La pénalisation de la consommation de stupéfiants au cours du XXe siècle en Grande-Bretagne s’est développé comme moyen de contrôler les classes « dangereuses », en particulier les populations racisées. Ce texte est une version adaptée, avec l’autorisation de l’auteure, du chap. 2 du livre Race and Drug Trials: The Social Construction of Guilt and Innocence (1999). Traduction et adaptation : A. C. Zielinska.
Naissance des politiques de contrôle actuelles
Examiner l’histoire des drogues aux xviiie et xixe siècles est nécessaire pour mettre en perspective l’association faite aujourd’hui entre contrôle des drogues et question raciale. Le débat actuel sur le problème des drogues s’appuie le plus souvent sur une vision faussée de son émergence. Whitaker avait probablement raison lorsqu’il écrivait que :
En réalité, si on leur posait vraiment la question, la plupart de gens affirmeraient sans doute que l’addiction aux drogues est une espèce de perversion contemporaine, une conséquence malheureuse du progrès du xxe siècle, comme la pollution de l’air ou la délinquance juvénile.[2]
Pearson ajoute par ailleurs:
La Grande Bretagne du xixe siècle ne se trouve certainement pas dans un état d’innocence concernant les drogues. Son rôle notoire dans les Guerres de l’Opium et dans la mise en place du commerce de l’opium en Asie du Sud-Est est en tout cas légendaire. [is, in any case, legend][3]
Avant que l’usage de l’opium ne fasse l’objet de contrôles et de restrictions, par exemple, le pavot était connue de l’humanité depuis des milliers d’années, bien que l’on ignore à quel moment exact son usage a commencé[4]. L’opium a été utilisé pour des raisons médicales et récréatives pendant des siècles, tout comme le chanvre indien et les feuilles de coca[5]. Le phénomène drogue a fini par acquérir une dimension mondiale pendant la seconde moitié du xixe siècle avec le commerce de l’opium entre l’Inde et la Chine et la consommation très répandue des opiacés dans certains pays occidentaux[6]. Au cours des années suivantes, les efforts internationaux pour contrôler le marché de l’opium et l’usage de la drogue se sont multipliés.
La législation et les politiques actuelles de contrôle des drogues en Grande-Bretagne sont nées de l’intérêt économique d’importance mondiale représenté par le commerce de l’opium, et des efforts de contrôle de la drogue qui s’en sont suivi. Même si l’on a accusé toutes les puissances européennes ayant des intérêts en Chine d’être responsable des malheurs soufferts par la Chine à cause de l’addiction à l’opium, le principal responsable de l’introduction délibérée de l’opium en Chine est sans doute la Grande Bretagne[7]. En 1715, quand la Grande-Bretagne s’est emparée du marché de l’opium en écartant les Néerlandais, la British East India Company a organisé la culture du pavot en Inde pour le marché chinois[8]. La Grande-Bretagne fut critiquée pour ses exportations d’opium en Chine mais ne modifia en rien ses agissements: la demande était trop grande, et l’implication des officiels chinois dans le trafic illicite trop importante. Avant cette période, la Chine, pourtant souvent associée à la consommation d’opium, n’utilisait le pavot que pour des raisons décoratives.
Au XXe siècle, des discussions pour mettre en place des politiques prohibitionnistes se sont tenues au niveau international. En 1909, une conférence internationale sur l’opium s’est tenue à Shanghai, à laquelle ont participé les principales puissances coloniales européennes, la Chine, le Japon et les Etats-Unis (la Grande-Bretagne s’y est jointe uniquement suite aux pressions états-uniennes), pour discuter des mesures anti-opium à appliquer en Orient. La conférence fut initiée largement par les Etats-Unis, qui n’avaient alors aucun intérêt économique dans le commerce de l’opium, et elle fut suivie par trois autres conférences à la Haye (1911-1912, 1913 et 1914)[9]. C’est la Convention de la Haye en 1912, dont la Grande-Bretagne fut l’une des signataires, qui mis en place la politique européenne (décidée à Shanghai en 1909) d’élimination progressive de l’usage abusif de drogue, donc de régulation du commerce international des drogues. L’usage de l’opium, de la morphine et de la cocaïne serait désormais limité à une utilisation médicale légitime. La Chine, qui soutenait une prohibition immédiate et absolue, trouvait ces dispositions défavorables car selon elle, il en résulterait un monopole gouvernemental complet sur la production et la distribution légale de l’opium par les pays européens, bien plus soucieux de conforter leurs marges que de solutionner le problème.
Au XIXe siècle, l’usage de drogues était perçu comme une mauvaise habitude propre à certains individus membres de la classe moyenne, plutôt que comme un problème médical ou social. Néanmoins, vers la fin du xixe siècle, la consommation d’opium au sein de la classe ouvrière dans plusieurs villes de Grande-Bretagne est devenue préoccupante[10]. Une autre interprétation a émergé à cause de la consommation grandissante d’opium par la classe ouvrière: l’addiction n’a plus été vue comme une mauvaise habitude, mais comme un problème social. Cet accroissement de la consommation fut attribuée à la facilité avec laquelle l’on pouvait se procurer cette drogue, même après le Pharmacy Act de 1868 qui instituait des restrictions strictes sur la délivrance de la morphine, du cannabis et de l’opium. L’usage récréatif de l’opium par la classe ouvrière a contribué à justifier l’établissement de ce premier contrôle sur cette drogue. Mais la théorie de l’addiction comme « maladie », développée à la fin du XIXe siècle par la profession médicale pour expliquer l’alcoolisme, a plus tard été employée aussi, principalement pour expliquer la dépendance des membres de la classe moyenne à l’opium. Cette vue du problème appelait à engager un processus de soin à base d’un sevrage graduel. L’usage régulier de la drogue parmi les membres de la classe moyenne a davantage été tolérée que celui de la classe ouvrière, dont l’addiction a été attribuée à l’accessibilité de la drogue, et dont la cure se focalisait sur la suppression de l’offre. Comme le notent Conrad et Schneider : « quand il devient évident qu’on a affaire à un phénomène qui appartient aussi à la classe moyenne, la déviance est susceptible d’être qualifiée de maladie »[11].
La perception de l’usage des drogues comme relevant de la maladie a commencé à perdre de sa popularité dans la première partie du XXe siècle, parce que l’on a alors commencé à considérer la loi comme un remède. Le premier pas entrepris par le Home Office britannique a été d’introduire, en 1916, la Régulation 40B visant à contrôler le trafic et les mésusages de la cocaïne dans le cadre du Defence of the Realm Act (DORA) 1914[12]. La cocaïne était assez populaire parmi les prostituées et le personnel de service pendant la Grande Guerre[13], mais son usage récréatif ne s’est généralisé que vers 1916, et, même à ce moment-là, il était confiné à quelques quartiers de Londres. La cocaïne était alors consommée dans les cercles aristocratiques, mais aussi par la jeunesse ouvrière, par les prostitués masculins et par les criminels. Illégale à moins d’être prescrite par les médecins, la possession de cocaïne rendait les catégories populaires particulièrement vulnérables aux arrestations et aux condamnations, contrairement aux aristocrates ou à la classe moyenne qui avaient les connections nécessaires pour échapper à la loi. Dès les années 1930, la consommation illicite de cocaïne sembla disparaître, probablement à cause de l’émergence d’autres drogues – les barbituriques et les amphétamines notamment[14]. Les amphétamines, légales à cette époque, remplacèrent la cocaïne, mais dans les années 1950, cette dernière refit son apparition sur le marché illégal, rendue disponible via le commerce illégal, les prescriptions médicales, les vols de pharmacies hospitalières, etc.
Le début du xxe siècle a été un moment remarquable du point de vue de l’histoire de la drogue. Contrairement aux époques précédentes où les lois n’avaient pas interdit l’usage de la drogue[15], le Home Office s’est engagé pour la première fois sur un terrain qui semblait jusqu’alors devoir demeurer entre les mains de la profession médicale. L’usage des drogues ne fut plus considéré seulement comme un problème médical, mais comme un vice, un problème criminel qui nécessitait une intervention étatique et pénale. Le Dangerous Drugs Act britannique de 1920 (une extension de la DORA) a promulgué la criminalisation de l’usage des drogues en vertu de ce mouvement vers une réponse pénale, et a posé les bases de la législation à venir. Ce document a été motivé avant tout par les engagements internationaux de la convention de la Haye de 1912. Posséder (sans ordonnance médicale), distribuer ou importer de la cocaïne, de l’héroïne et de la morphine devint ainsi une infraction[16]. Les Etats-unis avait alors déjà adopté un système de prohibition (Harrison Narcotics Tax Act/Loi Harrisson de taxation des narcotiques, 1914) qui n’autorisait que la prescription médicale des opiacés par les médecins[17]. Ces deux actes législatifs sont similaires, car tous les deux se fondent sur la convention de la Haye et sa décision de réguler l’usage des opiacés[18].
Le Dangerous Drugs and Poisons (Amendment) Act britannique de 1923 durcit les peines pour la possession et la distribution illégales de drogues. De plus, les pouvoirs attribués à la police pour faire des fouilles furent étendus. Pendant ce temps-là et contre les actions poursuivies par le Home Office, les membres de la profession médicale soutenaient que l’addiction à la drogue était une maladie. En 1926, le comité Rolleston (composé de membres de la profession médicale) établit finalement ce qui fut connu comme le « système britannique » de prescription « de subsistance » comme façon de gérer l’addiction aux drogues. Les médecins furent autorisés à prescrire des doses de « subsistance » d’héroïne, de morphine, et d’autres drogues dangereuses aux patient.e.s dépendant.e.s. En même temps, la possession illégale de drogues restait du domaine du droit pénal.
La race : émergence d’une nouvelle perspective sur les drogues
L’usage des drogues a pris une autre tournure en Grande-Bretagne vers la fin des années 1940 et 1950, avec l’arrivée d’immigré.e.s des Antilles (et d’Asie), quand le pays a pour la première fois fait l’expérience sur son sol d’un grand nombre de personnes fumant un nouveau type de drogue, le cannabis[19], dont l’usage était autrefois confiné aux marins[20]. Le cannabis était interdit en Grande-Bretagne depuis 1929, non pas à cause du problème posé par la consommation domestique mais pour répondre aux pressions internationales et à la perception grandissante des drogues, notamment l’opium, comme une menace. Avant la deuxième guerre, les poursuites judiciaires liées au cannabis étaient très rares (93 de 1929 à 1945), mais ont rapidement augmenté ensuite (1269 entre 1946 et 1959)[21]. L’opinion publique a commencé à associer cette drogue « surtout aux Africains, aux Asiatiques et aux Antillais. » (The Times, 2 juillet 1955).
En parallèle, la drogue était supposément associée à l’immoralité sexuelle. Non seulement les Noirs étaient associés à l’usage et au trafic du cannabis, mais on croyait aussi qu’ils tiraient leurs revenus des gains immoraux fournis par la prostitution de femmes blanches[22]. L’emploi du cannabis ne se limitait cependant pas aux minorités ethniques : les musiciens de jazz et des jeunes délinquant.e.s de toutes les races en consommait[23]. En 1950, le Home Office a apparemment réalisé pour la première fois que le cannabis suscitait l’intérêt de la « population autochtone »[24]. Cela suggère qu’auparavant, la population blanche n’était pas considéré comme touchée, et que jusqu’alors, seuls les membres de minorités ethniques avaient été poursuivi.e.s et condamné.e.s en rapport avec le cannabis. L’idée selon laquelle le cannabis aurait été inconnu des autochtones avant 1950 est toutefois surprenante, car l’on en faisait déjà un usage récréatif au xixe siècle, et que son existence en Europe remonte au ve siècle[25]. Avec l’arrivée des Noir.e.s, le cannabis a commencé à être associé aux pratiques des personnes noires, et tandis que les agences policières n’effectuait probablement jamais d’intervention dans les communautés blanches en lien avec le cannabis, les raids relatifs aux drogues dans les quartiers noirs, surtout dans les années 1960, étaient fréquents.
La prohibition du cannabis fut justifiée d’une part par l’idée que le cannabis et le crime sont liés, et d’autre part que son usage pouvait progressivement mener à l’addiction à l’héroïne – justifications qui ne s’appuient pas toutefois sur des preuves suffisantes. Le cannabis n’était pas inclus dans le « système britannique » de gestion de l’addiction à la drogue, de façon cohérente puisque sa consommation ne provoque pas de dépendance, et ne requiert donc pas de programmes de soin. Il fut pourtant classé comme une drogue illégale, considérée comme aussi nocive que l’héroïne et la cocaïne. Le « système britannique » couvrait les drogues dures, addictives, notamment l’héroïne, bien présente au sein de la communauté blanche. La population des usager.ère.s d’héroïne comprenait les personnes qui en faisait un usage thérapeutique (surtout des personnes d’âge moyen) et ceux.celles qui en étaient dépendant.e.s (plutôt des personnes de classe moyenne), y compris les membres de la profession médicale, dont la dépendance était due à l’accessibilité de la drogue[26]. On a pu soutenir que le « système britannique » avait été établi en faveur de la classe moyenne[27], ce qui n’est pas surprenant – les lois de prohibition sont en grande mesure déterminées par les groupes les plus influents au sein de la société, d’autant plus si la substance prohibée est populaire parmi les classes subordonnées. Mais quand une drogue est utilisée par des classes dominantes, telle que l’alcool, sa prohibition est quasiment ignorée, et elle subit très peu de contrôles[28]. « La dénonciation des fumeurs d’herbe venaient de façon caractéristique des personnes appartenant à des classes qui préféraient le whisky, le rhum, le gin et d’autres alcools, et qui ne consommait pas eux-mêmes de marijuana »[29].
Le United States Marijuana Tax Act de 1937 a été soutenu par des prohibitionnistes qui insistaient sur les liens entre cette drogue et des délits comme le viol, le meurtre ou d’autres crimes violents, commis par les membres des classes subordonnées[30], le plus souvent noirs. La Grande-Bretagne leur a emboîté le pas, en imposant des sanctions pour l’usage du cannabis, drogue bien moins nocive que l’héroïne ou la cocaïne.
Les drogues : les années 1960 et 1970
Après les années 1950, la consommation de drogues est devenue moins confidentielle et a commencé à devenir un phénomène social à grande échelle, avec des jeunes gens « en quête de plaisir ». Désormais, on trouvait également parmi les personnes dépendantes « des individus moins respectables, le plus souvent membres du sous-prolétariat et de la pègre, qui obtenaient leurs drogues des autres addicts et qui échappaient au contrôle de la profession médicale »[31]. Les nouvelles drogues de synthèse, tout comme l’accessibilité des amphétamines, de l’héroïne et de la cocaïne, ont attiré de nombreux.ses jeunes vers les drogues.
Le Drugs (Prevention of Misuse) Act de 1964 déclare que la possession non autorisée d’amphétamines et d’autres substances de ce type est un délit (offence) qui peut être puni par une peine d’emprisonnement pouvant aller de six mois à deux ans[32]. En 1966, un décret rajoute le LSD, la DMT et la mescaline à la liste des substances prohibées, et davantage de pouvoir est accordé à la police pour effectuer des contrôles, tendance confirmée par les lois suivantes. Le nouveau Dangerous Drugs Act de 1965 (qui harmonise les actes législatifs précédents, à l’exclusion de celui de 1964) rend la possession illégale de cocaïne, d’héroïne ou de cannabis passible de peines allant de douze mois à dix ans de prison. Le Misuse of Drugs Act britannique de 1971 divise les drogues en trois catégories en fonction de leur nocivité, et pour chaque catégorie, différentes peines maximales sont prévues. Ce document, ainsi que le Medicines Act de 1968, restent aujourd’hui les principaux points de référence légaux en Grande Bretagne.
L’associations entre la race et la criminalité liée à la drogue se constitua alors autour de la figure essentialisée du Rastafari, caractérisé par « l’oisiveté et le crime »[33]. Les quartiers noirs devinrent encore davantage les cibles privilégiées des forces de police, la nouvelle législation de lutte contre la drogue servant de paravent pour légitimer les interventions des fores de l’ordre. Le sentiment de discrimination ne fit ainsi qu’augmenter : « les Noirs sentaient qu’ils étaient singularisés dans le contexte de ces fouilles et certains allaient jusqu’à déposer des plaintes pour agression contre la police »[34]. Ces violences répétées conduisirent à des prophéties auto-réalisatrices ou, comme le dit Jock Young, à la « traduction de fantasmes en réalité »[35]. Il note quelques années plus tard que la police pratique régulièrement le parjure, non par machiavélisme toutefois, mais « plutôt par désir, au nom de l’efficacité administrative, de combler le fossé existant entre la culpabilité théorique des prévenus et la légitimité empirique de cette accusation »[36].
Plusieurs jeunes Noirs interrogés par Humphry et John à Handsworth[37] ont maintenu que dans certains cas, les policiers ont placé de fausses preuves (drogues ou armes) pour faire condamner des Noirs. Dans son livre Le Pouvoir policier et les Noirs, Humphry cite d’autres exemples de tels coups montés, et précise que les Noirs à cette époque ont été sujets à des harcèlements systématiques de la part de la police, qui pouvait alors utiliser des forces spéciales et, justifié par la poursuite de l’intérêt général, abuser de leur pouvoir discrétionnaire et violer la loi[38].
A partir des années 1980
L’usage de plus en plus important de l’héroïne notamment, et cela sur tout le territoire, a attiré l’attention de la presse britannique dans les années 1980[39]. Il s’agissait alors aux yeux de l’opinion publique d’une épidémie qui pouvait affecter chaque famille[40], notamment parce que les prix avaient beaucoup baissé. La drogue est alors devenue un problème réel, transversal aux classes sociales, avec pour conséquence une délinquance accrue de la part des personnes dépendantes cherchant à se procurer la substance dont ils ont besoin. Les « accros » qui sont protégés médicalement peuvent mener une vie stable et conforme à la loi, mais les personnes qui consomment des drogues addictive et onéreuses de manière illégale, à moins qu’elles ne soient très aisées, se tournent vers le crime pour financer leurs habitudes (cela semble être le seul moyen de continuer à consommer pour les personnes à bas revenu ou sans emploi)[41]. Cette nouvelle génération de voleur.se.s sophistiqué.e.s est très jeune, elle inclut des adolescent.e.s et de jeunes adultes.
Deux explications antagonistes ont généralement été proposées pour identifier la cause de la consommation accrue de drogue: soit ce problème naissait de la demande, soit de l’offre. Ni l’une ni l’autre de ces explications ne peut toutefois être considérée comme suffisante.
La demande
L’usage de la drogue peut être alors associée à la privation socio-économique : de nombreuses études montrent que les milieux en situation socio-économique précaire (manque d’emploi) sont aussi des milieux où les drogues sont très présentes. Le parlementaire travailliste Allan Roberts suggérait par exemple que la croissance exponentielle de l’usage de drogue était due aux années Thatcher, quand « toute une génération [fut] sacrifiée » (Yorkshire Post, 29 juin 1984). La « logique » de ce schème explicatif est que les personnes les plus marginalisées sont aussi celles qui sont le plus susceptibles de succomber à l’addiction. Pourtant, nombres d’études montrent que la consommation de drogues ne se limite pas aux quartiers populaires.
Puisque la réponse officielle au problème de la drogue en Grande-Bretagne s’est concentrée sur le lien entre la drogue et le.la consommateur.trice, la conséquence de cette conception seln laquelle l’usage de drogue serait confiné aux classes sociales défavorisées a été de faire en sorte que les lois et les régulations contre la drogue soient appliquées de façon à ce que les personnes marginalisées soient leur première cible.
L’offre
Dans leurs prises de positions officielles au sujet de la drogue, formulées dans les années 1990, aussi bien John Major que Tony Blair se sont exprimés contre les « barons » du marché de la drogue, qui seraient alors les éminences grises derrière l’explosion de l’épidémie. Le trafiquant de drogue est alors devenu une figure emblématique suscitant le mépris social, car agissant uniquement en vue du profit[42]. Les usager.ère.s étaient dans cette perspective présentés comme les victimes de « criminels qui ressemblent à des terroristes »[43], selon le gouvernement conservateur de l’époque. Les titres de presse suivaient cette tendance, créant le mythe selon lequel les problèmes de drogue internes à la Grande Bretagne ont été causés en majorité par les étranger.ère.s. Les étranger.ère.s et la drogue ont ainsi été présenté.e.s comme étant à l’origine de la même crise ayant pour victimes les jeunes Britanniques vulnérables.
Cette idée s’appuyait sur la rumeur qui voulait que le marché de l’Europe occidentale commençait à intéresser les trafiquants car le marché de la cocaïne était devenu saturé en Amérique du Nord. Comme Roger Lewis le note à juste titre, la façon dont la presse décrit le trafic de drogue échoue à en montrer le marché en termes d’une « économie mondiale articulée » qui comprend aussi un réseau entier de trafiquants occidentaux organisés[44]. Il est au contraire montré dans le contexte des « étrangers sans scrupules qui jettent “la mort blanche” sur les gamins Britanniques innocents ». Henman et ses collaborateurs suggèrent qu’on présentait la production de l’héroïne, de la cocaïne et du cannabis comme étant « suffisamment distante pour promouvoir l’idée selon laquelle la menace est étrangère et externe »[45], ce qui est pour le moins contesté par les pays producteurs, qui voient le « business de la drogue comme quelque chose de sans cesse inspiré par les marchés insatiables du monde industrialisé et métropolitain ». L’ambassade du Pakistan à Londres a par exemple déclaré que « si la demande pour l’héroïne et la cocaïne en Grande-Bretagne et d’autres pays occidentaux pouvait être arrêtée, l’offre disparaîtrait. » (The Guardian, 7 janvier 1984).
Conclusion
Les personnes noires n’ont constitué qu’une petite partie des usager.ère.s de drogue si l’on rapporte leur nombre à l’ensemble de la classe ouvrière et de la classe moyenne en général, même là où l’économie parallèle se trouvait particulièrement développée[46]. Les idées au sujet des Noir.e.s et des drogues en Grande-Bretagne « sont en général sous-tendues par des stéréotypes, simplifications et racisme, plutôt que par des preuves »[47]. Et même si les arrestations « pouvaient suggérer que l’usage de la cocaïne et du crack étaient un problème noir, la grande majorité des usagers ont été blancs »[48]. Les résultats d’une enquête de l’Inner London Probation Service en 1991 ont aussi montré que l’abus de drogues a été plus répandu dans la population blanche que dans la population noire. La cocaïne et le cannabis étaient plus populaires au sein de la population noire, l’alcool au sein de la population blanche, mais de façon générale l’abus de drogue était plus répandu chez les Blancs.
Il en est de même avec le trafic. Contrairement à l’image prépondérante des barons noirs de la drogue, les personnes de couleur occupaient souvent des positions subalternes dans la chaîne de distribution, alors que les Blancs étaient au sommet de cette chaîne, et en tiraient le plus de profits[49]. Le trafic de la drogue a été racialisé dans les années 1980[50], et a été perçu à partir de ce moment-là comme propre à la communauté noire et aux quartiers défavorisés de la ville. Cette image est devenue une part essentielle de la mythologie officielle, et a eu comme conséquence l’application des stratégies particulières de la lutte contre la drogue aux personnes noires, en faisant sortir du cadre d’analyse les catégories sociales influentes qui dominent dans le business du trafic. Dans ce contexte, la surreprésentation des personnes noires dans les statistiques pénales pour les crimes liées à la drogue n’est pas surprenante.
Notes:
[2] R. Whitaker, Drugs & the Law: the Canadian Scene, Toronto, Methuen, 1969, p. 10.
[3] G. Pearson, « Drug Problems and Criminal Justice Policy in Britain », Contemporary Drug Problems, 1992, vol. 19, p. 280.
[4] Cf. R. Whitaker, Drugs & the Law: the Canadian Scene, op. cit. et T. Stewart, Heroin Users, London, Pandora, 1987.
[5] V. Berridge et G. Edwards, Opium and the People: Opiate Use in Nineteenth-century England, New York, A. Lane St. Martin’s Press, 1981; W. Deedes, The Drugs Epidemic, London, Tom Stacey Ltd, 1970.
[6] D.F. Musto, The American Disease: Origins of Narcotic Control, New Haven, Yale University Press, 1973.
[7] Ibid.; G.V. Stimson et E. Oppenheimer, Heroin Addiction: Treatment and Control in Britain, London, Tavistock Publications, 1982.; R. King, « The American System: Legal Sanctions to Repress Drug Abuse », dans J.A. Inciardi et C.D. Chambers (éd.), Drugs and the Criminal Justice System, Beverly Hills, Sage Publications, 1974, p. 17-38.
[8] A.R. Lindesmith, The Addict and the Law, Bloomington, Indiana University Press, 1965.
[9] V. Berridge, « Drugs and Social Policy: The Establishment of Drug Control in Britain 1900–30 », British Journal of Addiction, 1 décembre 1984, vol. 79, no 4, p. 17‑29.
[10] V. Berridge et G. Edwards, Opium and the People, op. cit.
[11] P. Conrad et J.W. Schneider, Deviance and Medicalization: From Badness to Sickness, St. Louis, Mosby, 1980, p. 275.
[12] M.A. Plant, Drugs in Perspective, London, Hodder & Stoughton, 1987.; A. Tyler, Street Drugs, London, New English Library, 1986.
[13] J.H. Willis, Addicts: Drugs and Alcohol Reexamined, London, Faber & Faber, 1973.
[14] A. Tyler, Street Drugs, op. cit.
[15] T. Morris, Crime and Criminal Justice Since 1945, Oxford, Basil Blackwell, 1989.
[16] N. Dorn, K. Murji, et N. South, Traffickers: Drug Markets and Law Enforcement, London, Routledge, 1992.
[17] T. Stewart, Heroin Users, op. cit.
[18] D. Glaser, « Interlocking Dualities in Drug Use, Drug Control and Crime », dans J.A. Inciardi et C.D. Chambers (éd.), Drugs and the Criminal Justice System, Beverly Hills, Sage Publications, 1974, p. 39‑56.
[19] M.A. Plant, Drugs in Perspective, op. cit.
[20] H.B. Spear, « The Growth of Heroin Addiction in the United Kingdom », British Journal of Addiction to Alcohol & Other Drugs, 1 octobre 1969, vol. 64, no 2, p. 245‑255.
[21] G.V. Stimson et E. Oppenheimer, Heroin Addiction: Treatment and Control in Britain, op. cit.
[22] D. Hiro, Black British, White British: A History of Race Relations in Britain, London, Paladin, 1992. J. Solomos, Race and Racism in Britain, 3e éd., Houndmills, Basingstoke, Hampshire ; New York, Palgrave Macmillan, 2003.
[23] M.M. Glatt, A Guide to Addiction and Its Treatment, New York, John Wiley & Sons, 1974.
[24] H.B. Spear, « The Growth of Heroin Addiction in the United Kingdom », op. cit., p. 249.
[25] R. Whitaker, Drugs & the Law: the Canadian Scene, op. cit.
[26] M.A. Plant, Drugs in Perspective, op. cit. W. Hobson, The Theory and Practice of Public Health, Oxford, Oxford University Press, 1975.
[27] V. Berridge, « Drugs and Social Policy », op. cit. S.D. Stein, International Diplomacy, State Administrators, and Narcotics Control: The Origins of a Social Problem, Aldershot, UK, Gower, 1985.
[28] D. Glaser, « Interlocking Dualities in Drug Use, Drug Control and Crime », op. cit.
[29] A.R. Lindesmith, The Addict and the Law, op. cit., p. 226.
[30] R. Whitaker, Drugs & the Law: the Canadian Scene, op. cit.
[31] A. Jamieson, A. Glanz, et S. MacGregor, Dealing with Drug Misuse: Crisis Intervention in the City, London, Tavistock, 1984, p. 6.
[32] J.F.S. King, The Probation and After Care Service, London, Butterworth, 1969.
[33] J. Brown, Shades of Grey: A Report on Police-West Indian Relations in Handsworth, Cranfield, Cranfield Police Studies, 1977, p. 8.
[34] D. Humphry et G. John, Because They’re Black, Harmondsworth, Penguin, 1971, p. 36.
[35] J. Young, The Drugtakers. The Social Meaning of Drug Use, London, MacGibbon and Kee, 1971, p. 171.
[36] J. Young, « The Police as Amplifiers of Deviancy », dans P.E. Rock (éd.), Drugs and Politics, New Brunswick, N.J., London, U.K., Transaction Publishers, 1977, p. 121.
[37] D. Humphry et G. John, Because They’re Black, op. cit.
[38] D. Humphry, Police Power and Black People, London, Panther, 1972.
[39] S. Haw, Drug Problems in Greater Glasgow, Glasgow, Standing Conference on Drug Abuse, 1985.
[40] P. Gay, Getting Together: a Study of Self-help Groups for Drug Users’ Families, London, Policy Studies Institute, 1989, p. 8.
[41] A. Burr, « Chasing the Dragon: Heroin Misuse, Delinquency and Crime in the Context of South London Culture », British Journal of Criminology, 21 septembre 1987, vol. 27, no 4, p. 333‑357.
[42] P. Green, Drug Couriers, London, Howard League for Penal Reform, 1991.
[43] N. Dorn, J. Ribbens, et N. South, Coping with a Nightmare: Family Feelings about Long Term Drug Use, London, ISDD, 1987, p. 12.
[44] R. Lewis, « Serious Business: The Global Heroin Economy », dans A. Henman, R. Lewis et T. Malyon (éd.), Big Deal: The Politics of the Illicit Drugs Business, London, Pluto Press, 1985, p. 42
[45] A. Henman, R. Lewis, et T. Malyon (éd.), Big Deal: The Politics of the Illicit Drugs Business, London, Pluto Press, 1985, p. 2.
[46] J. Auld, N. Dorn, et N. South, « Irregular Work, Irregular Pleasures: Heroin in the 1980’s », dans R. Matthews et J. Young (éd.), Confronting Crime, London, Beverly Hills, SAGE Publications, 1986.
[47] J. Awiah, N. Dorn, et S. Butt, « “The Last Place I Would Go”: Black People and Drug Services in Britain », Druglink, 1990, vol. 5, no 5, p. 14‑15.
[48] H. Mirza, S. Philips, et G. Pearson, « Drug Misuse in a South London Borough », dans T. Bennett (éd.), Drug Misuse in Local Communities: Perspectives Across Europe, London, The Police Foundation, 1991, p. 120‑121.
[49] V. Ruggiero et N. South, Eurodrugs: Drug Use, Markets, and Trafficking in Europe, London, Taylor & Francis Group, 1995. P. Bean et Y. Pearson, « Crack and Cocaine Use in Nottingham 1989/90 and 1991/92 », dans J. Mott (éd.), Cocaine and crack in England and Wales, London, Home Office, coll. « Research and Planning Unit Paper », n° 70, 1992, p. 27-31.
[50] N. Dorn, K. Murji, et N. South, Traffickers: Drug Markets and Law Enforcement, op. cit.