Les Etats-Unis vs. Trayvon Martin

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Les Etats-Unis vs. Trayvon Martin : Comment le système a fonctionné.

par Robin D.G. Kelley

Suite au massacre de l’école primaire de Sandy Hook, le député du Texas Louie Gohmert, le gouverneur de Virginie Bob McDonnell, le Sénateur Rand Paul, le représentant de l’Etat de Floride Dennis Baxley (qui a également présenté dans son état la loi « Stand Your Ground », loi régissant le droit à l’auto-défense armée), aux côtés d’une foule d’autres Républicains ont affirmé que si les enseignants et les administrateurs avaient été armés, les vingt petits enfants dont Adam Lanza a volé les vies seraient aujourd’hui en vie. Evidemment, ils faisaient échos aux arguments avancés par la National Rifle Association (NRA). La NRA et l’American Legislative Exchange Council (ALEC), lobby conservateur responsable de la rédaction et de la promulgation des lois « Stand Your Ground » à travers le pays, maintiennent qu’une population armée est la seule défense valable contre les menaces imminentes des assaillants et des prédateurs.

Mais la NRA est restée muette lorsque George Zimmerman a abattu mortellement Trayvon Martin, un adolescent non armé qui rentrait à pied chez lui, depuis un commerce de proximité, un soir pluvieux de février. Ni le personnel de la NRA ni l’aile pro-armes-à-feu du parti Républicain n’a avancé que si Trayvon Martin avait été armé il serait vivant aujourd’hui. Les faits de base sont indiscutables : Martin rentrait chez lui quand Zimmerman a commencé à le suivre, d’abord dans son 4X4, puis à pied. Zimmerman a dit à la police qu’il avait suivi ce jeune homme « à l’air suspect ». Martin lui savait qu’on le suivait. Il a dit à son amie, Rachel Jeantel, que l’homme était peut-être un genre de prédateur sexuel. A un certain moment, Martin et Zimmerman se sont fait face, une bagarre s’en est suivie et dans l’affrontement Zimmerman a tiré et tué Martin.

C’est un fait, Zimmerman a poursuivi Martin. Je suppose que Martin aurait pu courir, mais tout homme noir sait que courir, à moins d’être sur un terrain de foot, une piste de course ou un terrain de basket, fait de lui un suspect et peut se finir par une balle dans le dos. L’autre choix aurait été de demander à cet inconnu ce qu’il voulait, mais les confrontations peuvent elles aussi être dangereuses, surtout sans témoins et sans autre arme à part son portable et ses poings. La loi en Floride n’obligeait pas Martin à se réfugier, même s’il n’est pas clair qu’il ait tenté ou pas de le faire. Il savait qu’il était en danger.

Où était la NRA lorsqu’il était question de la liberté de Trayvon Martin à « se défendre » ? Qu’est-il arrivé à leur « position de principe » ? Soyons clairs : les Trayvon Martin de ce monde n’ont jamais eu le droit à « la liberté de se défendre ». A moins que les Noirs puissent, comme par magie, sortir un document officiel pour prouver qu’ils ne sont pas des cambrioleurs, des violeurs, des dealers, des proxénètes, des prostituées ou des intrus, ils sont considérés comme « faisant des choses louches ». (Dans la période avant-guerre un tel document était appelée « document de liberté »). Ainsi que Wayne LaPierre, Vice-Président de l’exécutif de la NRA, a succinctement expliqué la position de son association : « La seule chose qui arrête un méchant avec un flingue, c’est un gentil avec un flingue. » Trayvon Martin était un méchant ou du moins en avait-il l’air et l’attitude ! Dans notre période soi-disant post-raciale, où rien que le fait de discuter ouvertement du racisme est considéré comme un acte malvenu, sinon raciste, nous apprenons et réapprenons constamment les codes raciaux. Le monde sait que les hommes noirs sont des criminels, qu’ils peuplent nos geôles et prisons, qu’ils s’entretuent pour des bagatelles et que même les célébrités noires sont des bons à rien. Le profilage racial de Zimmerman était donc justifié et ses avocats ont employé de façon constante des stéréotypes raciaux et mis en jeu les connaissances raciales pour faire de la victime le prédateur et faire du prédateur la victime. En bref, c’était Trayvon Martin et non pas George Zimmerman qui a été jugé. Il a été jugé pour les crimes qu’il a pu commettre et ceux qu’il aurait pu commettre s’il avait vécu au-delà de ses dix-sept ans. Il a été jugé pour avoir utilisé sa force physique « meurtrière » et sa constitution athlétique contre Zimmerman.

La métamorphose réussie de George Zimmerman en une victime de la « violence noire prédatrice » était évidente. Elle l’était non seulement pendant le verdict, mais également dans l’étonnante rhétorique Orwellienne, utilisée par les avocats de la défense Marc O’Mara et Don West lors de l’interview, suite au jugement. West était furieux que quelqu’un ait eu l’audace de poursuivre l’affaire en justice, suggérant que personne ne pouvait être tenu pour responsable de l’assassinat d’un adolescent non armé. Lorsqu’on demanda à O’Mara s’il croyait que le verdict aurait été différent si son client avait été noir, il a répondu que « Les choses auraient été différentes pour George Zimmerman s’il avait été noir et que pour cette raison il n’aurait jamais été inculpé d’un crime. » Cela laisse entendre que les hommes noirs peuvent tuer sans distinction sans pour autant avoir peur d’être poursuivis parce que les organisations noires des Droits Civils auraient fait pression.

Et pourtant, ce serait une erreur d’imputer le verdict qu’à la défense pour son utilisation sans scrupules de la race, ou de blâmer l’accusation d’avoir évité la question raciale, ou le jury pour son insensibilité, ou même le lobby des armes à feu d’avoir créé les conditions qui ont fait de l’assassinat de jeunes hommes noirs un homicide justifiable. Le verdict ne m’a ni surpris, ni étonné la plupart des personnes de mon entourage, parce que nous sommes déjà passés par là. Nous étions présents avec Latasha Harkins et Rodney King, et avec Eleanor Bumpurs et Michael Stewart. Nous étions là avec Anthony Baez, Michael Wayne Clark, Julio Nunez, Maria Rivas, Mohammed Assassa. Nous étions là avec Amadou Diallo, le Central Park Five, Oscar Grant, Stanley « Rock » Scott, Donnell « Bo » Lucas, Tommy Yates. Nous étions là avec Angel Castro Jr., Bilal Ashraf, Anthony Starks, Johnny Gammage, Malice Green, Darlene Tiller, Alvin Barroso, Marcillus Miller, Brenda Forester. Nous étions déjà là avec Eliberto Saldana, Elzie Coleman, Tracy Mayberry, De Andre Harrison, Sonji Taylor, Baraka Hall, Sean Bell, Tyisha Miller, Devon Nelson, LaTanya Haggerty, Prince Jamel Galvin, Robin Taneisha Williams, Melvin Cox, Rudolph Bell, Sheron Jackson et Jordan Davis, tué à Jacksonville en Floride, pas longtemps après Trayvon Martin. Son assassin, Michael Dunn, avait vidé son revolver sur la 4×4 stationnée, avec à l’intérieur Davis et trois amis qui refusaient de baisser leur musique. Dunn invoque « Stand Your Ground » dans sa défense.

La liste est longue et vaste. Rien qu’en 2012, les policiers, les vigiles et les groupes d’auto-défense ont pris la vie de 136 hommes et femmes noirs non armés dont au moins 25 ont été tués par des ’justiciers’. Dans dix de ces cas, les tueurs n’ont pas été inculpés et la plupart de ceux qui l’ont été ont soit évité la condamnation soit plaidé coupable pour une réduction de leur peine. Et, je n’ai inclus ni le règne de la terreur qui a fait au moins 5 000 lynchages légaux aux Etats-Unis, ni les nombreux assassinats politiques – des militants aux quatre fillettes noires tuées dans leur école de catéchisme à Birmingham il y a cinquante ans.

Le fait est que la justice n’aurait jamais protégé Trayvon Martin, non pas parce que le système a échoué, mais parce qu’il a bien fonctionné. Martin est mort et Zimmerman est libre parce que nos fondements politiques et légaux entiers sont construits sur une idéologie de colonisation – une idéologie dans laquelle la protection des droits à la propriété des Blancs a toujours été sacro-sainte. Une idéologie dans laquelle les prédateurs et les menaces envers ces privilèges ont presque toujours été Noirs, Marrons et Rouges et dans laquelle l’objectif même du pouvoir policier était de discipliner, de surveiller et de réprimer ces populations, considérées comme une menace pour les privilèges et la propriété des Blancs. Ceci était déjà la norme légale pour les Africain-Américains et pour les autres groupes racialisés aux Etats-Unis bien avant l’avènement d’ALEC ou de la NRA. Nous étions considérés comme propriété pendant l’esclavage et une fois libres un danger pour la propriété. Et pendant ce bref moment dans les années 1860-1870, lorsque les anciens esclaves participèrent à la démocratie, tinrent les offices politiques et insistèrent sur les droits civiques, c’était les citoyens (Blancs) bien armés qui ont renversé des gouvernements démocratiques dans le Sud du pays, qui ont assassiné les dirigeants politiques noirs, qui ont arraché aux Noirs presque tous les droits à la citoyenneté (le suffrage, le droit à l’habeas corpus, la liberté d’expression et d’association, …etc.), et qui ont fait d’un peuple entier des prédateurs. (Pour preuve, il suffit de lire les faits divers de n’importe quel journal local des premières décennies du vingtième siècle, ou encore de regarder l’émission toute nouvelle et toute chaude, « Orange is the New Black » [série Netflix qui a lieu dans une prison pour femmes, où les détenues portent des combinaisons oranges pour les repérer plus facilement lors d’une évasion]).

Si nous ne parvenons pas à un accord sur cette histoire, nous continuerons à croire que le système n’a besoin que d’un léger ajustement, ou que la faute est à imputer à une culture des armes à feu fanatique ou à un groupuscule farfelu d’extrême-droite. Nous passerons à côté du caractère ordinaire de ce genre de meurtres. Selon les données dressées par le Malcolm X Grassroots Movement, une personne noire est tuée par l’Etat ou par la violence sanctionnée par l’Etat toutes les 28 heures. Nous passerons aussi à côté du fait que cette histoire ordinaire de la violence est devenue une composante centrale du combat des drones étasuniens et des assassinats ciblés. Que signifient ces frappes caractérisées sinon une violence ordinaire justifiant le meurtre de personnes soi-disant membres d’Al-Qaeda et qui auraient pu un jour commettre des actes terroristes ? Ce n’est rien d’autre qu’une sorte de profilage racial sophistiqué.

Au bout du compte, nous devrions être capables d’empêcher une nouvelle tragédie comme celle de l’école de Sandy Hook. De plus, les 7,7 millions de dollars versés aux victimes de Newtown révèlent une vraie volonté de faire tout ce que nous pouvons pour protéger les innocents. Mais malheureusement, le procès de Trayvon Martin nous rappelle une fois de plus que nos enfants noirs et marrons doivent prouver leur innocence chaque jour. Nous ne pouvons pas changer la situation simplement en trouvant la bonne stratégie légale. A moins de défier tout le système pénal et de l’incarcération en masse, il y aura encore beaucoup de Trayvon Martin et une crainte constante qu’un de nos enfants soit le prochain. Tant que nous continuerons à soutenir et à défendre un système conçu pour protéger le privilège, la propriété et la dignité des Blancs ; un système qui fait des Noirs et des Marrons des prédateurs, des criminels, des clandestins et des terroristes, nous continuerons à assister aux obsèques et aux ­manifestations ; à regarder, dans un silence stupéfait, l’acquittement d’un policier ou d’un ’justicier’ après qu’il ait encore pris la vie d’un jeune ; à autoriser notre gouvernement à tuer des civils en notre nom ; et à hériter d’une société dans laquelle nos prisons et nos geôles deviennent des institutions diverses et de plus en plus importantes dans notre pays.

Robin D.G. Kelley, enseignant à l’Université de Californie à Los Angeles, est l’auteur d’une remarquable biographie Thelonious Monk : The Life and Times of an American Original (2009) et plus récemment de Africa Speaks, America Answers : Modern Jazz in Revolutionary Times (2012).

Traduit de l’anglais américain par Nat Godley, Alverno College, Milwaukee, WI, USA

Originalement publié sur http://www.counterpunch.org/2013/07/15/the-us-v-trayvon-martin/

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