TRIBUNE. Sous la forme d’une lettre adressée à son ami l’écrivain belge Didier de Lannoy, le Congolais In Koli Jean Bofane livre ce que lui a inspiré l’œuvre d’Hergé.
« Vié Didier (1), mon vieux,
Un grand journaliste m’a appelé pour que je rédige quelques mots sur Tintin au Congo, mais Vié Didier, avec tout le respect que je te dois, il faut que je te dise, j’ai toujours eu du mal, avec ce livre. La première fois que je l’ai ouvert — je n’avais pas dix ans —, il m’est tombé des mains dès la seizième page. Je n’avais aucune conscience militante à l’époque, tout ce que je savais de la politique, c’était la colonisation et la mort de Lumumba, peu de choses en réalité.
Pourtant, Vié Didier, les dessins, les attitudes, les dialogues que contenait ce Tintin ne m’enchantaient plus comme les autres titres que j’avais lus auparavant. Tout ce qu’exprimait le récit, c’était, une fois de plus, la négation flagrante de l’appartenance des Africains à la communauté humaine. Les grands yeux ahuris que je découvrais à chaque page témoignaient que ces êtres sombres n’étaient pas vraiment comme tout le monde. Les Indiens de Tintin en Amérique avaient le regard fier, eux. Les Mayas du Temple du soleil, n’en parlons même pas. Pour la première fois, moi, qui, très tôt, avais été accaparé par la littérature, celle-ci me blessait personnellement ; en tant qu’enfant noir, je me sentais trahi.
Tintin, nous l’avons tous adulé lorsqu’il a réussi à démanteler ce réseau de narcotrafiquants dans Coke en stock. Qui n’a applaudi son implication pour le statut du Dalaï-Lama et du Yéti dans Tintin au Tibet ? Quelle énergie n’a-t-il pas déployée pour venir en aide à son ami Abdallah ?
Ả la lecture de Tintin au Congo, j’avoue que je l’ai haï, ce petit Blanc gentillet, aux contours asexués, au nez insignifiant, affublé, d’une houppette, somme toute ridicule, donnant des leçons et dénigrant le Congolais durant, au moins, un tiers des pages narrant sa lamentable aventure coloniale.
Magnanimes, l’homme et la femme noirs pourraient en rire ou répliquer d’un haussement d’épaules désinvolte mais l’apologie du racisme sous toutes sortes de formes — on l’a vu — a servi à légitimer des colonisations, justifier des génocides, absoudre des crimes contre l’humanité. Il est plus facile d’éliminer quelqu’un lorsqu’on a réduit à néant sa réputation ; lorsqu’on l’a déjà, à moitié, effacé de la surface de la terre. L’homme et la femme noirs ont toujours été bien placés pour le savoir.
Mais, Vié Didier, où était Hergé pendant que Tintin dévaluait les gens et traitait les Pygmées de zèbres ? Il n’est un secret pour personne que la première version de l’ouvrage, celle en noir et blanc, a été éditée en 1931 par Le petit Vingtième, le supplément jeunesse du Vingtième siècle, un journal qui se situait, à peu près, à droite de la droite de l’Église catholique, et avec qui Hergé collaborait régulièrement. Pendant l’Occupation, le quotidien fut dissous par les Allemands et le personnel se retrouva affecté au Soir volé (2), où tout le monde s’était éclipsé. Durant cette période dramatique, Tintin, au lieu de harceler l’ennemi, d’entrer dans la clandestinité, sous prétexte de reportages, chassait le trésor en mer ou faisait tourner des boules de cristal en Amérique latine — lorsqu’il n’était pas à Moulinsart en train de faire la fête avec ses amis.
Après la guerre, comme beaucoup, le cas d’Hergé fut examiné par les autorités, mais on estima que pour un dessinateur passer du pourpre clérical au brun national-socialiste était une question de goûts et de couleurs, et que cela ne se discutait pas. Un stigmate de ce genre aurait pu ruiner la carrière de n’importe quel artiste un peu moins doué, mais l’œuvre d’Hergé, plus efficace qu’un fétiche Tshokwe, parvient à tisser autour de sa personne un rempart de sainteté.
Vié Didier, dire du mal de Tintin au Congo, c’est voir l’intelligentsia de Belgique s’insurger et lever des boucliers de mépris. Traîner Tintin au Congo devant les tribunaux parce qu’on y décèle de l’insulte raciste, c’est faire face à un arsenal de chapitres du droit pénal concernant la liberté d’expression. Toucher à l’intégrité de Tintin au Congo, c’est craindre, en secret — la nuit —, de devoir s’acquitter de droits d’auteur exorbitants pour avoir prononcé plusieurs fois de suite, le nom sacré de Tintin. On dirait que Tintin au Congo a été élevé au patrimoine de l’humanité, on dirait la huitième merveille du monde.
Mais si l’album est constamment vilipendé par de dangereux activistes, c’est parce qu’on a occulté la forêt que cachait l’arbre. Il y a des bouquins qu’il ne faut surtout pas dissimuler. Il faut lire ces guides à destination des coloniaux en partance pour le Congo où l’injure et la cruauté sont affichées à chaque alinéa. On devrait faire déclamer dans les écoles, ces lettres de jeunes officiers adressées à leur douce maman qui relatent comment ils ont accompli un périple de plus de six cents kilomètres à travers la jungle hostile et comment ils ont été obligés, tels des anges purificateurs, de massacrer des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants sur leur passage afin d’apporter les lumières de la civilisation aux nègres et à leurs négresses.
D’autre part, que pensaient les grands philosophes, les grands penseurs de l’homme noir ? Comment évaluaient-ils son intellect ? Évoquer le contexte de l’époque, c’est faire preuve de légèreté quand la plupart des gens ignorent exactement de quoi était fait ce contexte. Dans notre vingt et unième siècle tolérant, sur tous les médias, des Américains désemparés avaient propagé la nouvelle qu’un type semblable à Coco avait occupé la Maison-Blanche et s’étaient demandé même — comme Milou ou le roi Baudouin lors de son discours à l’indépendance — s’il fallait lui faire confiance.
Tintin au Congo mérite une vision plus juste, remise à sa juste valeur. Il est, après tout, deuxième vente au hit-parade des Tintin, Vié Didier. Proclamer qu’il aurait été écrit presque par inadvertance, dans un moment de distraction, en quelque sorte, c’est faire offense à l’auteur. Quant au racisme qu’on pourrait prêter à Hergé, il y a momentanément présomption d’innocence et son culte de la personnalité, pour l’instant, le protège mieux qu’une caution chez un juge. Mais en Afrique, le culte de la personnalité, on connaît ; ça va, ça vient, rien n’est jamais joué. Et comme le chante Koffi Olomide, dit, Le Grand Mopao, dit Papa Bonheur, mais aussi, Vieux Ebola (3) : “Le mensonge arrive par l’ascenseur, la vérité, elle, arrive par l’escalier ”. »
* Érivain congolais, lauréat du Prix des cinq continents en 2015.
1 – Didier de Lannoy
2 – Quotidien belge
3 – Koffi Olomide fut arrêté et interrogé par la police de Kinshasa, pour avoir, en 2014, porté le sobriquet meurtrier de « Vieux Ebola », au moment où le virus ravageait l’Afrique de l’Ouest.