Au-delà de son intérêt proprement historique, l’ouvrage témoigne d’une conjoncture politique et économique spécifique aux Non-Blancs dans de nombreux pays industrialisés, dans les années 1970. De quoi faire écho aux luttes du Mouvement des Travailleurs Arabes en France–, envisagées par Sadri Khiari comme l’une des formes les plus radicales de la résistance immigrée des années 19703 –, aux luttes des ouvriers turcs dans l’industrie automobile en Allemagne, et aux résistances des travailleurs caribéens et indiens en Grande-Bretagne à la même époque.
Ce livre offre un panorama complet de la formation de la L.T.R.N et de l’évolution de ses cadres, des problèmes stratégiques et de la lutte politique des ouvriers noirs dans le Détroit des années 1970 ainsi qu’un éclairage sur les racines économiques de l’oppression raciale aux États-Unis. Sans jamais réduire les rapports de force raciaux à une lutte de classes, l’historiographie des luttes noires aux États-Unis est un bon indicateur de la pénétration du racisme au cœur du système économique. À ce titre, l’ouvrage s’inscrit dans une lignée de travaux sur la naissance et l’évolution de la lutte des races sociales – pour reprendre l’expression de Sadri Khiari – aux États-Unis, tels que ceux de Theodore W. Allen (The Invention of the White Race, 1994) ou encore de David Roediger (How Race Survived U.S. History, 2008).
De plus, l’inscription locale de la L.T.R.N dans la ville de Détroit présente des aspects très instructifs pour les luttes anti-racistes qui se développent en France. Comme l’écrit Michael Staudenmaier dans Truth and Revolution :
« À la fin des années 1960, alors que de nombreux révolutionnaires nord-américains avaient tourné le dos à la classe ouvrière, trois expériences majeures apportèrent un renouveau d’attention à l’idée selon laquelle le prolétariat industriel est l’agent révolutionnaire principal : la grève générale de 1968 en France, l’« automne chaud » en Italie en 199, et les premiers succès des Revolutionary Union Movements (RUMs) et de la Ligue des Travailleurs Révolutionnaires Noirs de Détroit. »4
Alors qu’une large part de la gauche blanche française appelle abstraitement à la lutte des classes, l’ouvrage de Dan Georgakas et de Marvin Surkin rappelle que la question raciale et la question sociale ne s’excluent pas mutuellement, mais surtout qu’on ne peut les « articuler » théoriquement. L’expérience politique d’un groupe révolutionnaire noir dévoile les structures concrètes et les obstacles politiques (notamment des syndicats tels l’AFL-CIO) face auxquels les travailleurs noirs étaient confrontés. Loin de la condamnation traditionnelle de la question raciale accusée de « diviser » la classe ouvrière, cet ouvrage met le curseur sur les bases véritablement matérielles à l’origine de cette division. En témoigne la réalité sociale des Noirs, cantonnés à un statut de « sous-prolétaires » assignés aux tâches les plus pénibles et dangereuses.
Cet ouvrage dresse ainsi un bilan des résistances noires, partant de la Grande Rébellion de Juillet 1967, en passant par la création du journal Inner City Voice, par les diverses grèves organisées par des organisations noires, par la création de la Ligue, mais également par les nombreux combats judiciaires qu’ont dû affronter les militants ouvriers noirs
Néanmoins, l’ouvrage ne se contente pas de poser un diagnostic mais pose les bases d’une stratégie politique antiraciste. Kenneth Cockrell, l’une des figures majeures de la L.T.N.R, déclarait dans l’un des ces discours :
« Nous ne reprenons pas le discours habituel du militant noir occasionnel, qui pointe du doigt et dénonce ouvertement les »chiens blancs », menace de rayer de la surface de la Terre l’intégralité de la population blanche, se tient droit, les jambes écartées, juché sur ce qui reste du monde, et proclame la beauté intrinsèque de la noirceur sans rapporter tout cela à un programme politique concret qui mette fin à l’oppression pour les peuples du monde. Nous disons le plus sérieusement du monde qu’il n’y a qu’une seule solution, et que cette solution, c’est la destruction du mécanisme d’État actuel. Le démantèlement de ce mécanisme d’État et le processus par lequel il se réalisera implique que ceux qui veulent réellement provoquer des changements révolutionnaires prennent le pouvoir d’État – et ce que nous proposons, c’est le programme de la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires. »5
Nul doute qu’une partie de la gauche blanche y trouvera le moyen d’applaudir les prouesses politiques d’ouvriers noirs se réclamant de la lutte des classes. Il reste que ce livre témoigne parfaitement des rapports intrinsèques qui lient les concepts de « races » et de « classes », sans jamais les confondre. En ceci, il permet de renseigner sur les difficultés des travailleurs noirs à imposer leurs priorités dans les partis et les syndicats de la gauche blanche dans les années 1970, époque charnière pour les luttes ouvrières. Détroit : pas d’accord pour crever s’inscrit ainsi dans la continuité de l’historiographie décoloniale, démontrant une fois encore que le « nègre docile est un mythe »6.
Selim NADI, membre du PIR
Notes
[1]Membre fondateur du groupe anarchiste « Up Against the Wall Motherfuckers », il est également connu pour ses poèmes et son travail d’historien. Il a notamment publié des ouvrages sur Ezra Pound, sur l’I.W.W et plus généralement sur la gauche étatsunienne.
[2]Ancien membre de la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires, docteur en science politique et spécialiste de politiques urbaines.
[3]Pour un panorama complet des luttes immigrées en France, voir notamment le chapitre IV, intitulé « Premières escarmouches raciales au cœur de l’Hexagone », de : Sadri KHIARI, La contre-révolution coloniale en France. De de Gaulle à Sarkozy, La Fabrique, Paris, 2009.
[4]Michael Staudenmaier, Truth and Revolution. A History of the Sojourner Truth Organization : 1969 – 1986, AK Press, Oakland, 2012, p. 42
[5]Kenneth V. Cockrel, « De la répression à la révolution », Période
[6]C.L.R. James, « Revolution and the Negro »
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