Depuis l’étude magistrale d’E.P. Thompson sur la formation de la classe ouvrière anglaise, on ne peut plus faire une histoire marxiste du prolétariat sans comprendre les étapes qui l’ont mené à sa propre formation culturelle, politique, communautaire. La racialisation de la classe ouvrière est longtemps restée l’un des points aveugles d’une telle approche – un aspect pourtant essentiel de la « formation de classe ». Dans son livre sur le racisme, les classes et les « parias racialisés », Satnam Virdee tente de combler cette lacune en reconstruisant le fil perdu de la race et de l’antiracisme dans la formation des classes ouvrières. Il s’avère que, de l’antisémitisme d’hier à l’islamophobie d’aujourd’hui, les parias racialisés au sein du prolétariat sont appelés à jouer un rôle déterminant dans la mise au jour et la lutte contre le racisme inscrit au sein du mouvement ouvrier.
Racism, Class and the Racialized Outsider étudie sur la longue durée (c’est-à-dire sur les deux siècles qui séparent 1780 de 1990) les luttes menées par la classe ouvrière pour obtenir la justice sociale et économique et rendre la société anglaise plus démocratique. Contrairement aux autres études portant sur la classe ouvrière anglaise, c’est par le prisme de la race que ces combats sociaux et politiques seront examinés, c’est-à-dire du point de vue des minorités racisées qui étaient présentes dans ces luttes et y ont souvent joué un rôle central. L’accent mis sur l’importance de la race dans le fonctionnement du système de classe en Angleterre permettra de mettre en évidence des lacunes dans les récits tant libéraux que socialistes des combats de la classe ouvrière, récits qui ont dans une grande mesure ignoré les minorités racisées et ainsi contribué à blanchir l’histoire de la classe ouvrière1.
Il nous faut faire le triste constat que non seulement ce blanchiment de l’histoire de la classe ouvrière est loin d’avoir été exceptionnel dans le passé, mais il se poursuit jusqu’aujourd’hui. L’écrivaine et performeuse Anna Chen a noté que « les personnes de couleur comme [elle] ont été gommées de l’histoire ouvrière ». La gauche de ce point de vue n’est pas moins à blâmer que la pensée dominante. Chen donne en exemple le film qu’a récemment réalisé Ken Loach, The Spirit of 1945, qui célèbre les bouleversements qu’a connus la Grande-Bretagne après la Deuxième Guerre mondiale sous le gouvernement travailliste de Clement Atlee. Ce film rappelle aux socialistes et aux radicaux la conjoncture qui a précédé celle du néolibéralisme, et qui est celle de la construction, notamment par le Parti travailliste, d’un État-providence fondé sur des principes de plein emploi et de citoyenneté commune. En tant qu’Anglais à la peau brune, quelle ne fut pas ma déception devant ce qu’un socialiste, en 2013, avait reconstruit de la vie de la classe ouvrière d’après-guerre : un portrait certes émouvant, mais entièrement blanc. Je n’ai pas vu mes grands-parents dans le tableau peint par Loach, ni les agriculteurs caribéens avec lesquels mon grand-père travaillait et auprès desquels il vivait. En fait, il n’y avait pas un seul Britannique noir ou à la peau foncée de tout le film.
C’est contre ce genre de vision étriquée de l’histoire de la classe ouvrière que j’ai écrit ce livre. La plupart des gens savent désormais qu’à l’apogée de l’Empire britannique, le Royaume-Uni gouvernait plus d’un quart des terres du monde, et plus d’un cinquième de sa population. Ce que mon livre s’efforce de montrer, c’est que les mécanismes en chaîne qui liaient les colonies à la Grande-Bretagne et nous assuraient un approvisionnement quotidien en denrées alimentaires de base telles que le thé, le café et le sucre ont aussi ramené des hommes et des femmes des quatre coins du monde. Des descendants d’esclaves africains américains et caribéens, des paysans irlandais catholiques, des lascars [matelots indiens], des ayahs, des domestiques et des marins africains et asiatiques, ainsi que des migrants juifs qui fuyaient l’Empire tsariste et ses pogroms, ont élu domicile en Grande-Bretagne à différentes époques des XIXe et XXe siècle, et parfois même avant cela. Une grande partie d’entre eux a rejoint les rangs de la classe ouvrière en Angleterre, ce qui confirme que celle-ci était une formation pluriethnique bien avant le débarquement, l’été 1948, de l’Empire Windrush et de ses 493 passagers venus de Jamaïque à Tilbury dans l’Essex.
Le racisme dans l’histoire de la classe ouvrière anglaise
Racism, Class and the Racialized Outsider s’attache à explorer le rôle joué par les minorités racisées dans l’histoire ouvrière anglaise à travers deux siècles et à mesurer l’importance à la fois du racisme et de l’antiracisme dans la fabrique de la classe ouvrière anglaise. Du moment où les élites anglaises ont appris l’art de gouverner de manière plus consensuelle, au milieu de l’ère victorienne, jusqu’à la consolidation de l’État-providence bipartiste dans les années 1940-1950, une série d’importantes réformes sociales et politiques – telles que l’élargissement progressif du droit de vote (aux hommes de la classe ouvrière) et des droits syndicaux assortis de la création des assurances en cas de chômage – permit l’incorporation de franges toujours plus larges de la classe ouvrière au sein de la nation imaginée, en faisant de ces travailleurs des membres actifs de l’état impérial. Le racisme – qui a pu prendre de multiples formes – a accompagné ce processus d’intégration de la classe ouvrière. Dès les années 1850-1860, l’inclusion de la partie de la classe ouvrière considérée comme « respectable », celle entre autres des ouvriers qualifiés, allait de pair avec le renforcement d’un racisme qui prenait pour cible les catholiques irlandais. Si les Anglais s’associaient déjà au protestantisme, cette identité fut l’objet d’une surdétermination à cette période : ils se définissaient aussi de plus en plus comme membres de la race anglo-saxonne. Les catholiques irlandais – longtemps exclus de la nation du fait de leur catholicisme – se retrouvèrent doublement désavantagés du fait de leur catholicisme et de leur appartenance supposée à la race celtique. Les positions de l’ultra-conservateur Thomas Carlyle, qui, avec Charles Kingsley, avait exprimé son soutien au gouverneur jamaïcain Edward Eyre lorsque celui avait maté la rébellion de Morant Bay2, sont un exemple frappant de la manière dont ce type de racisme a pu être promulgué. Au milieu d’une diatribe particulièrement violente sur les immigrés irlandais en Angleterre, Carlyle s’emportait ainsi sur le fait que
Des meutes de misérables Irlandais assombrissent nos villes. On croise à chaque instant de ces personnages qui empestent la fausse ingénuité, l’agitation, l’irrationalité, l’indigence et l’impertinence. Les cochers anglais fustigent en passant les Milésiens [Irlandais] de leur fouet, les vouent à tous les diables ; en réponse, les Milésiens tendent leur chapeau pour mendier. Le Milésien est le plus douloureux des maux contre lesquels notre pays doit lutter. Vêtu de guenilles et exhibant une sauvagerie grinçante, il vient prendre tout le travail qui ne peut être accompli que par la force des bras. […] L’homme saxon, s’il ne peut travailler de la même manière, ne trouvera pas d’emploi […], n’ayant pas, lui, déchu d’une condition humaine décente à une condition simiesque méprisable […], et c’est ainsi que l’Irlandais non civilisé expulse le natif saxon, prend possession de sa place. C’est là qu’il prend racine, dans sa crasse et son irrationalité, dans sa fausseté et sa violence avinée, germe qui mènera à la dégradation et au désordre3.
Certains segments de la classe ouvrière anglaise ont fait leur ce racisme via la presse populaire, les magazines et d’autres formes de médias écrits et visuels. Curtis, dans son remarquable ouvrage Apes and Angels : The Irishman in Victorian Caricature (1971) [Des singes et des anges. Les Irlandais dans la caricature victorienne] montre de quelle manière les caricaturistes en particulier ont intégré de nombreuses doctrines centrales du racisme scientifique et s’en sont fait l’écho dans leurs dessins hebdomadaires destinés à un public ouvrier. Dans l’esprit des racistes, les représentations qui faisaient descendre les paysans irlandais du rang de l’humain vers celui du gorille sur l’échelle de l’évolution et qui figuraient les militants irlandais comme des créatures sous-humaines étaient devenues monnaie courante. Le racisme anti-irlandais était sans cesse alimenté par la presse populaire dont les caricatures
Met[taient] l’accent sur les traits prognathes des ouvriers irlandais : le renflement de la partie inférieure du visage, le menton proéminent, la grande bouche, le front fuyant, le nez court, souvent en trompette et aux narines béantes, bref, sur le caractère toujours plus simiesque des Irlandais4.
En réalité, une partie de la classe ouvrière et de ses institutions participait activement à la production d’une différentiation fondée sur la race. Dès la fin du XIXe siècle, on assista à des vagues successives d’actions politiques et syndicales mues par des principes socialistes et visant à lutter pour la justice économique et sociale pour les franges de la classe ouvrière qui avaient été exclues des réformes précédentes ; or les revendications qu’elles poussaient s’ancraient dans un nationalisme racisé. Prenez par exemple le nouveau syndicalisme de la fin du XIXe siècle. Il s’agit d’un moment charnière dans l’histoire du syndicalisme où celui-ci tenta d’organiser la classe ouvrière non qualifiée, c’est-à-dire ces éléments auxquels les élites réservaient le désobligeant surnom de « résidu ». Les militants socialistes, organisés en formations politiques variées, dont la Social Democratic Federation et la Socialist League, jouèrent un rôle important dans ce mouvement, notamment au moment de la grève des ouvrières des manufactures d’allumettes de 1888 ou des tentatives par les ouvriers du gaz et les dockers, à la même époque, de s’organiser en syndicats. Il n’est par conséquent pas surprenant de voir que l’historiographie socialiste décrit cette période comme un temps marqué par une « recrudescence de l’utopisme révolutionnaire5 », ou de lire sous la plume de Engels que la classe ouvrière s’était finalement réveillée de son sommeil de quarante ans avec « les petits-fils [des vieux chartistes] [qui] promett[aient] d’être dignes de leurs ancêtres ».
Le problème, c’est que Hobsbawm et Engels font l’impasse sur le fait que cette organisation socialiste des ouvriers non-qualifiés était profondément structurée par le racisme, et qu’ils ne sont les seuls. On mentionne rarement, par exemple, le fait que l’arrivée des Juifs qui avaient fui les pogroms racistes de l’Empire russe coïncide précisément avec ce moment de conflictualité de classe croissante. Fait significatif, ces migrants juifs s’étaient installés majoritairement dans des zones qui devinrent les épicentres de la révolte ouvrière – l’Est de Londres, Leeds et Manchester. Si l’on observe le nouveau syndicalisme sous l’angle des travailleurs juifs, il apparaît que des socialistes comme Ben Tillett – tête de file des dockers –, ou encore d’autres dirigeants socialistes de cette période, dont John Burns et Will Thorne, partageaient les présupposés racistes sur les Juifs qui circulaient plus largement dans la société anglaise. C’est la raison pour laquelle pendant la période d’émergence du nouveau syndicalisme le soutien socialiste à l’auto-organisation des travailleurs juifs est resté, au mieux, tiède. Ce soutien était mû par un collectivisme pragmatique, instrumental, qui admettait seulement qu’il fallait restreindre les expressions explicitement antisémites parce que cela risquait de miner la solidarité de classe plus large forgée pour s’opposer aux employeurs. Tillett est l’exemple type de ce positionnement. S’adressant aux travailleurs juifs impliqués dans une action collective, il déclara : « Oui, vous êtes nos frères, et nous allons vous épauler. Mais on aurait préféré que vous ne veniez pas6. »
En certaines occasions malgré tout, ces socialistes nationalistes se montraient incapables de contenir leur antisémitisme latent. À ce titre, les tribunes envoyées par Ben Tillett et Tom Mann – qui était surnommé « le communiste anglican » – au London Evening News en mai-juin 1891, qui réclamaient des contrôles en matière d’immigration ciblant les Juifs, sont éloquentes. Tillett profita de l’occasion pour élaborer un discours proto-fasciste qui non seulement en appelait à l’évacuation des travailleurs juifs du sol anglais, mais faisait porter la responsabilité de la détresse des travailleurs anglais sur l’échec de la classe dirigeante à tenir tête au pouvoir des banquiers juifs.
Nos hommes d’état ne veulent pas offenser les grandes banques et les Crésus […]. Par pitié, rendez-nous nos compatriotes et reprenez votre multitude bigarrée7.
De manière similaire, à la fin de l’année 1891, dans le journal de Keir Hardie Labour Reader, on pouvait lire la stupéfiante affirmation selon laquelle des guerres impérialistes étaient planifiées pour servir les intérêts de la finance juive :
Partout où il y a des problèmes en Europe, partout où des rumeurs de guerre circulent et où les esprits des hommes sont troublés par la peur, le changement et le désastre, vous pouvez être sûr de trouver un Rothschild au nez crochu qui tire les ficelles8.
Une grande partie du mouvement socialiste anglais s’est rendue complice de la production de ce racisme, et y compris du célèbre trope de la « conspiration juive », du fait qu’à la fin du XIXe siècle, les arguments et les combats socialistes pour organiser les travailleurs anglais s’étaient idéologiquement déplacés sur le terrain de la nation. L’idée de la nation opérait comme un facteur d’impuissance, limitant l’imagination politique de la plupart des représentants des exploités et des opprimés. Si les conceptions de l’appartenance nationale qui sous-tendaient la vision des activistes socialistes dans la Social Democratic Federation puis dans l’Independant Labour Party (ILP) étaient sans aucun doute plus ouvertes que celles forgées par les élites de l’époque, et en ce sens visaient à rendre la société plus démocratique, elles n’en continuaient pas moins d’opérer en identifiant de nouveaux « autres » racisés. Ce furent ici les Juifs, que l’on pouvait percevoir comme non-Anglais du fait de leur race et de leur religion supposées. En effet, si cette conception élargie de l’appartenance nationale gagna une légitimité croissante au sein de la classe ouvrière non organisée, c’est précisément parce qu’elle permettait à ses membres de montrer que les conceptions qu’avait l’élite de l’appartenance nationale étaient injustes du fait qu’elles excluaient ceux qui, comme eux, étaient anglais et chrétiens, et donc méritaient un traitement juste et égal. Ainsi, à chaque fois que les frontières de la nation furent redessinées pour y inclure davantage de membres de la classe ouvrière, c’était accompagné et légitimé par un nationalisme racisé qui excluait les derniers arrivés.
Ce processus duel de démocratisation et d’exclusion raciste allait se répéter tout au long du XXe siècle. Par exemple, si l’on adopte une perspective aveugle aux questions de race, alors on perçoit les années 1940 et 1950 comme un moment de progrès exceptionnel pour la classe ouvrière. Mais dès l’instant où l’on s’intéresse à ces mêmes années en prenant le point de vue des travailleurs immigrés venus du sous-continent indien ou des Caraïbes, ce n’est pas l’esprit de solidarité, de collectivisme et d’engagement dans la justice sociale qui ressortira, mais le racisme systémique qui traverse une grande partie de la société britannique, un racisme qui a contribué à reléguer l’immense majorité de ces migrants et de leurs descendants nés britanniques en bas de la structure de classe, et ce pour deux générations9. En parallèle du racisme de l’État et des partis politiques principaux, les migrants devaient aussi affronter les pratiques discriminatoires imposées par les syndicats au motif qu’ils n’étaient pas blancs et ne pouvaient donc pas appartenir à la classe des Britanniques. Les quotas racistes et les pratiques instituant un plafond de verre étaient extrêmement répandus, et quand des brèches y apparaissaient, les travailleurs blancs – notamment parmi ceux qui travaillaient dans les bus pour l’industrie du transport de West Midlands – prêts à lancer des mouvements syndicaux pour les combler ne manquaient pas.
Cette racialisation du nationalisme britannique n’était certes pas nouvelle, mais ce qui distingue la période d’après-guerre, c’est la convergence entre l’État britannique, les employeurs et les travailleurs, qui partagent désormais le même nationalisme britannique fondé sur une allégeance commune à la blanchité [whiteness]. Ce racisme et ce nationalisme ont profondément affecté la société anglaise, et la classe ouvrière en son sein. On peut en suivre les effets des sphères politiques aux sphères culturelles ou encore économiques. De la création et consolidation d’une division du travail stratifiée sur le lieu de travail à la régulation informelle des rapports sociaux intimes dans la communauté, le racisme était à l’œuvre partout. Avec le temps, il s’est institutionnalisé. Cela signifie qu’il ne demandait plus continuellement une exécution active puisque les structures et les institutions de la société reflétaient désormais cette compréhension distordue du monde. Le racisme était devenu, en termes bourdieusiens, une composante intégrale de l’habitus anglais – ce groupe de dispositions résilientes et inconscientes acquises par les groupes sociaux avec le temps. La classe ouvrière s’était ré-imaginée comme une classe racisée, de telle manière que « La race est ainsi également la modalité par laquelle la classe est « vécue », le médium à travers lequel les rapports de classe sont expérimentés, la forme sous laquelle la classe est adoptée10. »
La permanence de ce racisme dans la quasi-totalité des sphères de la vie sociale a aussi eu d’importantes conséquences pour les projets politiques qui identifiaient la classe ouvrière comme l’un des agents principaux de la transformation sociale progressiste. Cela en conduisit certains à la conclusion que « le Prolétariat d’hier, qu’on en ait une définition classique ou pas, a désormais plus à perdre que ses chaînes11 » quand d’autres allèrent jusqu’à identifier les minorités racisées comme l’agent nodal de toute lutte collective contre le racisme12. L’importance de la capacité d’agir et de l’autonomie des minorités racisées dans leur combat contre le racisme est indéniable, mais ce que j’aimerais m’attacher ici à décrire est une autre forme d’activisme : celle des minorités racisées au sein des mouvements socialistes, dans lesquels elles ont joué un rôle essentiel en tentant de surmonter le problème du racisme de la classe ouvrière par l’alignement des luttes contre le racisme et de celles contre l’exploitation de classe.
Si j’ai jusqu’à présent mis en lumière la force structurante que représentait le racisme y compris dans la classe ouvrière, il faut aussi souligner qu’au cours des XIXe et XXe siècles, il y eut des moments de solidarité de classe pluriethnique, au cours desquels des parties entières de la classe ouvrière anglaise se débarrassèrent collectivement de certaines marques de racisme et des moments où elles s’attaquèrent frontalement au problème. Les hommes et femmes socialistes appartenant à des groupes minoritaires – irlandais catholiques, juifs, indiens, caribéens et africains –, que je décris comme des parias (outsiders) raciaux, étaient au cœur de ces événements. C’est contre ces hommes et ces femmes que la conception dominante du nationalisme anglais/britannique était construite, et leur attachement à cette conception tendait de ce fait à être plus modéré. Leur participation aux conflits subalternes leur donnait par ailleurs une capacité à voir à travers le brouillard formé par le sang, la terre et l’appartenance unique et dès lors à universaliser les luttes militantes, de la classe ouvrière – au-delà de leur caractère particulier. Informés par leur perspective singulière sur la société, ils agissaient donc comme un agent de fermentation qui nourrissait les batailles de tous.
Ces parias racisés furent les premiers à faire converger l’analyse des oppressions de race et celle des oppressions de classe à la fin de du XVIIIe siècle et au début de XIXe – c’est-à-dire à l’âge héroïque du prolétariat. Par exemple, le mouvement contre l’esclavage était nourri intellectuellement et politiquement par la population grandissante des esclaves affranchis d’ascendance africaine. Si très peu d’africains avaient résidé en Angleterre depuis le XVIe siècle, ils représentaient déjà une population de à 10 000 à 20 000 personnes à la fin du XVIIIe siècle13. C’est un esclave affranchi, Olaudah Equiano, qui a été le premier à attirer directement, et non à travers des expériences rapportées, l’attention du public britannique sur l’esclavage. Equiano narra l’histoire du navire négrier Zong et raconta comment en 1791 le capitaine avait jeté 122 esclaves malades par-dessus bord, et comment dix autres s’étaient suicidés de désespoir. Le motif du capitaine était que les esclaves étaient considérés comme une cargaison, et que les propriétaires de bateau n’avaient droit à aucune compensation s’ils mourraient après le débarquement, contre une compensation de 30£ par tête pour leur perte en mer. La remarquable autobiographie de Equiano, The Interesting Narrative of the Life of Olaudah Equiano (1789), un récit des souffrances de sa vie d’esclave et de celle qu’il a menée après en Grande-Bretagne, connut rapidement plusieurs rééditions, et fut l’un des premiers livres à être promus par le Committee for the Abolition of the Slave Trade.
C’est Robert Wedderburn, né en Jamaïque en 1762 d’une femme africaine esclave et d’un docteur et propriétaire de plantations de canne à sucre écossais, qui le premier a mis en évidence les liens entre la souffrance et les luttes des peuples africains réduits en esclavage à l’étranger et les luttes de la classe ouvrière au pays14. En 1813, visiblement, Wedderburn avait rejoint les Spencean Philantropists – un groupe de gauche qui s’inspirait des écrits de Thomas Spence. Peu de temps après, il publia six numéros d’un magazine appelé The Axe Laid To The Root. Dans les pages de ce remarquable magazine et au cours des innombrables conférences des Spencean Philantropists, il faisait le lien entre la détresse de « l’esclave africain » et les difficultés auxquelles faisaient face les travailleurs pauvres, car « les moyens d’obtenir la justice sont si coûteux, que la justice ne peut être obtenue15 ». Cette tentative de faire converger les luttes contre l’esclavage et celles pour la justice sociale et pour les travailleurs pauvres trouva son expression politique dans son appel à un Jubilée, c’est-à-dire à une communauté libre et égalitaire. Selon Wedderburn, Spence
savait que la terre avait été donnée aux enfants des hommes, sans différence entre couleur et personnalité, juste ou injuste ; que toute personne qui appellerait sien un morceau de terre était un criminel ; et qu’elle aurait beau le vendre, ou le donner en héritage à ses enfants, il ne s’agirait que du transfert d’un bien qui avait été obtenu par la force et la fraude16.
Les tentatives de forger une solidarité de classe pluriethnique devinrent moins évidentes après la catastrophique défaite du chartisme et le renforcement des discours et pratiques racistes, nationalistes et impérialistes au sein de la classe ouvrière. Entre 1848 et 1973, le courant de l’internationalisme prolétarien devint le pré carré des socialistes issus des minorités racisées. À de célèbres exceptions près, comme William Morris, Belfort Bax, Sylvia Pankhurst et John Mclean, ce furent des hommes et des femmes des minorités, comme Eleanor Marx, James Connolly, Zelda Kahan, Theodore Rothstein, Arthur McManus , Shapurji Saklatvala et Claudia Jones qui tentèrent contre vents et marées de mettre à mal les divisions racistes au sein de la classe ouvrière. Pendant la période du nouveau syndicalisme des années 1880 et 1890, Eleanor Marx, William Morris et les autres socialistes internationalistes réussirent, quoique pour une courte période, à élargir la solidarité ouvrière anglaise-irlandaise en plein développement aux migrants juifs nouvellement arrivés. De manière similaire, dans les années 1920 et 1930, les minorités racisées au sein du Parti communiste britannique, qui comptaient parmi elles Shapurji Saklatvala, Arthur McManus et Phil Piratin, jouèrent un rôle important dans la remise en cause de l’emprise des idées racistes, antisémites et impérialistes au sein de la classe ouvrière, culminant dans l’action de solidarité lancée en soutien des marins arabes dans le Nord-Est de l’Angleterre et en défense de la communauté juive dans le quartier East-End de Londres.
Mais c’est surtout à la suite de la « révolution mondiale de 196817 » que des franges importantes de la classe ouvrière anglaise commencèrent enfin à remettre en cause le racisme. La conjoncture était formée à la fois par la décolonisation de l’Asie, de l’Afrique et des Caraïbes, le combat pour les droits civiques aux États-Unis et la résistance noire ici et par la crise organique du capitalisme britannique, l’effondrement complet de l’État-providence et l’intensification de la lutte des classes. Dans ce moment transitionnel des années 1970 – entre un État-providence en crise et un néolibéralisme qu’on n’avait pas encore nommé comme tel et dont la victoire n’était pas encore acquise – la Grande-Bretagne fit l’expérience d’une vague sans précédent de troubles sociaux.
Dans ces circonstances mouvantes, le mouvement travailliste organisé revint sur une longue tradition d’indifférence au racisme et s’attaqua activement au problème – l’exemple le plus flagrant étant celui de son soutien aux travailleuses asiatiques en grève à Grunwick, une usine de développement de pellicules de films dans le nord-ouest de Londres. Lorsque Jayaben Desai – avec 137 de ses collègues, principalement des femmes asiatiques – appela à une grève contre les terribles conditions de travail et le racisme managérial, les initiatives de solidarité ne furent pas seulement le fait des directions des syndicats nationaux, mais aussi de leurs bases. Des travailleurs syndiqués chez « Milliner Park Ward, Rolls Royce Works Committee, Express Dairies, Associated Automation (GEC), TGWU, et UPW Cricklewood Office Branch » envoyèrent une contribution à la caisse de grève18. Le 1er novembre 1976, les postiers de la IPW cessèrent de délivrer le courrier à Grunwick. Dix mois après le début du conflit, la semaine du 13 juin 1977, des piquets de grève massifs se constituèrent qui rassemblèrent entre 1000 et 2000 personnes. À la fin de la semaine, c’était 3000 personnes, dont des mineurs venus des bassins houillers de Galles du Sud et du Yorkshire – pour ce dernier, sous la direction d’Arthur Scargill19. Le piquet de grève le plus important eut lieu le 11 juin 1977 : on estime que ce sont 18 000 personnes – dont des travailleurs, des féministes et des antiracistes – qui rejoignirent Desai et les grévistes dans cette démonstration de solidarité sans précédents20. Particulièrement significative fut la solidarité manifestée par les dockers de Londres qui, en 1968, avaient défilé jusqu’au Parlement en soutien au discours des « rivières de sang » d’Enoch Powell en scandant « Back Britain, not Black Britain » pour demander la fin de l’immigration noire. Moins de dix ans plus tard, à Grunwick, portés par une marée montante de radicalisation industrielle et politique, certains des mêmes dockers portèrent la banderole des Royal Docks Shop Stewards en tête du piquet de grève en soutien à la main d’œuvre principalement asiatique de Grunwick.
En parallèle de ce type d’action antiraciste sur les lieux de travail, des groupes syndicaux et des groupes de jeunes contribuèrent à concevoir des mouvements sociaux antiracistes et antifascistes à une échelle inédite en Grande-Bretagne. De Rock Against Racism (RAR) à l’Anti-Nazi League (ANL), une nouvelle politique populaire contre le racisme et le fascisme émergeait, dont la gauche socialiste était le cœur (à la fois dans le Parti travailliste et en dehors). L’ANL tentait de diffuser sa vision embryonnaire d’une société alternative – fondée sur l’amour et pas la haine et sur la solidarité pluriethnique et pas la division raciale. C’était manifeste lors des grands carnavals qu’elle organisa avec RAR au cours des années 1978 et 1979. Le premier, qui se tint à Victoria Park le 30 avril 1978, fut un authentique rassemblement national : plus de quarante cars vinrent de Glasgow, auxquels s’ajoutait tout un train de Manchester, et encore quinze cars de Sheffield21. Le trajet vers le festival était indiqué par des figures géantes en papier mâché construites par Peter Fluck et Roger Law, les créateurs de Spitting Image, qui représentaient entre autres Hitler. Pendant le carnaval, 80 000 personnes purent assister à des concerts de The Clash, X-Ray Spex, Tom Robinson ou encore Steel Pulse. Peter Hain, Vishnu Sharma – de l’Indian Workers Association (IWA) –, Miriam Karlin et Ray Buckton firent des discours contre le racisme et le fascisme. Raphael Samuel – un membre clef du groupe d’historiens du Parti communiste britannique – décrit la marche vers le carnaval comme « l’une des manifestations les plus ouvrières à laquelle [il avait] pu aller, et l’une des rares de [sa] vie adulte à avoir sensiblement changé le climat social22. »
Le rôle joué par les activistes socialistes, en particulier ceux qui étaient issus de minorités racisées, fut décisif. Cela fut la preuve qu’ils étaient les intermédiaires par lesquels les idées, la conscience et la pratique politique antiracistes, jusque-là étroitement confinées aux communautés minoritaires, se transmettaient à l’aile gauche du mouvement syndicaliste et au-delà. À ce moment, lorsque les luttes de classe s’alignèrent avec celles contre le racisme, on assista à une fusion par le bas des forces sociales qui était certes inégale mais tout de même importante et dans laquelle, pour paraphraser Sivanandan23, les travailleurs des minorités racisées « arrivèrent à une conscience de classe via une conscience liée à leur couleur » et des franges de la classe ouvrière blanche « en retrouvant leur instinct de classe […] arrivèrent à une conscience de l’oppression raciale ».
En réservant pour la première fois aux minorités racisées des emplois qui n’étaient pas du travail manuel, les municipalités travaillistes radicales portèrent des politiques locales antiracistes qui contribuaient à propager encore davantage cette conception dans la société. Grâce à l’auto-organisation des Noirs et à leur alliance avec la gauche socialiste des syndicats, ces politiques se diffusèrent à une grande partie du secteur public et dans le mouvement syndicaliste. Si le racisme restait une force structurante puissante dans les années 1980, cette action collective aboutit sur le renforcement d’un antiracisme bien ancré dans la société britannique, un antiracisme forgé par les luttes noires contre le racisme des années 1960 et les mouvements sociaux antiracistes et antifascistes des années 1970 et qui, dans les années 1980, s’est institutionnalisé dans des secteurs clefs du milieu syndical, du secteur public et dans la vie quotidienne des grandes villes. Cet antiracisme était l’héritage légué par les outsiders racisés d’ascendance irlandaise catholique, juive, africaine et asiatique.
Racisme, classe et quelques pensées sur la conjoncture actuelle
La culture politique de l’antiracisme ouvrit d’importants espaces d’espoir24 en permettant aux personnes noires et marrons anglaises de respirer un air moins suffocant, de faire des avancées économiques, politiques et sociales importantes, et donc d’assurer une vie meilleure et plus joyeuse à leurs enfants et petits-enfants durant les années 1980 et 1990. Parmi les marqueurs forts de cette transformation sociale – qui prit place pendant une période de fortification du néolibéralisme et est d’autant plus remarquable de ce point de vue –, on put observer une représentation de plus en plus importante des groupes minoritaires racisés au sein d’un nombre croissant de groupes professionnels, l’émergence d’une vie quotidienne multiculturelle caractérisée par sa « tolérance spontanée et son évidente ouverture d’esprit dans le milieu de la culture conviviale britannique25» et, bien sûr, la reconnaissance par les élites dirigeantes – souvent à contrecœur – que la Grande-Bretagne était désormais une société multiculturelle.
Cependant depuis le début du XXIe siècle ces acquis fragiles et ce qu’ils portaient d’espoir d’un avenir meilleur se trouvent gravement en péril. Les émeutes dans les villes industrielles du Nord de l’Angleterre au cours de l’été 2001, combinées avec la situation géopolitique instable de l’après 11 Septembre et de la guerre en Irak ont été des événements charnières dans la constitution d’un nouvel ennemi de l’intérieur racisé, à savoir le Musulman. Il est crucial de noter que les composantes centrales de cette modalité du racisme se sont inspirées de manière croissante des discours de libération gay et féministe – dont on a fort à propos limé la portée émancipatrice – et ont été mobilisées par les néolibéraux et leurs intellectuels dans les prétendus « think tanks ». S’est vue légitimée l’affirmation selon laquelle la culture musulmane (même si on ne sait pas trop ce que cela veut dire) et la présence musulmane en général sont en un sens incompatibles avec les valeurs britanniques modernes de tolérance et de diversité. Les modes de réflexion fémonationaliste (association du féminisme et de l’idéologie nationaliste26) et homonationaliste (association de la lutte pour les droits des gays et de l’idéologie nationaliste27) ont contribué à la consolidation d’un nouveau consensus – à même de traverser toutes les classes sociales – sur la race et la différence, dans lequel le racisme anti-Musulmans donne une justification toute faite aux élites pour se détourner du multiculturalisme et se tourner vers un nationalisme assimilationniste. Aussi le multiculturalisme en soi – qui dénote la reconnaissance étatique de la diversité culturelle et ethnique au sein de l’État-nation – a-t-il été accusé de perpétuer des sentiments de séparation et de division raciale28.
La conjoncture politique a encore empiré depuis 2007 et l’entrée de l’économie britannique dans une spirale déflationniste avec la crise économique mondiale. Aujourd’hui, ce que l’antiracisme a permis de gagner est sérieusement menacé : les peurs liées aux Musulmans et à l’immigration d’Europe de l’Est et d’ailleurs risquent de rentrer en résonance avec la politique menée par la coalition libérale-conservatrice au pouvoir de réductions de dépenses publiques d’une ampleur inédite en Grande-Bretagne depuis la formation de l’État-providence moderne. Certains critiques ont fort justement attiré l’attention sur le fait que les discours portés par l’ensemble des grands partis politiques, qui demandent « au peuple » de « se serrer la ceinture », et de « faire des sacrifices dans l’intérêt de la Nation », parce qu’ « on est tous dans le même bateau », visent à faire oublier le fait que la question de « l’austérité » est fondamentalement une question de classe. Des militants ont aussi alerté le monde politique sur le fait que ces coupes budgétaires et ces changements de politique économique auraient des conséquences plus lourdes pour les femmes que pour le reste de la population. Ce qui toutefois est moins pris en considération est l’impact spécifique que ces coupes budgétaires vont avoir sur les minorités racisées. Ce sont précisément le secteur public et les domaines de la vie sociale qui lui sont liés que l’action collective antiraciste des années 1970 et 1980 avaient ouverts aux minorités racisées. Cela avait permis de prévenir la catastrophe qui n’aurait pas manqué de se produire sans cela pour celles-ci au début des années 1980, au moment où la manufacture – dans laquelle les non-Blancs étaient extrêmement nombreux – fut détruite par les Conservateurs. La catastrophe menace aujourd’hui à nouveau les minorités racisées de Grande-Bretagne, alors que le pacte libéral-conservateur cherche à aller au bout de la révolution néolibérale initiée par Thatcher.
Dans toute analyse de conjoncture, il faut se donner pour tâche d’estimer les forces sociales qui s’opposent au consensus dominant, et évaluer de manière critique leur capacité à construire une résistance significative. Ce que l’exercice révèle ici, c’est que l’opposition politique au néolibéralisme est aujourd’hui plus fragmentée et faible que dans les années 1970 et 1980. Les deux agents principaux de la mobilisation antiraciste de ces années-là – l’auto-organisation des Noirs et la résistance ouvrière menée par les socialistes – se sont tous les deux sévèrement affaiblis dans les décennies qui ont suivi, rendant la vraisemblance d’une opposition collective efficace plus mince. Le sujet noir s’est fragmenté dans les années 1980, ce qui est en partie la rançon du succès des groupes minoritaires racisés à imposer l’ouverture de la société britannique. Ces groupes minoritaires racisés étaient formés de personnes venues d’Asie du Sud, d’Afrique ou des Caraïbes qui s’étaient unies autour de l’idéologie de la blackness politique pour faire faire face à un racisme généralisé fondé sur la couleur de peau ; cette union s’est délitée lorsque les différents groupes minoritaires n’ont pas connu la même ascension sociale. Résultat, les raisons structurelles qui permettaient à cette alliance de maintenir soudés les non-Blancs pauvres se sont dissipées avec les moments politiques de la décolonisation et des droits civiques, laissant peu de possibilités aujourd’hui à un retour à une politique antiraciste de la blackness.
En même temps, alors que la classe reste un facteur d’inégalité fondamental, le sujet ouvrier qui avait émergé brièvement à la fin des années 1970 et au début des années 1980 a lui aussi été complètement défait. Au-delà, l’idée du socialisme comme projet politique émancipateur a beaucoup perdu de son attrait avec l’écroulement des régimes socialistes tardifs en Europe de l’Est à la fin des années 1980 à tel point qu’aujourd’hui peu y adhèrent dans la classe ouvrière. Et le parti traditionnel de la classe ouvrière – le Parti travailliste – conscient de ces changements grâce aux faiseurs d’opinion de Marxism Today a abandonné depuis bien longtemps son engagement dans la construction d’une société socialiste démocratique.
Dans cet interrègne, d’autres courants intellectuels ont tenté de combler le vide dans le Parti travailliste, dont notamment la tendance « Blue Labour », qui a inspiré le slogan « One Nation Labour » proposé par Ed Miliband. Les fondateurs intellectuels de « Blue Labour », dont Maurice Glasman, ont parlé des « paradoxes de la tradition du mouvement travailliste », arguant que celui-ci devait désormais « prendre de front la crise de sa philosophie politique et retrouver sa raison d’être historique » en « reconstruisant un rapport stable et durable avec le peuple29 » . Ils suggèrent que le Parti travailliste regagnera les électeurs de la classe ouvrière en mettant en évidence ses racines socialement conservatives desquelles découle son intérêt pour « la famille, la foi et le drapeau30». Pourtant, un message conservateur comme celui-ci a de fortes chances de ne trouver une résonnance que chez certaines catégories de travailleurs, c’est-à-dire ceux qui sont préoccupés entre autres par les questions de race, d’immigration et d’Europe. Ayant une conception étriquée de la classe ouvrière, cette tendance est incapable de voir comment un tel message sera appréhendé par la classe ouvrière réelle, qui aujourd’hui en Angleterre est de plus en plus caractérisée par la diversité ethnique. Ce que ces intellectuels du Parti travailliste ont aussi échoué à reconnaître, c’est le pouvoir structurant du racisme dans toute la société anglaise, et dans la classe ouvrière en son sein, et la mesure dans laquelle les représentations du « peuple » sont profondément racialisées. Tout projet politique progressiste qui cherche à invoquer la notion de peuple aujourd’hui doit prendre acte de cette histoire contradictoire et complexe du racisme, et activement préparer des manières de dépasser ses effets structurants dans la conjoncture actuelle.
J’espère que Racism, Class and the Racialized Outsiders contribuera à sa mesure à mettre à mal ces récits de la nation qui sont hégémoniques jusque dans la gauche démocratique socialiste et font de l’Angleterre une société qui aurait été ethniquement et racialement homogène jusqu’en 1948. L’exposé des contributions centrales d’individus venus de groupes ethniques divers à la formation de la classe ouvrière et de l’Angleterre moderne depuis son commencement à la fin du XVIIIe siècle encouragera, je l’espère, les Anglais à la peau noire, foncée ou blanche d’aujourd’hui non seulement à se souvenir de cette histoire complexe et contradictoire, mais aussi à revendiquer une conception étendue, plus démocratique, de la communauté, une conception qui nous permette d’enfin dépasser les récits de la « race insulaire ».
Traduit de l’anglais par Clémence Garrot. Originellement paru dans la revue en ligne newleftproject.org.
- Voir par exemple E. P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1988 (1963); E. Hobsbawm, Worlds of Labour, Londres, Weidenfeld and Nicholson, 1984 ; M. Savage et A. Miles, The Re-Making of the British Working Class, 1840-1940, Londres, Routledge, 1994 ; P. Joyce, Visions of the People, Cambridge, Cambridge University Press, 1991. [↩]
- C. Hall, Civilising Subjects, Oxford, Polity Press, 2002. [↩]
- Cité dans D. Thompson, « Ireland and the Irish in English Radicalism Before 1850 » in J. Epstein and D. Thompson (dir.), The Chartist Experience, Londres, Macmillan, 1982, p. 143-144. [↩]
- J. Saville, 1848: the British State and the Chartist Movement, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 38. [↩]
- E. Hobsbawm, « Trade Union History », Economic History Review, vol. 20, no 2, 1967, p. 358-364. [↩]
- M. Meth, Brothers To All Men?, Londres, Runnymede Trust, 1972, p. 5. [↩]
- Cité dans S. Cohen, That’s Funny You Don’t Look Anti-Semitic: an Anti-Racist Analysis of Left Anti-Semitism. Londres, Beyond the Pale Collective, 1984. [↩]
- Cité dans S. Cohen, That’s Funny You Don’t Look Anti-Semitic: an Anti-Racist Analysis of Left Anti-Semitism. Londres, Beyond the Pale Collective, 1984, p. 20. [↩]
- W. Daniel, Racial Discrimination in England, Londres, Penguin Books, 1968. [↩]
- S. Hall, « Race, articulation et sociétés structurées « à dominante » » (1980), in Identités et cultures 2, M. Cervulle (dir.), Paris, Éditions Amsterdam, 2013, p. 175. [↩]
- P. Gilroy, There Ain’t No Black in the Union Jack, Londres, Hutchinson, 1987, p. 246. [↩]
- A. Sivanandan, A Different Hunger. Londres, Pluto Press, 1982 ; A. Sivanandan, Communities of Resistance. Londres, Verso, 1990. [↩]
- A. Sivanandan, A Different Hunger. Londres, Pluto Press, 1982 ; A. Sivanandan, Communities of Resistance. Londres, Verso, 1990. [↩]
- I McCalman (dir.), The Horrors of Slavery and other writings by Robert Wedderburnk, Princeton, Markus Weiner Publishers, 1991. [↩]
- Cité in ibid., p. 93. [↩]
- Cité in ibid., p. 82. [↩]
- I. Wallerstein, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde, Paris, La Découverte, 2006 (2004). [↩]
- R. Ramdin The Making of the Black Working Class in Britain. Londres, Gower Publishing Company, 1987. [↩]
- J. Rogaly, Grunwick. Londres, Penguin, 1977, p. 178. [↩]
- Ibid., p. 182. [↩]
- D. Widgery, Beating Time, Londres, Chatto and Windus, 1986, p. 84. [↩]
- D. Renton, When We Touched The Sky: the Anti-Nazi League, 1977-1981, Londres, New Clarion Press, 2006. p. 121. [↩]
- A. Sivanandan, A Different Hunger, Londres, Pluto Press, 1982, p. 17. [↩]
- D. Harvey, Spaces of Hope, Édinbourg, Edinburgh University Press, 2000. [↩]
- P. Gilroy, After Empire: Melancholia or Convivial Culture, Londres, Routledge, 2004, p. 131. [↩]
- Voir par exemple S. Farris, « Les fondements politico-économiques du fémonationalisme », www.contretemps.eu/interventions/fondements-politico-%C3%A9conomiques-f%C3%A9monationalism [↩]
- Voir par exemple J. Puar, « To Be Gay and Racist is No Anomaly », The Guardian, 2 juin 2010. [↩]
- D. Goodhart, The British Dream, Londres, Atlantic Books, 2013. [↩]
- M. Glasman, J. Rutherford, M. Stears et S. White (dir.), The Labour Tradition and the Politics of Paradox. Soundings.org.uk, 9-11, 2011. [↩]
- D. Sandbrook, « Family, Faith and Flag », New Statesman. 7 avril 2011. [↩]