souveraines. Voilà le fait constitutif de notre horizon historique et politique, la donnée cardinale dont l’ignorance condamne irrémédiablement à l’insignifiance. Or, à l’exact inverse de tous ses amis qui répètent en boucle qu’elle est la modernité même, la mondialisation est anti-moderne précisément au sens où elle organise la dépossession des souverainetés partout où elles existent, sans leur offrir la moindre solution de re-création. La substitution insistante du terme « gouvernance » à celui de « gouvernement » est bien là pour dire le projet général de la dégouvernementalisation du monde, c’est-à-dire de sa dépolitisation. Surtout pas d’Etat – quelle qu’en soit la circonscription –, donc pas de loi, à l’extrême rigueur des règles mais minimales et sans force, et surtout, bien sûr, de l’« éthique »… C’est dans cet univers libre de toute force politique souveraine, la seule qui serait capable de les contenir, que les forces du capital veulent être seules significatives à se mouvoir.

Il fallait donc d’abord déborder les souverainetés nationales, ces lieux ignobles de l’arraisonnement politique des excès privés du capital. Sous couleur de la Terre plate [3] et du monde enfin un, l’abattement des frontières s’en est chargé. Et en effet : quand le financement des déficits est entièrement abandonné aux investisseurs internationaux, quand ceux-ci ont entièrement barre sur les orientations fondamentales des politiques économiques (et commandent la rigueur sans fin), quand les gouvernements se targuent de réformer les retraites au nom du triple-A à maintenir, quand les entreprises peuvent exciper de l’argument aussi ignoble que bien fondé des actionnaires à satisfaire pour justifier les plans sociaux, quand la « liberté d’établissement » promue par le Traité européen autorise tous les chantages à la délocalisation sans que les gouvernements locaux ne puissent mot dire, quand les riches pratiquent l’évasion fiscale à grande échelle sans qu’on puisse les rattraper, en effet la souveraineté n’est plus qu’un souvenir puisque les peuples ne maîtrisent rigoureusement plus rien des éléments fondamentaux de leur destinée.

L’anti-démondialisation, ou l’oubli de la souveraineté

Malheureusement pour les libéraux, la souveraineté attaquée dans les faits résiste dans les esprits. D’où elle ne cessera d’exiger sa reconstitution. Telle est la force de la modernité – la vraie – qui a rendu la dépossession intolérable, en tout cas au-delà d’un certain seuil. Les nécessités de la mondialisation-externalités s’ajoutent aux agressions de la mondialisation-libéralisation pour appeler (les premières authentiquement, les secondes hypocritement) à des redéploiements outre-nationaux du principe de souveraineté. Mais rien ne vient, et pour cause : la force active de la libéralisation n’a aucune intention de reconstituer ailleurs ce qu’elle a si bien réussi à dissoudre ici, et se tient fermement à son projet de grand vacuum politique mondial.

Or le principe de souveraineté est notre invariant politique de longue période. Mais il est en crise profonde de se trouver entre deux réalisations historiques – et la crise ne tombe pas entièrement du ciel : elle a été pour partie (la partie de la mondialisation-libéralisation) délibérément organisée. La mutation territoriale du principe de souveraineté engage alors dans une transition très longue dont les tensions menacent d’être intenables. Lieu de tous les malentendus, la mondialisation est ainsi un point de rencontre paradoxal entre les hypocrites à qui « l’horizon du monde » sert à différer éternellement toute reconstitution du politique, et ceux qui croient sincèrement en la perspective d’une cosmopolitique, c’est-à-dire d’une constitution politique de l’humanité entière. A ces derniers, il faut rappeler ce mot de Keynes qu’à long terme nous serons tous mort, et qu’un projet cosmopolitique qui laisserait le principe de souveraineté en suspens tout le temps de sa transition jusqu’au glorieux avènement final de la constitution politique mondiale durera un peu trop longtemps pour les simples populations – et de ce point de vue ils devraient s’inquiéter de se retrouver bientôt au côté de Jacques Attali, inlassable promoteur du gouvernement mondial et prototype même en cette matière de l’idiot utile.

On pourrait accorder sans difficulté aux signataires que le redéploiement outre-national de la souveraineté est un sens de l’histoire possible, souhaitable même, mais sous la double clause consistant d’une part à en reconnaître la très longue durée de réalisation, et d’autre part (surtout) à admettre que le processus doit se soumettre à l’impératif de maintenir continûment, sous une forme ou sous une autre, le principe de souveraineté, tout le temps de la transition – et si pas capable, s’abstenir  ! Les stratégies de long terme qui ignoreraient cette condition, à l’image par exemple de la fausse promesse de l’actuelle « Europe politique », sont intenables. En combinant le déni délibéré de souveraineté et l’agression sociale répétée, la mondialisation, sous l’effet de sa crise propre, a porté cet intenable à un point critique. Il va donc falloir que l’histoire accouche de quelque chose, et tout de suite ! Mais que peut-on attendre d’elle à si court terme ?

Quoi qu’on en pense, la solution de la reconstitution nationale de souveraineté impose son évidence parce qu’elle a sur toutes les autres l’immense mérite pratique d’être là, immédiatement disponible – moyennant évidemment les transformations structurelles qui la rendent économiquement viable : protectionnisme sélectif, contrôle des capitaux, arraisonnement politique des banques, autant de choses parfaitement réalisables pourvu qu’on le veuille. Que les peuples soient tentés de faire retour, et par le chemin le plus court, aux reconstitutions de souveraineté qui sont à leur portée, il n’y a pas lieu de s’en étonner, encore moins de leur en faire la leçon. On observera tout de même au passage que, contrairement aux critiques épouvantées de la démondialisation, en cela fidèles à un topos libéral type voulant faire croire que tout retour en arrière porterait la guerre – M. Lamy n’a-t-il pas déclaré que le protectionnisme était nécessairement xénophobe et belliqueux ? et les référendums européens n’ont-ils pas systématiquement agité cette menace ? –, les années fordiennes qui, considérées depuis les normes modifiées d’aujourd’hui, ont tout de l’horreur nationaliste (concurrence ultra-restreinte, délocalisations impossibles, marchés financiers sur-encadrés), auront été étrangement paisibles… Il ne s’agit pas d’en tenir ici pour une simple reproduction passéiste d’un âge d’or perdu (et dont la dorure doit beaucoup à des enjolivements rétrospectifs), mais de dire l’inanité des prophéties apocalyptiques qui accompagnent maintenant systématiquement l’idée de ne pas s’abandonner complètement à la perspective unique du monde mondialisé.

Cependant les signataires sont sensibles, et ils ont raison de l’être, aux mouvements de révolte des peuples européens. Voilà ce dont l’histoire pourrait aussi accoucher, et vite – car à force d’être éperonnés, même les bestiaux les plus paisibles finissent par ruer. Mais ces mouvements, quoique tendant évidemment à s’émuler et à se rejoindre, restent cependant nationaux dans les objectifs qu’ils peuvent viser – ne s’adressent-ils pas d’abord à leurs pouvoirs publics ? qui va manifester à Bruxelles ? Aussi faut-il se demander à quelles conditions ils pourraient se trouver un débouché politique proprement européen. Répondre à cette question suppose alors de naviguer entre les écueils symétriques de la position outre-nationale de principe qui a définitivement (et prématurément) prononcé la disqualification du national, et la position nationale souverainiste qui ne veut même pas penser la possibilité d’un redéploiement territorial du principe de souveraineté.

Souveraineté, peuples

Or, tout dans cette affaire se joue dans le prédicat qu’on adjoint au concept de souveraineté. Et notamment dans le fait de considérer qu’il y va de la souveraineté d’un peuple, et non de la souveraineté du peuple. Il faut parler de la souveraineté d’un peuple car il n’y a pas « le » peuple. « Le peuple » n’existe pas – en tout cas au sens d’un constat brut qui imposerait irrévocablement sa factualité. L’un de ses meilleurs commentateurs, Pierre-François Moreau, souligne la portée de cette phrase de Spinoza qui prend soin de remarquer que « la nature ne crée pas de peuples ». Dieu sait que l’époque ne manque pas d’occasions de faire profit de cet avertissement… Qui permet d’abord d’en finir avec la naturalité de la nation, quand ça n’est pas de la « race », et de rendre concevable la plasticité d’un « peuple » qui ne cesse de se renouveler et de se transformer par l’adjonction d’éléments d’abord jugés extérieurs.

Mais l’intégration « au-dedans » des étrangers est la manifestation pour ainsi dire métabolique de cette plasticité, dont rien n’interdit par ailleurs de concevoir en principe qu’elle puisse également prendre d’autres formes, celle par exemple d’un mouvement d’extériorisation qui constituerait un peuple de « peuples », entendre qui fondrait des peuples antérieurs en un peuple nouveau – mais évidemment sous certaines conditions bien particulières. Seule la fixation nationale-éternitaire, ignorante d’ailleurs de sa propre histoire – car la nation n’a pas été toujours déjà donnée ! –, et par là même portée à se poser comme le terminus de l’histoire des peuples, peut conduire à exclure d’emblée et formellement cette possibilité. Quand bien même l’histoire passée ne donnerait aucune réalisation à l’appui de cette possibilité (ce qui est d’ailleurs faux), il faudrait singulièrement sous-estimer les possibilités de l’histoire future, autrement plus créative (pour le meilleur et pour le pire) que ne le pensent les prophètes à rétroviseur. Les peuples sont des entités collectives en constants remaniements et, s’il est permis de paraphraser Spinoza, nul ne sait ce que peuvent les corps politiques.

Aussi l’époque de la mondialisation pose-t-elle une authentique question de philosophie politique en nous sommant de penser à nouveaux frais les rapports de la souveraineté et de la nation (ou du peuple). Et plus précisément en suggérant de renverser le rapport sous lequel les deux termes sont habituellement articulés : loin que la souveraineté dérive d’une nation (ou d’un peuple) antérieurement donnée, c’est plutôt le « peuple » (ou la nation) qui doit être compris comme l’effet d’une « déclaration » préalable de souveraineté collective. La souveraineté n’émane pas de la nation, c’est la nation-peuple qui émane de la souveraineté. Est appelée peuple (ou nation, comme on voudra) la collectivité qui s’est posée comme souveraine.

Or cette position-assertion de souveraineté, c’est-à-dire le constat, à enregistrer comme tel, qu’une certaine communauté humaine se déclare maîtresse de son propre destin, est susceptible a priori de n’importe quel périmètre – et pas forcément de ceux-là seuls qui ont été légués par l’histoire sous la forme des « nations » présentes : soit le problème même d’un éventuel devenir politique européen. Evidemment, remis dans ces termes, le problème « souveraineté-peuple » ne fait que se déplacer, et pose alors la question des facteurs historiques qui peuvent déterminer une telle déclaration de souveraineté collective et sa circonscription originale. La réponse est : des choses en commun. Plus exactement des manières communes. Manières politiques bien sûr, de penser et de juger, d’envisager la vie matérielle collective notamment. Ce sont des manières communes qui rendent possible la déclaration d’un commun politique – d’une souveraineté.

Jusqu’où doivent aller ces partages pour conduire à une assertion de souveraineté collective qui fasse peuple viable ? Il n’y a pas de réponse théorique à cette question qui est décidée en situation par l’histoire. Du discord fracture assurément, et même profondément, les collectivités que nous nommons actuellement nations. Il faut croire qu’il n’est cependant pas assez profond pour les décomposer comme telles et qu’il est jugé appartenir encore au champ de ce qui peut être accommodé dans le cadre de leurs institutions politiques. Vient pourtant parfois la division de trop, le conflit irrémédiable qui rend impossible la coexistence des parties – et la nation se défait, à froid [4] ou dans la guerre civile. La réponse à la question du commun requis ou des discords praticables est donc entièrement empirique et même tautologique : si la communauté « tient », c’est que le commun établi l’emporte sur les discords exprimés.

Soit le retour à la nation, soit la fracture de l’euro
(et dans tous les cas la sortie de cette Europe)

« Mondialistes » et « nationalistes » pèchent alors par méconnaissances symétriques. Les premiers, par intellectualisme idéaliste, méconnaissent la nécessité d’une fabrication de commun antécédente comme prérequis à toute constitution de souveraineté politique. Les seconds ont fixé à tout jamais le seul commun possible dans les limites éternelles des nations d’aujourd’hui. Des « internationalistes raisonnables », parmi lesquels on rangerait les signataires, se présentent en se disant « européens » (on va leur éviter le péjoratif « européistes »). Accordons-leur ceci : en effet, entre la mondialisation et les nations, il y a la régionalisation comme espace envisageable de redéploiement d’une politique. Reste la question de son périmètre.

Or la cartographie des révoltes actuelles n’est pas celle de l’Union européenne telle que les signataires voudraient la voir muter en authentique Europe politique. Où passent donc les limites d’un commun « européen » susceptible de faire souveraineté ? Grèce, Espagne, Portugal, Italie, France, à l’évidence. Contre toute attente (et quand bien même ils ne sont pas dans l’euro) les Anglais aussi peut-être, et pas seulement parce qu’il y a des uncuts dans la rue, mais parce que le lien sacré du Royaume-Uni avec la finance, qui en principe devrait rendre toute association impossible – le rapport vis-à-vis des créanciers, des actionnaires, du patrimoine financier : en voilà une manière de juger discriminante à l’époque actuelle –, parce que ce « lien sacré », donc, est bien plus celui de l’oligarchie britannique que du reste de la population.

Le cas anglais est utile à évoquer pour faire contraste avec le cas allemand. Si la finance n’est pas une propriété d’essence de la nation anglaise, mais bien de la chose de ses possédants, la croyance monétaire allemande – celle-là même qui a si puissamment informé sa politique économique en longue période et qu’elle a su imposer à l’eurozone entière – est bien plus transversalement partagée. Que les travailleurs allemands aient été malmenés par une décennie de déflation salariale Schröder-Merkel n’est pas douteux. Qu’ils puissent en concevoir quelques sérieuses raisons de mécontentement, c’est certain. Que ce mécontentement puisse aller jusqu’à la mise en cause des principes de l’ordre monétaire euro-allemand, la chose est impossible. Or c’est précisément cela dont il faut « nous » débarrasser. D’où l’on conclura qu’il y a avec l’Allemagne un discord trop irrémédiable pour faire communauté outre-nationale souveraine [5], et qu’elle n’entrera pas dans ce « nous », ainsi probablement que tous ceux avec qui elle fait commun sur cette question décisive.

Rien n’interdit que des peuples se dépassent, ou plus exactement se découvrent suffisamment de commun pour faire ensemble nouveau peuple, parce que ce commun rend possible une affirmation souveraine étendue, d’ailleurs consciente du surplus de force qu’il y a à tirer de cette extension. La croissance des périmètres de souveraineté est une chose souhaitable en soi puisqu’elle garantit la paix sur des territoires plus grands. Mais, sauf illusion intellectualiste type, le mobile de la paix ne saurait fournir à lui seul les conditions de possibilité de ces extensions. La régionalisation peut donc désigner un tiers terme possible pour sortir de l’indigente antinomie du mondial et du national. Mais pas sur n’importe quelle base, et notamment pas celle de l’Europe actuelle des 27.

Indépendamment de toute spéculation à ce sujet, il se pourrait que, de leur propre cours, les événements de l’économie européenne se chargent de trancher. Car l’inéluctabilité à deux ans d’un défaut grec, en dépit de toutes les manœuvres de retardement, ses probables effets de propagation, l’ampleur de la secousse qui dévasterait à nouveau les systèmes bancaires européens (et pas seulement), l’impossibilité cette fois d’un nouveau sauvetage des institutions financières par les Etats, créeraient une situation de crise si extrême que la fracture s’imposera d’elle-même : d’un côté ceux qui « changeront tout » (ou plutôt qui, par échecs successifs et épuisement de toutes les armes orthodoxes disponibles, n’auront en fait pas d’autre choix que de « tout changer ») – monétisations massives, saisies des banques, neutralisation brutale des marchés de capitaux, re-régulation radicale de la finance [6] –, de l’autre ceux qui s’estimeront capables (et surtout désireux) de continuer le jeu ancien, débarrassés des « autres » avec qui ils n’auront toujours partagé une monnaie qu’à contre-coeur.

It’s the politics, stupid !

On devrait au moins pouvoir espérer faire entendre que les positions nationaliste et « outre-nationaliste » ont chacune des arguments intéressants – avec toutefois pour la première cet avantage d’incorporer immédiatement la question décisive de la souveraineté. Mais il faut bien s’arrêter quelque part après avoir navigué entre elles deux. En l’occurrence à ceci :

Oui, le dépassement des nations actuelles, et la reconstitution de nations – c’est-à-dire de peuples souverains – à des échelles supérieures est une possibilité de l’histoire.

Mais non, il ne réussira pas dans les conditions de l’Europe actuelle – parce qu’il a été engagé sous les pires modalités, vouées à le faire échouer à force de maltraiter les peuples dont on voudrait faire un peuple.

L’alternative est donc la suivante :

— Soit, prolongeant ses tendances présentes, il échouera complètement, et produira son contraire radical, rendant impossible pour longtemps sa propre relance. On pourra le regretter, mais il n’y aura pas lieu d’en faire un drame. L’expérience historique récente, celle du fordisme, a amplement montré la possibilité d’un ordre économique de nations souveraines, dont seul un discours spécialement inepte peut dire qu’elles tomberont dans l’autarcie nord-coréenne si elles ne se livrent pas corps et âme à la mondialisation. Il y a une économie internationale pensable qui ne prend pas la forme de la mondialisation.

Soit on décide d’arrêter le tir tant qu’il est encore temps, sachant que l’explosion financière qui s’annonce autour des défauts publics pourrait bien apporter d’elle-même ses « solutions » : constat d’impossibilité d’une eurozone qui persisterait dans les mêmes principes « allemands » de politique économique, fracture en sous-blocs avec formation d’un groupe non-allemand où la révision profonde du cadre économique, monétaire, financier et bancaire, et l’apaisement des tensions internes qui s’en suivraient, permettraient de mieux repartir vers la formation d’une entité politiquement intégrée, c’est-à-dire vers l’affirmation authentique d’une souveraineté régionale, qui deviendra en fait une souveraineté nationale, mais d’une nouvelle nation, constituée à partir des anciennes.

Ce nouveau peuple souverain se constituerait sur la base d’une organisation économique qui, de fait, aurait mis un terme à la mondialisation financière et, par un protectionnisme ciblé, aux inégalités du libre-échange généralisé, autre manière de dire qu’il aurait démondialisé, et que le dépassement des anciennes nations n’est nullement incompatible avec la démondialisation (laquelle, inversement, n’est nullement vouée à signifier « repli national »). C’est même en fait l’exact contraire ! La démondialisation pourrait bien être la condition nécessaire à la reprise d’un projet outre-national raisonnable, c’est-à-dire régional, et toujours sous la réserve d’une circonscription bien pensée (car on ne fait pas communauté politique avec n’importe qui). Sauf à ce que la gauche critique se mette à avoir peur des mots, il lui faudra bien reconnaître que « démondialisation » est le nom même de la réouverture du jeu, que celui-ci conduise à ré-explorer les possibilités de souveraineté des nations présentes (si aucune autre solution n’est praticable) ou à persister dans l’idée d’un projet outre-national, mais cette fois en poursuivant un objectif fondamentalement politique par des voies politiques – car la production du politique par l’économique, ça ne marche pas. Et dans tous les cas, si vraiment il n’est pas de question plus fondamentale que celle de la souveraineté, et que son oubli est l’assurance des pires catastrophes, alors il est temps de renverser l’adage dont on dit qu’il fit la fortune électorale de Bill Clinton, d’ailleurs mondialisateur patenté et artisan notoire du monde écroulé d’aujourd’hui : it’s the politics, stupid [7] !

Notes

[1] « Et si on commençait la démondialisation financière ? », Le Monde diplomatique, mai 2010.

[2] Jacques Sapir, « S’il faut sortir de l’euro… », document de travail CEMI-EHESS, 6 avril 2011 ; Jacques Nikonoff, Sortons de l’euro. Restituer la souveraineté monétaire au peuple, Mille et Une Nuits, Paris, 2011.

[3] Pour faire référence à l’ouvrage de l’inénarrable Thomas Friedman, La Terre est plate. Une brève histoire du XXIe siècle, Saint-Simon, Paris, 2006.

[4] Comme la Tchécoslovaquie, peut-être bientôt la Belgique.

[5] Voir « Ce n’est pas la Grèce qu’il faut exclure, c’est l’Allemagne ! », La pompe à phynance, 29 mars 2010.

[6] Voir « Sauver les banques, jusqu’à quand ? », La pompe à phynance, 11 mai 2010.

[7] Clinton fit campagne contre le mauvais bilan économique de George H. Bush sur le slogan « it’s the economy, stupid ! » (« C’est l’économie qui compte, imbécile ! »).

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