Où est la gauche à l’heure de la tourmente économique ?
Alors que le capitalisme connaît sa crise la plus sérieuse depuis celle des années 1930, les principaux partis de gauche semblent muets, embarrassés. Au mieux, ils promettent de ravauder le système. Plus souvent, ils cherchent à prouver leur sens des responsabilités en recommandant eux aussi une purge libérale. Combien de temps ce jeu politique verrouillé peut-il durer alors qu’enflent les colères sociales ?
Les Américains qui manifestent contre Wall Street protestent aussi contre ses relais au sein du Parti démocrate et à la Maison Blanche. Ils ignorent sans doute que les socialistes français continuent d’invoquer l’exemple de M. Barack Obama. Contrairement à M. Nicolas Sarkozy, le président des Etats-Unis aurait su selon eux agir contre les banques. S’agit-il seulement d’une méprise ? Qui ne veut pas (ou ne peut pas) s’attaquer aux piliers de l’ordre libéral (financiarisation, mondialisation des flux de capitaux et de marchandises) est tenté de personnaliser la catastrophe, d’imputer la crise du capitalisme aux erreurs de conception ou de gestion de son adversaire intérieur. En France, la faute incombera à « Sarkozy », en Italie, à « Berlusconi », en Allemagne, à « Merkel ». Fort bien, mais ailleurs ?
Ailleurs et pas seulement aux Etats-Unis, des dirigeants politiques longtemps présentés comme des références par la gauche modérée affrontent eux aussi des cortèges indignés. En Grèce, M. Georges Papandréou, président de l’Internationale socialiste, met en œuvre une politique d’austérité draconienne qui combine privatisations massives, suppressions d’emplois dans la fonction publique et abandon de la souveraineté de son pays en matière économique et sociale à une « troïka » ultralibérale (1). Les gouvernements d’Espagne, du Portugal ou de Slovénie rappellent également que le terme de gauche s’est à ce point déprécié qu’on ne l’associe plus à un contenu politique particulier.
Un des meilleurs procureurs de l’impasse de la social-démocratie européenne se trouve être le porte-parole… du Parti socialiste (PS) français. « Au sein de l’Union européenne, relève M. Benoît Hamon dans son dernier livre, le Parti socialiste européen (PSE) est historiquement associé, par le compromis qui le lie à la démocratie chrétienne, à la stratégie de libéralisation du marché intérieur et à ses conséquences sur les droits sociaux et les services publics. Ce sont des gouvernements socialistes qui ont négocié les plans d’austérité voulus par l’Union européenne et le Fonds monétaire international [FMI]. En Espagne, au Portugal et en Grèce bien sûr, la contestation des plans d’austérité prend pour cible le FMI et la Commission européenne, mais aussi les gouvernements socialistes nationaux. (…) Une partie de la gauche européenne ne conteste plus qu’il faille, à l’instar de la droite européenne, sacrifier l’Etat-providence pour rétablir l’équilibre budgétaire et flatter les marchés. (…) Nous avons été en plusieurs lieux du globe un obstacle à la marche du progrès. Je ne m’y résigne pas (2). »
D’autres jugent en revanche cette transformation irréversible car elle aurait pour origines l’embourgeoisement des socialistes européens et leur éloignement du monde ouvrier.
Bien que lui-même plutôt modéré, le Parti des travailleurs (PT) brésilien estime que la gauche latino-américaine doit prendre la relève de celle du Vieux Continent, trop capitaliste, trop atlantiste, et donc de moins en moins légitime quand elle prétend défendre les intérêts populaires : « Il y a aujourd’hui un déplacement géographique de la direction idéologique de la gauche dans le monde, indiquait en septembre dernier un document préparatoire au congrès du PT. Dans ce contexte, l’Amérique du Sud se distingue. (…) La gauche des pays européens, qui a tant influencé la gauche dans le monde depuis le XIXe siècle, n’a pas réussi à apporter les réponses adéquates à la crise et semble capituler face à la domination du néolibéralisme (3). » Le déclin de l’Europe, c’est peut-être aussi le crépuscule de l’influence idéologique du continent qui avait vu naître syndicalisme, socialisme et communisme — et qui paraît plus volontiers que d’autres se résigner à leur effacement.
La partie est-elle perdue pour autant ? Les électeurs et militants de gauche qui s’attachent à des contenus plutôt qu’à des labels factices peuvent-ils espérer, y compris dans les pays occidentaux, combattre la droite avec des camarades conquis par le libéralisme mais toujours électoralement hégémoniques ? Le ballet est en effet devenu rituel : la gauche réformiste se distingue des conservateurs le temps d’une campagne par un effet d’optique. Puis, lorsque l’occasion lui est donnée, elle s’emploie à gouverner comme ses adversaires, à ne pas déranger l’ordre économique, à protéger l’argenterie des gens du château.
La transformation sociale dont la plupart des candidats de gauche à l’exercice des responsabilités gouvernementales proclament la nécessité, voire l’urgence, requiert bien évidemment qu’ils y voient davantage qu’une rhétorique électorale. Mais aussi… qu’ils accèdent au pouvoir. Et c’est sur ce point précis que la gauche modérée fait la leçon aux « radicaux » et aux autres « indignés ». Elle n’attend pas, elle, le « grand soir » (lire « Il y a un siècle aux Etats-Unis, un débat fondateur ») ; elle ne rêve pas non plus de se blottir dans une contre-société isolée des impuretés du monde et peuplée d’êtres exceptionnels (lire « Des gens formidables… »). Pour reprendre des termes employés il y a cinq ans par M. François Hollande, elle ne veut pas « bloquer, plutôt que faire. Freiner, plutôt qu’agir. Résister, plutôt que conquérir ». Et elle estime que « ne pas battre la droite, c’est la garder, donc la choisir (4) ». La gauche radicale, en revanche, préfère selon lui « enfourcher n’importe quelle colère » plutôt que faire « le choix du réalisme (5) ».
Or la gauche de gouvernement, c’est son atout maître, dispose « ici et maintenant » de troupes électorales et de cadres impatients qui lui permettraient d’assurer la relève. « Battre la droite » ne tient cependant pas lieu de programme ou de perspective. Une fois les élections remportées, les structures en place — nationales, européennes, internationales — risquent de faire barrage à la volonté de changement exprimée pendant la campagne. Aux Etats-Unis, M. Obama a pu ainsi prétendre que des lobbies industriels et l’obstruction parlementaire des républicains avaient sapé un volontarisme et un optimisme (« Yes, we can ») pourtant entérinés par une large majorité populaire.
Ailleurs, des gouvernants de gauche se sont excusés de leur prudence ou de leur pusillanimité en invoquant des « contraintes », un « héritage » (l’absence de compétitivité internationale du secteur productif, le niveau de la dette, etc.) qui avaient entamé leur marge de manœuvre. « Notre vie publique est dominée par une étrange dichotomie, analysait déjà M. Lionel Jospin en 1992. D’un côté, on reproche au pouvoir [socialiste] le chômage, le mal des banlieues, les frustrations sociales, l’extrémisme de droite, la désespérance de la gauche. De l’autre, on le somme de ne pas se départir d’une politique économique financière qui rend très difficile le traitement de ce que l’on dénonce (6). » Vingt ans plus tard, la formulation de cette contradiction n’a pas pris une ride.
Les socialistes avancent qu’une défaite électorale de la gauche déclenche en général la mise en œuvre par la droite d’un arsenal de « réformes » libérales — privatisations, réduction des droits des syndicats, amputation des recettes publiques — qui détruiront les outils éventuels d’une autre politique. D’où le « vote utile » en leur faveur. Mais leur défaite peut aussi comporter des vertus pédagogiques. M. Hamon concède par exemple qu’en Allemagne « le résultat des élections législatives [de septembre 2009], qui a valu au SPD son plus mauvais score [23 % des suffrages] depuis un siècle, a convaincu sa direction du changement nécessaire d’orientation (7) ».
Les socialistes grecs se félicitent
d’avoir agi plus vite
que Mme Margaret Thatcher…
Un « rétablissement doctrinal » d’une ampleur tout aussi modeste est intervenu en France après la déroute législative des socialistes en 1993, au Royaume-Uni après la victoire de 2010 du Parti conservateur. Et sans doute constatera-t-on bientôt un cas de figure identique en Espagne et en Grèce, tant il paraît improbable que les gouvernants socialistes de ces pays imputent leur prochaine défaite à une politique exagérément révolutionnaire… Pour plaider la cause de M. Papandréou, la députée socialiste grecque Elena Panaritis a même osé recourir à une référence renversante : « Il a fallu onze ans à Margaret Thatcher pour mener à bien ses réformes dans un pays qui avait des problèmes structurels moins importants. Notre programme a été mis en place il y a seulement quatorze mois (8) ! » En résumé, « Papandréou, mieux que Thatcher ! »
Sortir de cette nasse requiert de dresser la liste des conditions préalables à la mise au pas de la mondialisation financière. Cependant, un problème surgit aussitôt : compte tenu de l’abondance et de la sophistication des dispositifs qui ont enchâssé depuis trente ans le développement économique des Etats dans la spéculation capitaliste, même un programme relativement bonasse de réformes (moindre injustice fiscale, progression modérée du pouvoir d’achat des salaires, maintien du budget de l’éducation, etc.) impose dorénavant un nombre significatif de ruptures. Ruptures avec l’actuel ordre européen, mais aussi avec les politiques auxquelles les socialistes se sont ralliés (9).
Faute, par exemple, d’une remise en cause de l’« indépendance » de la BCE (les traités européens ont garanti que sa politique monétariste échapperait à tout contrôle démocratique), faute d’un assouplissement du pacte de stabilité et de croissance (qui, en période de crise, asphyxie une stratégie volontariste de lutte contre le chômage), faute de la dénonciation de l’alliance entre libéraux et sociaux-démocrates au Parlement européen (qui a conduit ces derniers à soutenir la candidature de M. Mario Draghi, ancien banquier de Goldman Sachs, à la tête de la BCE), sans même parler du libre-échange (la doctrine de la Commission européenne), d’un audit de la dette publique (afin de ne pas rembourser les spéculateurs qui ont parié contre les pays les plus faibles de la zone euro) ; faute de tout cela, la partie serait d’emblée mal engagée.
Et même perdue d’avance. Rien ne permet en effet de croire que MM. Hollande en France, Sigmar Gabriel en Allemagne ou Edward Miliband au Royaume-Uni réussiraient là où MM. Obama, José Luis Zapatero et Papandréou ont déjà échoué. Imaginer qu’« une alliance qui fasse de l’union politique de l’Europe le cœur de son projet » assure, comme l’espère M. Massimo D’Alema en Italie, « la renaissance du progressisme (10) » s’apparente (au mieux) à un rêve éveillé. En l’état des forces politiques et sociales, une Europe fédérale ne pourrait que verrouiller davantage des dispositifs libéraux déjà asphyxiants et déposséder un peu plus les peuples de leur souveraineté en confiant le pouvoir à des instances technocratiques opaques. La monnaie et le commerce ne sont-ils pas d’ailleurs des domaines déjà « fédéralisés » ?
Toutefois, tant que les partis de gauche modérés continueront de représenter la majorité de l’électorat progressiste — que ce soit par adhésion à leur projet ou par sentiment que celui-ci constitue la seule perspective pour une alternance rapprochée —, les formations politiques plus radicales (ou les écologistes) se retrouveront condamnées au rôle de figurants, de force d’appoint, de mouches du coche. Même avec 15 % des suffrages, quarante-quatre députés, quatre ministres et une organisation rassemblant des centaines de milliers d’adhérents, le Parti communiste français (PCF) n’a jamais pesé entre 1981 et 1984 dans la définition des politiques économiques et financières de François Mitterrand. Le naufrage de Refondation communiste en Italie, prisonnier de son alliance avec des partis de centre gauche, ne constitue pas un précédent plus exaltant. Il s’agissait alors, on s’en souvient, de prévenir à tout prix le retour au pouvoir de M. Silvio Berlusconi. Lequel est intervenu quand même, mais plus tard.
Le Front de gauche (auquel appartient le PCF) veut contredire de tels augures. En faisant pression sur le PS, il espère le voir échapper à « ses atavismes ». A priori, le pari paraît illusoire, voire désespéré. Toutefois, s’il intègre d’autres données que le rapport de forces électoral et les contraintes institutionnelles, il peut se prévaloir de précédents historiques. Ainsi, aucune des grandes conquêtes sociales du Front populaire (congés payés, semaine de quarante heures, etc.) n’était inscrite dans le programme (très modéré) de la coalition victorieuse en avril-mai 1936 ; le mouvement de grèves de juin les a imposées au patronat français.
L’histoire de cette période ne se résume pas pour autant à la pression irrésistible d’un mouvement social sur des partis de gauche timides ou effarouchés. C’est bien la victoire électorale du Front populaire qui a libéré un mouvement de révolte sociale en donnant aux ouvriers le sentiment qu’ils ne se heurteraient plus au mur de la répression policière et patronale. Enhardis, ils savaient aussi que rien ne leur serait donné par les partis pour lesquels ils venaient de voter sans qu’ils leur tordent la main. D’où cette dialectique victorieuse — mais tellement rare — entre élection et mobilisation, urnes et usines. Un gouvernement de gauche qui n’affronterait pas une pression équivalente s’enfermerait aussitôt dans un huis clos avec une technocratie qui depuis longtemps a perdu l’habitude de faire autre chose que du libéralisme. Il n’aurait pour seule hantise que de séduire des agences de notation dont nul n’ignore cependant qu’elles « dégraderont » sur-le-champ tout pays engageant une véritable politique de gauche.
Semblable à une étoile morte,
la République du centre
jette ses derniers feux
Alors, audace ou enlisement ? Les risques de l’audace — isolement, inflation, dégradation — nous sont serinés de l’aube au crépuscule. Oui, mais ceux de l’enlisement ? Analysant la situation de l’Europe des années 1930, l’historien Karl Polanyi rappelait que « l’impasse où s’était mis le capitalisme libéral » avait alors débouché dans plusieurs pays sur « une réforme de l’économie de marché réalisée au prix de l’extirpation de toutes les institutions démocratiques (11) ». Mais de quelle souveraineté populaire peuvent encore se prévaloir des décisions européennes prises à la remorque des marchés ? Déjà, un socialiste aussi modéré que M. Michel Rocard s’alarme : tout nouveau durcissement des conditions imposées aux Grecs pourrait provoquer la suspension de la démocratie dans ce pays. « Dans l’état de colère où va se trouver ce peuple, écrivait-il le mois dernier, on peut douter qu’aucun gouvernement grec ne puisse tenir sans appui de l’armée. Cette réflexion triste vaut sans doute pour le Portugal et/ou l’Irlande, et/ou d’autres, plus gros. Jusqu’où ira-t-on (12) ? »
Bien que soutenue par toute une quincaillerie institutionnelle et médiatique, la République du centre chancelle. Une course de vitesse est engagée entre le durcissement de l’autoritarisme libéral et l’enclenchement d’une rupture avec le capitalisme. Celle-ci paraît encore lointaine. Mais quand les peuples ne croient plus à un jeu politique dont les dés sont pipés, quand ils observent que les gouvernements se sont dépouillés de leur souveraineté, quand ils s’obstinent à réclamer la mise au pas des banques, quand ils se mobilisent sans savoir où les conduira leur colère, cela signifie malgré tout que la gauche est encore vivante.
Serge Halimi
(1) Composée de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne (BCE) et du Fonds monétaire international (FMI).
(2) Benoît Hamon, Tourner la page. Reprenons la marche du progrès social, Flammarion, Paris, 2011, p. 14-19.
(3) Agence France-Presse, 4 septembre 2011.
(4) François Hollande, Devoirs de vérité, Stock, Paris, 2006, p. 91 et 206.
(5) Ibid, p. 51 et 43.
(6) Lionel Jospin, « Reconstruire la gauche », Le Monde, 11 avril 1992.
(7) Benoît Hamon, op. cit., p. 180.
(8) Cité par Alain Salles, « L’odyssée de Papandréou », Le Monde, 16 septembre 2011.
(9) Lire « Quand la gauche renonçait au nom de l’Europe », Le Monde diplomatique, juin 2005.
(10) Massimo D’Alema, « Le succès de la gauche au Danemark annonce un renouveau européen », Le Monde, 21 septembre 2011.
(11) Karl Polanyi, La Grande Transformation, Gallimard, Paris, 1983, p. 305.
(12) Michel Rocard, « Un système bancaire à repenser », Le Monde, 4 octobre 2011.
Source : http://www.monde-diplomatique.fr/2011/11/HALIMI/46895