Notes contre la prison

La prison demeure un impensé des mouvements d’émancipation, notamment en France. Il s’agit pourtant, par la force des choses, d’un maillon essentiel du capitalisme autoritaire qui progresse de jour en jour, mais aussi de la recomposition des classes subalternes à l’heure du néolibéralisme. C’est ce constat que dresse Antonin Bernanos, militant antifasciste et incarcéré dans le cadre de l’affaire de la voiture brûlée du Quai de Valmy. À partir d’un contexte de répression accrue du mouvement social et depuis son expérience de détention, Bernanos invite les luttes sociales à mieux comprendre le rôle de la prison dans le moment actuel, pour agir de façon décisive en se liant aux franges les plus durement touchées du prolétariat par l’incarcération de masse.

Cette intervention a été prononcée lors de la soirée Faire front dans le cadre du colloque Penser l’émancipation, à La Générale Nord-Est, le 16 septembre 2017. Antonin Bernanos prenait la parole aux côtés d’orateurs issus de diverses franges du mouvement social, de l’antiracisme à la lutte contre la loi travail. Depuis lors, il a été jugé dans le cadre de l’affaire du Quai de Valmy, et incarcéré à Fleury-Mérogis pour purger une peine de 5 ans de prison dont deux avec sursis. Dans ce texte, il prenait appui sur ses 10 mois de détention provisoire pour engager une réflexion sur la prison et sur les stratégies de lutte contre la répression.

Mon intervention se situe dans une conjoncture d’intense répression et de frénésie carcérale de la part des tribunaux et de l’État, notamment à l’égard des militants. L’affaire de la voiture brûlée du Quai de Valmy, pour laquelle j’ai été mis en examen et suis en passe d’être jugé, est un cas, parmi d’autres, d’une criminalisation générale des mouvements sociaux et des syndicalistes de lutte. Dans un tel contexte, il est plus important que jamais que la prison soit saisie et pensée comme institution à part entière, et pas seulement, de façon abstraite, comme partie prenante de la « répression » des militants ; il est par ailleurs essentiel que cette réflexion soit menée et poursuivie à l’intérieur comme à l’extérieur du système carcéral.

En effet la prison, mise à distance au cours des dernières décennies, revient dans les parcours de lutte des différents acteurs du mouvement social (militants révolutionnaires, anti-autoritaires, antifascistes, syndicalistes, zadistes, ou encore au sein des luttes aux côtés des migrants ou contre les lois antisquat) ; la prison est en passe de devenir une méthode normalisée pour mater la contestation sociale.

Pourtant si les peines de prison semblent se banaliser pour les militants des différents champs de lutte, la question de sa légitimité, de son existence et du combat qui doit lui être opposé ne semble pas s’imposer comme une évidence.

Dans les franges autonomes les plus « radicales » jusqu’aux organisations réformistes les plus légalistes, la prison reste mythifiée, tenue à l’écart des luttes et, finalement, quasiment négligée. L’objectif de mon intervention consiste en deux point fondamentaux : proposer de mettre le système carcéral en accusation, et mener une réflexion sur la façon dont la prison pourrait entrer dans les mots d’ordres des différentes luttes en cours. L’idée à travers cette intervention, c’est aussi de poser une critique de la gestion de la répression de la part des différentes franges du mouvement ciblées par l’État, de réfléchir aux écueils mais surtout, de proposer des pistes de travail, non pas à interpréter comme un « mode d’emploi » mais bien comme des premières remarques à élaborer et perfectionner collectivement et dans le temps.

« L’affaire du Quai de Valmy », par laquelle j’ai été incarcéré 10 mois en détention provisoire, renvoie à un moment précis du mouvement social contre la loi travail : il s’agit d’un événement survenu le 18 mai 2016, en marge d’un rassemblement contre la « haine anti-flic » à l’initiative du syndicat de police Alliance. Un contre rassemblement avait été appelé par Urgence Notre Police Assassine – finalement violemment réprimé par la police ; une manifestation spontanée s’était élancée dans les rues de Paris au cours de laquelle une voiture de police a été prise à partie par la foule, et a fini par brûler devant les caméras de toutes les chaînes d’information. Je ne souhaite pas m’attarder ici sur le montage médiatico-politique de cette affaire, les nombreuses procédures illégales couvertes par la justice pendant l’instruction ou les différentes productions et tentatives de falsification de preuves que les prévenus et leur défense n’ont eu de cesse de dénoncer.

Face aux différentes vagues de répression contre le mouvement, on a vu ressurgir deux lignes politiques spécifiques. Une première ligne, dont je peux parler car il en a été question me concernant, consiste à dire « ce sont des militants, ils n’ont rien à faire en prison », « ce sont des syndicalistes pas des voyous », « ce sont des étudiants », « des manifestants politiques », « ils sont attaqués pour leur mode de vie, leur façon de penser » – le sous-entendu est bien souvent aussi simple que : « ce sont des petits blancs inoffensifs et pas des délinquants noirs et arabes ». Cette ligne peut, à mon sens, être tenue dans le cadre de la procédure pénale, mais devient vraiment problématique lorsqu’elle est utilisée dans le cadre de la défense politique, à l’extérieur des salles d’audience. Face à cette première ligne et à ses écueils s’oppose une autre ligne, plus radicale, qui consiste au contraire à effacer les différences entre les détenus, qui existent et sont parfois revendiquées (par les « prisonniers politiques » par exemple). Cette ligne consiste à affirmer que nous sommes « tous prisonniers de la guerre sociale, quels que soient nos chefs d’inculpation, il n’y a pas de prisonniers politiques, il y a des prisonniers tout court, etc. » Cette opposition entre deux voies, apparemment inconciliables, devrait pouvoir être dépassée en changeant un peu les termes du débat.

Je pense qu’il y a par exemple un travail à faire au sein des groupes militants sur la question de l’antirépression et notamment de sa déclinaison stratégique. En effet, la stratégie judiciaire n’est pas, et ne peut en toute vraisemblance pas se confondre avec une stratégie politique « antirep ».

Les procès tels qu’ils sont menés aujourd’hui ne sont pas des tribunes. Il est donc essentiel de distinguer deux choses : la bataille judiciaire et la bataille politique. Certes, les deux doivent être menées conjointement et dépendent de l’une et de l’autre. Mais il faut avant tout comprendre que la justice est « reine » en son royaume, et il est nécessaire de savoir décortiquer son fonctionnement. Elle utilise le temps comme une arme redoutable, ralentissant et prolongeant les procédures lorsque les inculpés, leur famille et les réseaux politiques sont dans la panique (refus de demande de mise en liberté, procédures pénales voire criminelles à rallonge, appel du parquet, mandat de dépôt renouvelé, cours de cassation, cours européenne, etc.), et est soudain capable d’accélération violentes, mais contrôlées, qui déstabilisent la défense (délai d’appel de quelques heures, dates annoncées soudainement, procès expédiés…). J’aurais donc tendance à penser qu’il est important de considérer l’antirépression dans la durée, et de la découper en plusieurs temps : tout d’abord, l’avant procès, avec des sous temps de mobilisation et d’accélération autour de demande de mises en liberté, d’interrogatoires, de confrontations. Il y a ensuite le moment du procès. Dans cette séquence, les inculpés sont concentrés sur la stratégie judiciaire et, dès lors, les forces militantes et le soutien extérieur se doivent d’être les acteurs principaux d’une stratégie politique à la fois large, unitaire et qui accorde une spécificité à toutes les traditions politiques qui la constituent. Il y a enfin la phase de l’après-jugement, à partir de laquelle la bataille politique prime définitivement sur la bataille judiciaire.

La justice fonctionne aussi avec l’espace : la prison, lieu de torture, sas d’attente d’un temps arraché à l’individu, les salles d’audience, la salle de comparution, le bureau du juge d’instruction, celui du juge des libertés, du juge d’application des peines, celui des avocats … Il est donc essentiel de fonctionner de la même façon, et de distinguer ce qui se passe à l’intérieur des espaces judiciaires, et ce qui se passe sur nos terrains : nos rues, nos espaces de vie, de travail, de lutte …

Ces temporalités sont également importantes à distinguer compte tenu de la diversité des fonctions judiciaires et des institutions répressives : juge d’instruction, juge des libertés, juge de la cour, juge d’exécution des peines, juge d’application des peines ; et plus encore avec le nombre de fonctions de la magistrature, les experts, la psychiatrie – leur rôle consiste à enfermer le détenu ou futur détenu dans un dispositif lourd et complexe, tout en construisant un discours sur les faits, leur assignant des « labels » et, par là, les transformant (c’est la judiciarisation) ; du côté des institutions, on compte le rôle de plus en plus intense et crucial des médias, dont les vidéos sont notamment au service de la construction judiciaire des faits, mais aussi de leur spectacularisation, de leur criminalisation ; on compte évidemment avec la police, mais aussi le corps politique (à travers les prises de parole, les circulaires des ministres, les instructions du Garde des Sceaux, qui participent à renforcer la sentence et le dispositif répressif).

Donc nous, face à cette division du travail, de l’intérieur du système carcéral comme depuis l’extérieur, nous nous devons d’être stratégiques, de nous organiser aux côtés de groupes et organisations qui nous sont d’ordinaire étrangers, et de mobiliser des secteurs variés selon les nécessités du moment.

L’espace judiciaire reste un espace de droit, pas un espace politique en tant que tel. Des luttes s’y jouent et doivent s’y jouer, mais pour ce faire il faut accepter une partie des règles du jeu imposé par le rapport au droit, et donc penser tactiquement l’antirépression, lorsque l’on choisit de ne pas adopter une position de rupture face au système judiciaire.

Pourtant, je pense qu’il y a des choses essentielles dans cette fameuse ligne « tous prisonniers de la guerre sociale » : cela réside dans cette volonté de constituer un seul camp idéologique, une opposition conséquente à la prison. C’est d’abord refuser d’opposer les prisonniers politiques – qu’on s’évertue à présenter comme indûment victimes de la répression– et les prisonniers accusés de délinquance ordinaire (pour la plupart enfants de l’immigration ouvrière postcoloniale). Cette ligne s’avère donc précieuse, féconde mais aussi très insuffisante, en particulier parce qu’elle a tendance à désarmer dans la bataille judiciaire et peut-être et avant tout parce que qu’elle nie un certains nombres de réalités essentielles pour comprendre le monde carcéral et l’institution judiciaire – et donc pour les combattre –, notamment en ce qui concerne les différences de traitement et de condition d’incarcération des uns et des autres.

En effet, au cours de mon expérience carcérale, j’ai été confronté à des réalités très différentes, à une diversité de situations qui ne peut se comprendre qu’en terme de facteurs sociaux, dans lesquels la classe sociale joue un rôle important (parce que la prison sert chaque jour un peu plus à enfermer les prolétaires), au même titre que le genre (on enferme principalement de jeunes hommes) ou que la race, au sens social du terme. Même si ce dernier concept reste polémique dans le monde militant, il est impossible de nier le rôle essentiel joué par la race quand on se trouve derrière les barreaux, prisonnier d’un monde presque exclusivement réservé à de jeunes hommes noirs, arabes et musulmans, auprès desquels viennent s’ajouter les rroms et les voyageurs. Nier ces différences et regrouper tous les prisonniers dans une seule et même catégorie, c’est aussi prendre le risque de nier des réalités plurielles et d’occulter une construction politique répressive qui s’élabore depuis des décennies dans les quartiers populaires à l’encontre des populations postcoloniales.

Ce qui est essentiel ici, c’est de comprendre que la progression de l’incarcération de masse des classes populaires, et majoritairement non blanches, ne peut se comprendre que dans une progression parallèle du chômage de long terme pour ces mêmes classes, dans ces mêmes quartiers. La logique de la Loi travail est bien simple : on propose aux classes populaires de faire un choix entre un chômage de long terme (qui conduit bien souvent à des incarcérations dans les quartiers, parce qu’il est synonyme d’une entrée dans la délinquance ou la criminalité) ou un travail ultra précarisé et libéralisé, dépourvu de toute sécurité de l’emploi et de sécurité sociale. C’est en comprenant cette situation que l’on se rend compte que l’incarcération reste la gestion par excellence des populations excédentaires, majoritairement non blanches, pour lesquelles les prisons sont construites, dans les périphéries les plus lointaines des centres villes, selon une logique de ségrégation spatiale imposée par l’État depuis la construction des grands ensembles destinés à ces mêmes populations. C’est à travers ce choix que le lien entre la répression et la précarisation est limpide : pour les classes populaires non blanches qui résident dans les quartiers, il s’agit bien de choisir entre la prison et la misère.

Il faut donc bien garder en tête que la composition de classe du prolétariat des métropoles et de leurs périphéries est complètement liée au passage par la prison. En réalité, il y a un continuum entre le travail légal précarisé, le travail informel, la prison (sans parler du semi-esclavage qu’est le travail en prison). D’ailleurs, à travers le contrôle judiciaire, les bracelets électroniques, les casiers judiciaires, les allers-retours en prison continuent d’accompagner les gens quand ils sont « dehors ».

Du coup, cette situation est à contraster avec l’emprisonnement des militants, dont nous parlions précédemment, qui est à considérer dans le cadre de l’escalade autoritaire actuelle. La prison n’est pas partie intégrante, pour l’instant, du rapport des militants au travail et à la précarité. Pour l’heure, cette escalade est selon moi principalement liée à la crise de l’État et des institutions de la Ve République. Dans les années 1980-1990, le projet néolibéral a tenté de produire le consentement des classes populaires et des classes moyennes en procédant par cooptation, compromis, intégration. C’est par exemple la création de SOS Racisme pour coopter une partie de la contestation non blanche ; ou encore l’institutionnalisation du féminisme ; c’est l’amnistie par Mitterrand des militants de la lutte armée ; c’est les tentatives de coopter les syndicats, de les faire négocier sur les retraites, sur les contrats de travail, sur la durée légale du temps de travail.

Aujourd’hui, avec Macron, on sent bien que le bloc au pouvoir veut réformer dans l’urgence. C’est un pouvoir qui n’a même pas la légitimité démocratique de façade compte tenu qu’il a été élu sur la base d’un référendum anti-LePen. Macron gouverne à base d’ordonnance, d’état d’urgence et pourquoi pas de 49.3. Dans ce contexte, il n’y a plus de place pour la cooptation, pour l’obtention d’un consentement, même minimal, à la précarisation. Du coup, le pilier de la politique de Macron, ce sont les instances régaliennes de l’État : la police, l’armée et les juges. Il est dès lors évident que tout ce qui peut mettre l’État en accusation, tout ce qui remet en cause les formes de contestation balisées, tout ça ne peut aujourd’hui que rencontrer la répression la plus brutale.

Dans cette trajectoire, il n’est pas du tout surprenant que l’extrême droite prenne une telle place dans le champ politique actuel et notamment au sein des forces de police et de l’armée. Quand l’hégémonie entre en crise, c’est là que l’extrême droite déclarée, officielle, peut porter secours à un bloc au pouvoir en mal de solutions autoritaires. Les exemples ne manquent pas : on peut penser aux différentes manifestations et agressions à l’encontre des musulmans parallèlement à la mise en application de dispositifs judiciaires justifiés par les attentats, dans le cadre de l’état d’urgence, ou plus récemment à la nouvelle croisade identitaire Defend Europe, à l’occasion de laquelle les fascistes européens se mobilisent aux côtés des grandes puissances européennes pour défendre l’Europe forteresse. Je pourrais aussi citer les nombreuses menaces d’agression et de mort à l’encontre de ma famille depuis l’annonce du procès.

J’ai donc fait état de deux trajectoires bien différentes de la progression du tout carcéral aujourd’hui : d’un côté, la précarisation et l’enfermement des populations non blanches ; d’un autre côté, la nécessité d’écraser toute contestation non domestiquée aux « réformes » néolibérales. Ce sont des réalités bien différentes et il est illusoire de les gommer. Pour autant, remettre la prison au centre de notre militance c’est une des manières de construire un vrai « tous ensemble » contre la répression.

Cela implique que nous fassions un travail collectif. On ne peut plus se contenter de se demander : comment éviter d’entrer en prison ? C’est une question importante parce qu’il faut préserver nos vies et nos forces. Mais il faut commencer à, comme je le disais, démystifier la prison, en commençant par reconnaître qu’elle est parmi nous et qu’elle pèse sur nos luttes, directement. Par ailleurs, si on prend au sérieux la composition de classe du prolétariat de la métropole et de sa périphérie, et si on considère que nos luttes sont dirigées contre le travail et le salariat, alors on ne peut plus se permettre de parler de prolétaires sans réfléchir à la prison.

On pourrait s’avancer en disant qu’aujourd’hui, une telle centralité de la prison implique de repenser nos campagnes, nos mots d’ordre, dans différents secteurs du mouvement, à partir des technologies répressives. Le mouvement écologiste bute, avec brutalité, sur ces technologies, quand on pense à la mort de Rémi Fraisse ou encore à la bataille de la ZAD. Le féminisme, dans son renouvellement radical à travers l’intersectionnalité, l’afroféminisme ou les queers non blancs et non blanches, a par exemple, aux États-Unis, investi avec force les luttes anticarcérales. On peut le comprendre par la place et la problématique des trans incarcérés, et par la place des femmes noires dans les luttes contre l’incarcération de masse aux États-Unis. Plus généralement, les militants anticapitalistes gagneraient à renouveler la pratique de l’enquête militante, notamment concernant la prison.

Certains trouveront que ces appels à enquêter sur la prison rappellent fortement le Groupe d’information sur les prisons, notamment fréquenté par Foucault, mais pour échapper à la muséification des mouvements de lutte qui nous précèdent, il faut aussi que ces expériences résonnent avec nos propres pratiques. Je n’ai pas de solution clé en main, mais redonner à l’idée de l’enquête militante un potentiel subversif peut contribuer à tisser des liens entre les secteurs militants en dehors de la prison, les militants incarcérés et tous les prisonniers en général ; cela peut favoriser l’émergence d’un discours sur la prison qui sorte du simple constat qu’on pourrait qualifier d’humanitaire ; et ça peut enfin donner des outils non pas pour réformer la prison, mais pour penser son abolition, et trouver des formes de lutte, pour les prisonniers comme à l’extérieur, qui permette de rompre l’isolement, briser la stigmatisation, donner un écho aux luttes quotidiennes, individuelles et collectives déjà menées dans les prisons, et faire en sorte que le mouvement social fasse de cette question une priorité de premier ordre.

Antonin Bernanos

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