NOUS RÉAPPROPRIER MALCOLM, PAR SADRI KHIARI

Nous publions ci-dessous, avec l’aimable autorisation des éditions Amsterdam, l’introduction du dernier livre de Sadri Khiari, « Malcolm X. Stratège de la dignité noire », en librairie à partir de ce 15 février.

Malcolm est une icône. Un mythe. C’est le cas en France comme ailleurs. Reconnu par de larges franges de la gauche radicale, son prestige s’étend dans les quartiers populaires aux populations issues de l’immigration noire, arabe et musulmane, bien au-delà des seuls milieux militants. D’une certaine manière, la séduction qu’il exerce peut être comparée à l’envoûtement que suscite « le Che » parmi les Blancs. Comme lui, il n’échappe pas non plus à une certaine instrumentalisation, voire à la marchandisation.

En général, quand une personnalité fait consensus, il est bon de s’en méfier. De s’interroger ensuite sur les raisons de cette unanimité. Moins célèbre sûrement que Martin Luther King, Malcolm n’a pas le même « usage » que ce dernier. King est le pape. Au-dessus de la mêlée. On n’a pas le droit de ne pas l’aimer. King est bon. Il a fait un rêve. Il est mort. King est une valeur universelle. Plus, il est le concept même d’universel. Comme Gandhi et les autres saints de la politique. Il repose au Panthéon du Panthéon. Peu y entrent. Mandela n’en est pas loin mais il prend son temps avant de nous faire ses derniers adieux. Mandela a vraiment une bonne bouille. Avec ses cheveux tout blancs, on dirait un vieux sage africain dans un conte pour enfant catholique ou de gauche. Il sourit et il a une colombe blanche sur la tête. J’aimerais en avoir un dans mon jardin. Mandela, ce qu’on aime chez lui, c’est qu’il a été communiste et qu’il ne l’est plus. Il a été un partisan de la violence et y a renoncé. Surtout, il a fait la paix avec les Blancs de son pays. Grand seigneur, il leur a pardonné vingt-cinq années de cachot. Il est d’autant plus admirable qu’il a libéré le monde blanc du terrible régime d’apartheid qui le souillait et rappelait trop les heures néfastes du colonialisme. Pretoria faisait tâche dans le paysage de la bonne conscience occidentale. Elle jetait un soupçon de racisme sur les anciennes puissances coloniales. État ou individu, il était inconvenant de soutenir officiellement le pouvoir afrikaner. En dehors de quelques groupuscules nazis et identitaires blancs, seule Israël s’y autorisait. Mais Israël n’a pas besoin d’excuses puisque tout le monde, y compris les tribus d’Amazonie, doit des excuses à Israël. Pour l’éternité . Le monde doit beaucoup à Mandela.

Malcolm ce n’est pas pareil. Même mort, il n’accédera jamais au Panthéon du Panthéon. Mais on lui doit beaucoup aussi. Il a prouvé que même le pire de ces salauds de racistes antiblancs pouvait voir la lumière. Ne s’est-il pas lui-même rapproché de Martin Luther King ? Enfant terrible de l’antiracisme, il serait rentré au bercail, peu de temps avant sa mort. Malcolm est celui auquel le Blanc a pardonné.

En fait, ce que je dis là n’est vrai qu’en partie. Malcolm n’ira pas au Panthéon du Panthéon, mais il n’ira pas non plus au Panthéon. Malcolm est beaucoup trop noir pour ça. Lui, ne fait pas consensus chez les « non-racistes » mais seulement chez les antiracistes déclarés. Et encore ! On lui sied gré de s’être « repenti » à la fin de sa vie, on le remercie d’avoir été assassiné. Mais, quand même, il n’est pas fiable. Trop noir, je l’ai dit ; probablement trop musulman aussi. Je vais être plus précis : En France, Malcolm fait consensus dans les franges les plus militantes de l’antiracisme blanc et dans l’ensemble de l’antiracisme non-blanc. Dans cette mesure, il faut donc aussi s’en méfier. En vérité, Malcolm, on ne lui demande que d’être un symbole. Malcolm est la bonne conscience radicale de la lutte antiraciste. J’aime Malcolm donc je suis radical.

On se réclame de Malcolm… mais on s’inspire de Martin Luther King. On le cite, mais on n’oserait pas prononcer ou écrire des phrases aussi fortes et incisives que les siennes. Malcolm mord à pleines dents dans la viande rouge du Blanc. Nous, on va chez le dentiste. Malcolm est une référence à laquelle on ne se réfère pas. On a du mal, en effet, à voir le rapport entre la politique de celui-ci, dans ses variations, et la politique de ceux qui s’en réclament en France. Le Black Panther Party (BBP) suscite les mêmes dispositions. Je respecte les morts et les détenus politiques mais je me dois de le dire, ce qui fait fantasmer chez les militants des Panthers, c’est leurs vestes en cuir noir. Ce sont surtout les gauchistes qui frissonnent d’émotion à la pensée du BBP. Marxistes, léninistes, maoïstes, le fusil en bandoulière, ouverts à des alliances multicolores : c’est comme ça qu’on les voit et pour ça qu’on les aime. Et aussi, on apprécie beaucoup qu’ils se soient fait massacrer par le FBI.

Malcolm, donc, on s’en réclame tout en pratiquant la politique de ceux-là mêmes qu’il n’a jamais cessé de dénoncer. Entendons-nous bien, je n’affirme pas qu’il serait judicieux d’appliquer en France la politique de Malcolm X, si tant est qu’il ait eu une politique homogène et constante. Je suis convaincu par contre que l’une des préoccupations principales de Malcolm X, au moins à partir de 1963, a été de penser une stratégie politique et de la mettre en œuvre. Je prétends également que cette réflexion stratégique et l’esprit qui l’a animée peuvent être riches d’enseignements pour nous aussi bien dans ses certitudes, dans ses hésitations avouées que dans ses points aveugles et ses limites. Or, dans les mouvements indigènes (J’emploie la notion d’indigène non pas bien sûr dans le sens littéral du terme mais dans celui que lui a donné le Parti des indigènes de la république. En référence au régime de l’indigénat qui astreignait les populations des colonies françaises à un statut racialisé d’exception, la notion d’indigènes de la république met en lumière les continuités coloniales qui cantonnent les Français issus de l’immigration coloniale à un statut de sous-citoyens.) en France, rares sont ceux qui s’attachent à Malcolm X au-delà du symbole. Disons même que, de manière générale, il n’y a pas de discussions stratégiques. Ce qui est bien dommage. « Le leader noir américain, a dit un jour Malcolm, manque d’imagination. C’est son plus grave défaut. Il n’a pas de pensées, de stratégie que déterminées par l’homme blanc, son approbation, ses conseils . » Cela nous ressemble beaucoup.

En France, me semble-t-il, Malcolm a acquis la notoriété qui est la sienne grâce au film de Spike Lee. Il est même fort probable que beaucoup ne le connaissent qu’à travers ce film. Les plus intéressés auront peut-être lu l’autobiographie dont il est inspiré. C’est là qu’on touche la raison principale de l’attrait qu’il exerce : n’importe quelle personne issue de l’immigration peut s’identifier sans peine au parcours de Malcolm. Si l’on omet, bien sûr, sa trajectoire politique. Et si l’on ne se reconnaît qu’imparfaitement dans la vie de Malcolm, on a toujours un oncle, un cousin, une cousine, qui s’est heurté aux mêmes obstacles que celui-ci. Malcolm a été un enfant pauvre, pauvre et noir, victime de toutes les violences du racisme. Particulièrement doué, il se cogne la tête contre le mur de la ségrégation raciale. Sans plus d’espoir, il renonce alors à une scolarité qui s’annonçait brillante. Il ne croit plus en rien. Il s’anéantit dans la drogue et la délinquance et connaît les rigueurs de l’enfermement carcéral. En prison, il « rentre dans le dîn » qui lui dit tout ce qu’il est et insuffle de l’espoir dans le désespoir. C’est la première rédemption. Mais il se trompe encore, car il choisit le mauvais « dîn » ou, en tout cas, une version altérée de la juste foi. Embarqué dans la Nation of islam (NOI), il dit des tas de choses justes sur nous et, surtout, sur les Blancs, des choses que tous nous avons envie d’entendre sinon de dire. Mais il en fait trop, peut-être. Il en fait tellement qu’on a presque peur d’éprouver tant de joie à l’écouter. On est donc soulagé lorsqu’il prend son indépendance, reconnaît le « vrai islam » et renonce à prêcher la haine du Blanc. C’est la deuxième rédemption. J’ai quelques scrupules à poursuivre mais je vais le faire : Malcolm est assassiné par les forces du Mal. Il va au paradis. Des héros. Des hommes de bien. C’est la troisième rédemption. Fin du roman. Ainsi, si tout, dans la première partie de sa vie, nous rapproche, les deux épisodes suivants nous emportent également. Malcolm est l’archétype classique de celui qui n’a rien que la mouise, et qui par la force de sa volonté force le destin à lui sourire. C’est le Pur – comme nous tous, au fond – qui l’emporte sur l’Impur. Il meurt mais ses idées subsistent. Son élan fondamental est le nôtre.

À travers Malcolm X, nous reconnaissons ce que nous sommes et nous reconnaissons nos espérances. Chaque indigène partage un peu de sa fierté retrouvée et recouvre sa dignité. Le portrait de Malcolm X accroché à un mur incite à la résistance. Et à ce titre, la figure mythique de Malcolm X est essentielle. L’ironie dont j’ai fait preuve est malvenue. Quand bien même, de Malcolm X, on ne retient que le roman de sa vie, c’est déjà beaucoup. Il n’en demeure pas moins que ce serait encore mieux si l’on en retenait aussi l’apport et les interrogations politiques qui étaient les siennes. Car, s’il a longtemps, trop longtemps, accordé sa confiance et obéi à Elijah Muhammad (Elijah Muhammad est alors le Guide de la La Nation of Islam (NOI). Cette organisation, connue aussi comme Black Muslims, a été fondée vers 1930 par Wallace D. Fard, un vendeur ambulant de Détroit qui disparait mystérieusement en 1934. Elijah Muhammad (1897 – 1975), de son vrai nom Elijah Pool, fils d’un prêcheur baptiste de Géorgie, sera son successeur et dirigera cette organisation jusqu’à sa mort. L’idéologie développée par la NOI est un syncrétisme mêlant le nationalisme noir séparatiste et racialiste à une inspiration islamique à bien des égards fort éloignée du dogme musulman. Petite organisation jusqu’à la fin des années 1950, la NOI parviendra à conquérir une audience de masse, notamment dans les ghettos noirs des grandes villes industrielles du Nord, grâce à l’activisme et au charisme de Malcolm X. En 1975, l’un des fils d’Elijah, Warith Deen Muhammad, prendra les rênes du mouvement ; il adoptera l’islam sunnite orthodoxe et rejettera le nationalisme noir, suscitant la sécession d’un certain nombre de dirigeants historiques de l’organisation parmi lesquels Louis Farrakhan, qui reprendra l’héritage idéologique de la Nation of islam au sein d’un nouveau mouvement du même nom.), Malcolm a pensé sa parole, il a pensé son action, il a pensé sa politique. C’est bien sûr encore plus le cas dès lors que germent ses premiers doutes et qu’il perçoit les limites de la démarche de la NOI. Sa pensée s’emballe avec la rupture et il ne cessera plus de formuler de nouvelles idées, de les tester, de tâtonner, de les modifier, au risque d’ébranler ses partisans. Malcolm, je l’ai cité plus haut, blâme les autres dirigeants noirs de manquer d’imagination stratégique et de s’en remettre à leurs conseillers blancs plutôt que de penser par eux-mêmes. Son cerveau à lui, au contraire, est tout entier occupé à réfléchir la stratégie. Il ne passe pas son temps à geindre, à s’indigner, à hurler sa colère, à dire « on en a marre » – autant de manière d’interpeller les Blancs, de leur confier la solution du problème, de crier sa propre impuissance. Non, Malcolm ne conteste pas, il se bat.

Malcolm est trop réaliste pour renoncer à la lutte. « Comment se débarrasser du singe qui est cramponné à notre dos ? », s’interroge-t-il de façon lancinante ; comment les Noirs peuvent-ils se libérer eux-mêmes de l’oppression qui les accable depuis tant et tant de siècles ? À partir de cette question qui est aussi une exigence fondamentale, il tente de définir un horizon qui lui paraît accessible, de discerner les moyens et les étapes qui peuvent y conduire ; il pèse les rapports de forces et leurs dynamiques respectives ; il intègre les configurations locales à la situation nationale et celle-ci au contexte mondial ; il analyse les formes et les mouvements de la conscience noire, ses seuils et ses potentiels ; il estime l’adversité, considère ses manifestations avouées et celles qu’enveloppe le masque de l’amitié ; il identifie les alliances souhaitables et le contenu politique qui les rendra possibles ; il évalue les conjonctures, les moments de l’affrontement et ceux du contournement, les voies directes et les chemins de traverse. Malcolm pense aussi l’organisation, non comme un simple problème technique mais comme une dimension de l’équation stratégique à résoudre, déterminée elle-même dans sa forme et ses mécanismes par les choix stratégiques établis. Ses réflexions sur ces questions, les solutions qu’il a forgées, les écueils auxquels il s’est heurté, les limites qui étaient les siennes, sont notre héritage.

Encore faut-il savoir en tirer profit. Penser nous-mêmes de manière autonome ce qu’il a dit, écrit ou fait. Ne pas craindre d’insulter sa mémoire, de l’interpréter, de le tordre si nécessaire. L’honorer, c’est parfois le trahir si lui être fidèle, c’est poursuivre son combat.

Il est intéressant de noter comment Malcolm introduit ses interventions publiques. Après les remerciements d’usage, son discours du 16 février 1965 – mais je pourrais en citer d’autres – commence ainsi : « Si je suis ici, c’est pour parler avec vous de la révolution noire, en marche sur cette terre, des formes qu’elle prend sur le continent africain et de son impact sur les communautés noires. Non seulement ici, en Amérique, mais aussi aujourd’hui en Angleterre, en France, et dans toutes les anciennes puissances coloniales. (…) Afin que vous et moi connaissions la nature de la lutte dans laquelle vous et moi sommes engagés, nous devons connaître les différents éléments qui entrent en jeu, au niveau local et national, mais aussi sur le plan international . » Malcolm est obsédé par « ce que nous devons faire » et il ose des réponses, fussent-elles provisoires. Il ébauche une « ligne d’action » et saisit chaque occasion pour la défendre.

Ce petit livre n’a qu’une prétention modeste. Il se veut une introduction aux problématiques stratégiques développées par Malcolm X au cours de la période, sans doute la plus fructueuse, qui sépare sa rupture avec la NOI de ce 21 février tragique où il nous a quittés. Je suis convaincu en effet que l’expérience du mouvement noir américain et, plus particulièrement, les leçons et les questionnements qu’en a tirés Malcolm, peuvent être d’un grand intérêt pour nos propres combats en France. Bien plus que l’expérience des luttes anticoloniales dans les anciennes colonies. Avec les Noirs américains, nous avons en partage une histoire et un présent, une histoire qui est toujours notre présent. Celle d’un transfert forcé dans les métropoles impériales déterminé par la colonisation de nos pays d’origine et celle d’un enracinement, sous le statut de races inférieures, dans ces mêmes métropoles. Nous sommes des « colonisés de l’intérieur », des indigènes de la république, comme nous disons en France. Une condition que résume le slogan : « Si nous sommes ici, c’est que vous étiez là-bas. »

Quiconque observe, non pas avec des yeux de sociologue badin mais avec ceux des militants noirs, la condition noire aux États-Unis, y découvrira, comme grossie à la loupe, la condition de l’immigration coloniale et des quartiers populaires en France. Une telle affirmation choquera ou fera sourire de ma naïveté militante un Blanc acquis au mythe de la puissance intégratrice du fameux « creuset républicain ». La République française aurait cette vertu immanente de fondre l’étrangeté dans le commun. Ça traîne un peu parfois, mais ça finit par se faire. La Grande Révolution française n’a‑t-elle pas aboli les distinctions statutaires et autres « privilèges » ? La République n’a‑t-elle pas aboli l’esclavage puis la colonisation ? Les Italiens, les Espagnols, les Polonais ne font-ils pas partie de la nation ? Tout le monde aujourd’hui n’est-il pas citoyen, à égalité devant la loi, soumis, ajoute le gauchiste, au même exploiteur capitaliste ? N’est-il pas indécent de comparer les souffrances terribles des Noirs américains avec les discriminations, certes injustes et désobligeantes, que subissent nombre d’immigrés et leurs enfants ? Je ne m’encombrerai pas, ici, à répondre à ces arguments qui n’en sont pas. Je l’ai fait ailleurs, d’autres l’ont fait avant et après moi, en particulier dans la littérature militante. Ce que l’on y trouve, notamment, et ce depuis des décennies, ce sont des mots d’ordre, des slogans, des protestations, des revendications, des témoignages, des récits de batailles, des fragments d’analyse, des esquisses de stratégie, toutes ces choses auxquelles peu prêtent attention et qui suffisent, en vérité, à établir la proximité des conditions noire aux États-Unis et indigène en France. Je risque une phrase : nul besoin pour comprendre une société d’analyser les ressorts de sa reproduction ; il suffit d’écouter les résistances et les luttes qu’elle suscite, en son intérieur et en son extérieur, pour constater qu’aux États-Unis et en France ce sont les mêmes préoccupations, les mêmes questionnements, les mêmes colères, les mêmes solutions qui sont pensés, mis en pratique, « praxis tés » si j’ose dire, par les Noirs américains et les indigènes de l’Hexagone. Le même ennemi aussi : le Blanc. Le même allié-contraint : le Blanc.

Que l’on pense bien sûr aux revendications d’égalité sociale ou d’égalité dans la citoyenneté – c’est-à-dire in fine dans l’accès au pouvoir politique -, que l’on pense également aux revendications liées à la reconnaissance culturelle ou aux multiples formes de reconnaissance sociale, de reconnaissance de la dignité humaine, du droit au respect ou à l’honneur ; que l’on pense bien sûr aux batailles contre l’omniprésence policière dans les ghettos ou les quartiers populaires, au problème des prisons comme dispositif central de contrôle et de subalternisation, aux luttes contre la ségrégation urbaine et plus largement spatiales, et l’on ne pourra que convenir de leur convergence des deux côtés de l’Atlantique. Que l’on pense, encore, aux différentes approches qui animent les résistances, celles qui se réclament de l’intégration et celles qui s’y opposent, celles qui cherchent à tout prix la mixité raciale dans ses formes d’organisation et celles qui la rejettent en pratique ou par conviction, celles qui s’évertuent à s’allier aux Blancs et celles qui affirment leur autonomie coûte que coûte. Que l’on pense, toujours, aux identifications mobilisées dans les luttes, celles qui se construisent à partir des notions de nation, de peuple ou de race et celles qui se réclament seulement d’un combat universel pour les droits en tant qu’être humain, celles qui se réclament d’une remémoration voire d’une reviviscence des cultures, des traditions, des croyances et des normes d’une origine supposée ou connue, celles qui se revendiquent plutôt d’un métissage multiculturel cosmopolite ou celles qui prônent l’assimilation et la normalisation dans le monde blanc hégémonique, celles pour finir qui défendent leur collectivité définie d’une manière ou d’une autre ou celle qui inscrivent leur action dans le cadre des luttes générales de l’émancipation, que l’on pense à tout cela et, par-delà les particularités propres à l’histoire des deux pays, l’on ne pourra que reconnaître une identité substantielle – au sens fort du terme – entre les Noirs américains et les populations issues de l’immigration en France. Pour clore cette liste qui est loin d’être exhaustive, je n’oublierai pas non plus de souligner la volonté souvent affirmée de réhabiliter les histoires dominées, d’entretenir la mémoire des luttes contre l’esclavage et la colonisation ou de préserver l’héritage des résistances menées par les générations antérieures. Notons, enfin, l’empathie pour les luttes des autres peuples opprimés en Asie, en Afrique ou sur le continent américain. Toutes ces problématiques, ces points d’ancrage de la conscience politique, qui suscitent des controverses, qui divisent et attisent les résistances, des plus moléculaires au plus massives, qu’elles s’expriment dans le quotidien, à l’échelle individuelle ou collective, dans des batailles sociales, politiques ou artistiques, sont communes au monde noir américain et au néo-indigénat français – on aboutirait à la même conclusion en examinant les contenus et les formes des contre-résistances que je désignerais comme blanches. Si ce livre échoue à faire percevoir cette homologie, c’est donc un mauvais livre.
Certes, il s’adresse principalement à des lecteurs, sinon connaisseurs, du moins attentifs aux résistances de l’immigration et des quartiers populaires. Il est indiscutable également que mon point de vue est extrêmement situé voire biaisé. Ma lecture de Malcolm est forcément distordue par l’expérience indigène à travers laquelle je parle et par le dessein qui est le mien. J’espère cependant pouvoir suggérer que la pratique politique de Malcolm, ses interrogations et les réponses qu’il a formulées conservent, aujourd’hui, dans le contexte français, une pertinence pour penser notre propre action.

Ce livre n’a donc pas pour ambition de faire œuvre de « malcolmologie ». Je n’en ai guère les moyens. On pourra me reprocher, à juste titre, une connaissance certainement rudimentaire de l’histoire états-unienne contemporaine et même des mouvements de résistance noire qui l’ont marquée. Je connais par trop, pour en être contrarié, ce genre de censure opposée aux militants pour les empêcher de prendre la parole. Et j’anticipe, sans difficulté, le procès en démagogie que pourrait susciter cette dernière remarque. Je suis convaincu, pour ma part, qu’un regard militant saisit les enjeux, dans un lieu et un moment particulier, bien plus sûrement qu’un regard « scientifique » et de manière certainement plus utile pour un autre militant.

Je n’y serai pas indifférent mais je ne chercherai pas, dans cet ouvrage, à suivre chronologiquement l’évolution de la pensée politique « malcolmienne » ni à en faire une périodisation. Mon propos est plutôt d’en dégager des thématiques importantes pour les débats français que d’en retracer l’histoire. Du reste, malgré la rupture de Malcolm avec la NOI qui s’accompagne de révisions idéologiques et politiques majeures, il me semble que les continuités demeurent tout aussi importantes. On a pu tenter également de distinguer différents Malcolm dans la brève période qui a suivi cette rupture. Il me paraît quant à moi que l’intensité de ses réflexions au cours de ces quelques mois, les contradictions qui sont les siennes, les chevauchements manifestes des différents moments de sa pensée politique, rendent inopérante une approche qui s’attacherait avant tout à repérer les seuils et les étapes franchis. Les hésitations, les inflexions ondoyantes ou par saccades, les changements, les oscillations, les revirements, les approximations aussi, les excès polémiques, les raccourcis et les hyperboles, caractères d’une pensée bouillonnante et du discours oral conçu pour orienter, mobiliser, provoquer ou simplement convaincre, tout cela, on s’en doute, prête aux interprétations les plus diverses, à des malentendus de lecture voire aux extrapolations les plus fantaisistes. À cela aussi, il est difficile d’échapper et je n’y échapperai pas. Mais je pense qu’un des moyens d’éviter les quiproquos consiste à rejeter la tentation simplificatrice d’une lecture « évolutionniste » de sa trajectoire.

Surtout, je crains fort que ce type de démarche participe le plus souvent de la construction du mythe de la « rédemption » de Malcolm. Elles tendent couramment à dessiner une trajectoire malcolmienne s’inscrivant dans une courbe ascendante – et prédéterminée – qui l’aurait conduit de l’obscurité primitive d’un combat national, racial, religieux, confus et bourré de superstitions – qu’on comprend et pardonne, bien sûr – à une politique de l’Universel, que cet universel soit marxiste, musulman, ou libéral démocratique à la manière d’un Martin Luther King (avec la prétendue « rencontre manquée », empêchée par une mort brutale et injuste, digne des plus mauvaises tragédies amoureuses).

Une introduction réflexive à la pensée stratégique de Malcolm X se heurte à une autre difficulté. Malcolm n’a pas produit d’ouvrage où serait exposé de manière systématique le propos qui est le sien. Celui-ci, dans ses métamorphoses et ses continuités, doit être reconstruit à partir de fragments épars, d’intuitions plus ou moins développées de discours en discours, restées à l’état d’ébauche ou abandonnées, parfois explicites, souvent non. Malcolm ne choisit pas ses mots au hasard, son franc-parler légendaire est aussi l’expression de la rigueur intellectuelle qu’il s’impose. Mais ses idées, il ne les dit pas toujours dans un langage formel dont le sens ne laisserait pas de place au doute. Malcolm parle et il parle beaucoup sous la forme de récits et d’images, d’illustrations plus ou moins suggestives, de mots d’ordre, de tâches à accomplir, qui nécessitent d’être traduits pour les intégrer à la réflexion qui est la sienne. Mais peu importent, au final, les modalités d’énonciation qu’il a choisies. À la science imprécise glanée dans des lectures sans doute hétéroclites, au savoir dit « intuitif » de sa condition, produit de son expérience de vie et de l’observation attentive des siens, Malcolm ajoute la connaissance stratégique qu’il recueille de son combat contre l’oppression raciale. Seule son obstination lucide à découvrir les moyens de défaire la domination blanche pouvait le conduire à se poser les bonnes questions. À nous, bien sûr, d’en tirer le meilleur parti.

Il me faut, avant de conclure cette déjà longue introduction, préciser encore certaines choses. L’une des raisons qui justifient ce livre est certainement la rareté des ouvrages consacrés à Malcolm X en France. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, alors que la révolte noire s’intensifiait aux États-Unis et que des passerelles se tissaient entre ses courants les plus radicaux et le mouvement étudiant blanc anti-impérialiste, l’édition militante d’extrême gauche française a fait connaître certains textes de Malcolm, les accompagnant parfois de commentaires et de discussions. Sous le titre de Pouvoir noir, l’éditeur anticolonialiste François Maspero a fait traduire un recueil précieux de discours prononcés par Malcolm entre 1963 et 1965. Dans cette même période, était publiée également la fameuse autobiographie de Malcolm.

Puis ce fut le silence. En 1994, suite sans doute au regain d’intérêt suscité par le film de Spike Lee (1992) et à une nouvelle édition de l’autobiographie, la LCR a réédité une ancienne brochure, enrichie de quelques inédits en français, de témoignages et d’autres documents. Et ce fut à nouveau le silence. Malcolm a été en quelque sorte redécouvert au lendemain de la publication de l’Appel des Indigènes et de la grande révolte des banlieues qui ont donné un nouvel élan au débat sur l’entêtement colonial français et le racisme. À la réédition de Pouvoir noir par La Découverte et la publication par cette même maison d’édition d’autres textes produits par des figures de l’anticolonialisme et du mouvement noir américain, se sont ajoutées d’autres traductions publiées par de petits éditeurs plus ou moins rattachés à l’extrême gauche blanche. Une maison d’édition protestante genevoise a publié également la traduction d’un essai écrit par un théologien noir américain, James H. Cone ([James H. Cone, Malcolm X et Martin Luther King, Genève, Labor & Fides, 2008.)], qui tente amoureusement de défendre la thèse du rapprochement nécessaire, inéluctable, par-delà la mort, de Malcolm et de King. Je me dois de signaler aussi un court essai universitaire, souvent intéressant, rédigé par Frank Steiger. Intitulé Malcolm X, les trois dimensions d’une révolution inachevée, ce livre a été publié en 2010 par L’Harmattan. Enfin, il est bien sûr question de Malcolm X dans les études, souvent traduites mais bien peu nombreuses au demeurant, traitant du mouvement noir états-unien (Je tiens à signaler deux ouvrages, déjà anciens mais fort intéressants : Daniel Guérin, De l’Oncle Tom aux Panthères noires, Paris, Les bons caractères, 2010 (1re éd. 1973) et Robert L. Allen, Histoire du mouvement noir aux Etats-Unis, Paris, Maspero, 1971, 2 vol.). J’ai peut-être omis un ou deux titres, une ou deux brochures militantes, mais guère plus.

Il apparaît clairement de ce petit inventaire qu’en France, pour qui s’intéresse à Malcolm, il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent. Qui plus est, les rares commentaires qui le concernent ont été produits par des Blancs, généralement liés à la gauche radicale. Seule production indigène, les documents et analyses publiées dans les années 1960 par Présence africaine, une magnifique revue dont beaucoup de livraisons mériteraient une réédition (pourquoi pas une anthologie des meilleurs textes ?). Comme je l’ai indiqué au tout début, Malcolm occupe désormais une grande place dans l’imaginaire antiraciste des quartiers. Dans les interventions militantes, il est couramment cité et évoqué. Il arrive même qu’il soit maladroitement imité. On ne trouve pas cependant d’écrits politiques qui se penchent sur ses propositions politiques d’un point de vue indigène et à partir des préoccupations spécifiques des indigènes en France .

Nous devons nous réapproprier Malcolm ! Ce livre ambitionne d’y contribuer. Mon but ne sera pas atteint en persuadant les militants de l’immigration et des quartiers qu’il existe une stratégie préétablie laissée en héritage par Malcolm, ni qu’il suffirait de nous baisser pour la ramasser. Avec sans doute beaucoup de présomption, j’espère plutôt que ce livre aidera à faire en sorte que la pensée libératrice de Malcolm travaille nos propres réflexions. L’intégrationnisme est usé jusqu’à la trame, il est temps de changer les draps.

Sadri Khiari

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