- septembre 2, 2014 by Albert Woodfox
Albert Woodfox est, avec Robert King et Herman Wallace, l’un des « Trois d’Angola » : trois prisonniers politiques Noirs incarcérés en 1971 dans la prison d’Angola, prison de l’État de Louisiane aux États-Unis, après une condamnation pour vol à main armée.
Pendant son procès, Albert Woodfox s’évade et rejoint les rangs du Black Panther Party. Une fois rattrapé et réincarcéré, il poursuit son activisme et monte avec Wallace et King une section du Black Panther Party à l’intérieur de la prison d’Angola, symbole du système industrialo-carcéral raciste nord-américain et de l’esclavage moderne, situé sur les lieux mêmes d’une ancienne plantation de coton.
En 1972, Woodfox et Wallace furent reconnus coupables du meurtre d’un gardien blanc de la prison. King, qui n’était pas directement accusé du meurtre, fut déclaré complice et les « Trois d’Angola » furent placés à l’isolement.
Robert King est resté en cellule d’isolement 23h sur 24h jusqu’en 2001, Herman Wallace jusqu’en octobre 2013, avant de mourir d’un cancer trois jours après sa libération.
Albert Woodfox, lui, y croupit toujours, refusant de renier son engagement politique pour l’organisation des prisonniers Noirs, la résistance à l’esclavage moderne des prisons, la défense des droits des prisonniers, et affirmant son innocence. Les autorités pénitentiaires refusent de le libérer et de mettre fin à son isolement malgré le fait que son procès ait été déjà invalidé trois fois pour discrimination raciale.
Reflet de l’organisation populaire portée par le Black Panther Party, la vie d’Albert Woodfox témoigne de la lutte populaire et politique pour l’auto-défense et la libération de la communauté Noire s’attaquant à toutes les réalités de l’oppression raciale et économique du peuple Noir : des quartiers à la prison, de la traite négrière à l’esclavage industriel du travail carcéral, de l’aliénation culturelle et mentale à l’écrasement institutionnel.
Dans ce court texte publié le 23 avril 2014, Woodfox s’adresse à un psychologue envoyé par l’institution judiciaire ayant le pouvoir de légitimer un isolement de plus de quarante années. Il lui répond à quel point seul quelqu’un comprenant le sens de la lutte pour l’autodétermination et la résistance à l’oppression peut appréhender une telle sentence, non pas dans le sens d’une « peine », mais comme une réalité historique et politique : le point central de l’oppression du peuple Noir, de la domination capitaliste et dans le même temps le point de départ d’une prise de conscience de soi et de sa puissance d’agir.
C’est la force politique de cette résistance et l’héritage de combattants révolutionnaires qui ont fait tenir Albert Woodfox durant ces 42 années d’isolement, et ce sont eux qui doivent alimenter la campagne de solidarité internationale pour sa libération et contre le système oppressif raciste des prisons états-uniennes.
Pour lui écrire :
Albert Woodfox
#72148
David Wade Correctional Center, N1 A3
670 Bell Hill Rd.
Homer, LA 71040
Pour lui apporter un soutien financier :
www.jpay.com (#00072148)
Texte traduit et présenté par les Éditions Premiers Matins de Novembre
pmneditions@gmail.com
Quand je me remémore certaines choses que j’ai faites étant plus jeune, lorsque j’apprenais à survivre dans le quartier de Six Ward Highsteppers à la Nouvelle-Orléans, je réalise que la société m’enseignait à être l’ennemi des pauvres, des ignorants et même celui de mon propre peuple. Je déplore certaines choses que j’ai faites à l’époque. Et parfois, je me demande ce que je serai devenu si rien de tout cela ne s’était passé de cette manière.
Mais mon engagement au sein du Black Panther Party lorsque j’étais à New York, m’a offert une autre possibilité de survie. Cet engagement a changé la donne. Les Black Panthers étaient les premiers Noirs que je n’ai jamais vu avoir peur. En les regardant, en leur parlant et en apprenant d’eux, ma vie a changé à jamais. C’était la première fois que j’entendais une voix plus forte que celle de la rue. Et quand je retournai en Louisiane et que je fus envoyé à Angola, le programme en dix points du Black Panther Party m’accompagna.
Le programme en dix points parlait d’autodétermination, d’assumer ses responsabilités en matière de prise de décision personnelle, s’agissant de ta vie, de ta communauté. C’est alors que j’ai commencé à réaliser que je pouvais modifier le cours des choses. Que je voulais le faire et que j’étais en colère. J’étais de toutes les radicalités et absolument convaincu que des changements sociaux majeurs en Amérique étaient à portée de main.
Quand Brent Miller a été assassiné et qu’ils nous ont raflé [Herman Wallace] et moi, et jeté au trou, il ne m’a jamais traversé l’esprit que j’allais passer les quatre prochaines décennies suivantes enfermé 23 heures par jour dans une cellule de deux mètres sur trois. Il ne m’est pas venu à l’idée que nous serions condamnés. Nous étions innocents ! J’étais optimiste, pensant que le peuple – nos frères et sœurs à l’extérieur – se dresseraient, s’organiseraient et les empêcheraient de nous avoir.
Puis, alors qu’ils nous emmenaient afin d’être présentés devant un tribunal, un des frères de Brent Miller nous coupa la route avec un camion. Il dérapa et s’arrêta près de la camionnette dans laquelle nous étions, et il bondit avec un fusil à pompe en hurlant : « Où sont ces négros ? Laissez-les moi ! Je vais tuer ces fils de putes ! » Soudain, tout devint sérieux. À ce moment-là, je fus submergé par la prise de conscience que nos vies étaient en jeu et que la loi ne pourrait pas nous protéger.
Aujourd’hui, après toutes ces années, l’audience au civil concernant notre isolement prolongé approche. Si bien qu’ils ont envoyé ce psychiatre me questionner. Bien évidemment, il a essayé de me faire dire que quarante ans d’isolement n’ont en définitive pas été une si mauvaise chose. « Vous avez l’air de vous être très bien adapté » m’a-t-il dit.
Je lui ai répondu qu’à moins de s’être retrouvé bouclé dans une cellule 23 heures par jour pendant quarante ans, il n’avait aucune idée de ce dont il parlait. Je lui ai dit : « Vous voulez savoir de quoi j’ai peur ? J’ai peur de commencer à crier et ne pas être en mesure d’arrêter. J’ai peur de me transformer en bébé, de me recroqueviller en position fœtale et de gésir ainsi tous les jours du reste de ma vie. J’ai peur de m’en prendre à mon propre corps, de peut-être me couper les couilles et les jeter à travers les barreaux comme que j’ai vu d’autres le faire quand ils n’en pouvaient plus. »
Ni la télévision, ni aucun loisir, magazine ou quoi que ce soit d’autre que vous appelez vous-même « autorisés » ne peuvent atténuer le cauchemar de cet enfer que vous aidez à créer à et maintenir.
J’ai été soutenu dans ma lutte par trois hommes. Nelson Mandela m’a appris que si vous poursuivez une noble cause vous pouvez porter le poids du monde sur vos épaules. Malcolm X m’a appris que l’endroit où vous commencez n’a peu d’importance, seul compte l’endroit où vous finissez. Et Georges Jackson m’a appris que si vous n’êtes pas prêt à mourir pour ce en quoi vous croyez, c’est que vous ne croyez en rien.
Je sais que vous faites seulement votre travail, Doc. Vous avez votre travail et j’ai le mien. Je suis un professeur. Et je suis la preuve vivante que nous pouvons survivre au pire en nous changeant nous-mêmes et en changeant notre monde, peu importe où nous vivons. Je ne veux pas mourir dans cette cellule, mais si cela doit se produire pour que cette leçon soit tout à fait claire, alors je suis prêt à le faire.
Albert Woodfox, prison d’Angola (Louisiane), 23 avril 2014