Les femmes issues de l’immigration, nouvelles sœurs de lutte
LE MONDE IDEES Le 2 mars 2017
Engagées contre les violences policières ou le racisme, ces femmes occupent désormais le devant de la scène. Une revanche pour celles qui ont longtemps été exclues des luttes féministes, explique la politiste Françoise Vergès.
La première Marche de la dignité et contre le racisme, le 31 octobre 2015, à Paris. | Lionel Bonaventure / AFP
Françoise Vergès est politiste et titulaire de la chaire Global South(s) à la Fondation Maison des sciences de l’homme. Elle est l’auteure du Ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme, qui vient de paraître chez Albin Michel. Elle explique comment l’action de femmes, victimes ou sœurs de victimes de racisme ou de violences, a fait émerger une nouvelle forme de leadership.
Le rôle des sœurs
« La première dont on ait entendu parler, c’est Amal Bentounsi, sœur d’Amine Bentounsi, tué en 2012 par un policier à Noisy-le-Sec, et fondatrice du collectif Urgence notre police assassine. Sa colère a servi de modèle à des familles qui ont commencé à comprendre qu’elles ne devaient pas laisser passer. D’autres porte-parole ont émergé, comme Assa Traoré, qui se bat pour faire reconnaître la responsabilité de la police dans la mort de son frère Adama.
Ces femmes montrent que les violences policières ne touchent pas simplement la victime : c’est une famille et toute une communauté qui sont affectées par la perte d’un de ses membres ou par les blessures qui lui ont été infligées. Leurs interventions publiques font apparaître combien la violence policière influe sur le quotidien et transforme la vie d’un quartier, entre l’atmosphère de tension qui en découle et l’inquiétude des mères, qui se demandent si leurs enfants vont rentrer vivants.
Avant l’événement, elles n’étaient pas militantes. C’est celui-ci qui libère la parole. Ainsi, Amal Bentounsi explique souvent que c’est le deuil de son frère qui l’a poussée à sortir du silence. »
Des modes d’action renouvelés
« L’action des sœurs rompt avec une forme de masculinité dans la prise de parole et avec une organisation verticale offrant la première place à une seule personne, un homme le plus souvent, que l’on retrouve à la tribune de tous les rassemblements. Par en bas, elles font émerger une autre forme de leadership.
D’abord parce qu’elles sont plusieurs. Très attentives aux alliances, soucieuses de mettre en place des coordinations, elles ont un désir de collectif.
Ensuite, plutôt que de noyer la violence policière derrière des chiffres et des discours abstraits, elles veulent faire en sorte de mettre au jour la singularité de chaque situation vécue. Il est très important à leurs yeux de marteler le nom de leur frère, comme pour affirmer que ce n’est pas seulement “un jeune Noir abattu”, mais qu’il avait des sœurs, une mère, un père, peut-être une femme et des enfants. On ne tue pas une catégorie, on tue une personne, disent-elles.
Ces femmes mettent en œuvre un militantisme qui ne se contente pas de dénoncer dans le racisme une opinion condamnable, elles révèlent comment il agit sur les corps, parlent de viol, d’étouffement, d’assassinat… En même temps, elles établissent des liens avec d’autres questions, comme le chômage ou l’abandon de certains espaces par les politiques publiques. Les femmes des quartiers sont souvent présentées comme passives, silencieuses, sous la coupe du père et écrasées par les frères. Cette image est aujourd’hui démentie par celles qui apparaissent dans l’espace public et prennent la parole. »
L’héritage des Réunionnaises
« Le combat des sœurs constitue un lointain écho à la lutte des Réunionnaises dont je parle dans mon dernier livre, Le Ventre des femmes. En 1970, on découvre qu’à La Réunion, depuis plusieurs années, entre 7 000 et 8 000 femmes par an sont avortées et souvent stérilisées sans leur consentement par des médecins, blancs pour la plupart, qui se font rembourser cet acte par la Sécurité sociale.
Certaines sont enceintes de six, voire sept mois. Trente d’entre elles portent plainte. C’était extraordinaire de courage : il faut imaginer ces femmes, créolophones issues des classes populaires, entrer dans le tribunal, temple du pouvoir d’Etat. Elles parlent de leur corps mutilé à jamais. Dans un monde totalement dominé par la masculinité blanche, elles osent s’exprimer en tant que femmes racisées et dénoncer un système qui fait d’elles des objets.
Alors que la France pensait avoir tourné sa page coloniale avec la fin de la guerre d’Algérie et que la révolution des mœurs battait son plein, aucune féministe française ne s’est intéressée à ce terrible scandale, qui a pourtant fait la première page de journaux qu’elles lisaient. Absent de l’historiographie traditionnelle, le combat de ces Réunionnaises questionne le féminisme français et sa spatialité – tout ne se passe pas dans l’Hexagone et encore moins à Paris. »
La cécité du MLF
« L’existence d’un féminisme racisé n’est pas un phénomène nouveau. Historiquement, des femmes esclaves et colonisées ont porté des combats pour l’émancipation. Dès le milieu des années 1970, des groupes d’immigrées ou de réfugiées, chiliennes notamment, se constituent. Et en 1976, avec la Coordination des femmes noires, la question de l’intersectionnalité se pose déjà. Mais cette histoire est enfouie et les militantes du Mouvement de libération des femmes ignorent la question coloniale et raciale.
Pourtant, certaines se sont politisées au moment de la guerre d’Algérie, ont compris que le colonialisme a des effets sur le genre, ont lu les Black Panthers ou Frantz Fanon. Le féminisme européen a eu comme matrice l’antiesclavagisme : il établit une analogie entre l’esclavage et le fait d’être la propriété du père et du mari, mais sans tenir compte, là encore, de la question raciale. L’anticolonialisme est une autre matrice : la guerre d’Algérie fait apparaître la dimension sexuelle des tortures, comme le viol systématique.
Pourtant, si ces militantes s’intéressent à l’oppression de classe, elles oublientce lien que l’Algérie avait mis en lumière entre genre, classe et race. Les féministes du MLF ne voient pas qu’elles ont été faites “blanches” et qu’en tant que telles, elles jouissent d’un privilège que leur a donné l’histoire. Cette cécité explique les tensions d’aujourd’hui. »
La « colonialité du pouvoir » en arrière-plan des luttes féministes
« Le repli sur l’Hexagone à partir de 1962, avec la disparition progressive des outre-mer de la cartographie mentale, n’a pas aidé à penser la persistance d’une “colonialité du pouvoir” qui agit aussi bien en Nouvelle-Calédonie que dans des quartiers populaires. Si l’on analysait la manière dont le pouvoir d’Etat gère l’obéissance et l’ordre dans ces différents territoires, cela permettrait de faire apparaître des circulations.
Des stratégies essayées dans les outre-mer arrivent dans l’Hexagone : racialisation des espaces, impunité de la police, politiques d’Etat discriminantes, comme ce qui a eu lieu avec l’encouragement à l’avortement et la stérilisation dans les années 1970. Aujourd’hui, c’est à Mayotte que l’Etat expulse le plus de migrants. La pollution des sols, les discriminations envers les peuples autochtones, les plus forts taux de pauvreté, les prisons surpeuplées et de forts taux de chômage depuis des décennies constituent des choix politiques. La république soi-disant une et indivisible est en fait très divisée. Pour comprendre comment s’exerce cette colonialité du pouvoir, il faut élargir l’espace dont on parle. »
Marcher dans la campagne
« Le 31 octobre 2015, j’ai fait partie du collectif organisant la première Marche de la dignité et contre le racisme. On y a vu pour la première fois des femmes racisées en tête de cortège d’une manifestation nationale. La prochaine aura lieu le 19 mars. L’objectif est d’être présent dans la campagne présidentielle, dans un contexte particulièrement difficile. La question coloniale et raciale est très peu abordée par les candidats.
Certes, la presse s’est fait l’écho d’une déclaration sur la colonisation, mais ce n’est pas sérieux : le monde artistique et les institutions muséales sont dominés par des hommes blancs, un jeune Noir est arrêté six fois plus qu’un Blanc en moyenne, et un jeune Arabe huit fois plus, le chômage les frappe plus aussi, ces populations ne bénéficient pas de promotions à diplôme égal… Ce ne sont pas des détails ! Il y a un vrai désir de comprendre ce que les violences policières et les problèmes qui y sont liés nous disent de cette république. Et il n’y a aucune raison de désespérer, il faut avancer malgré les défaites, les reculs. C’est la leçon que nous donne l’histoire des opprimés : ne pas baisser les bras. »
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