Le racisme et l’illusion de l’égalité

La Fondation Frantz Fanon partage ce texte écrit par Tommy J Curry, « Racism and the equality delusion » traduit par Norman Ajari, membre du bureau de la Fondation.

Nous avons tendance à croire qu’un jour, nous parviendrons à dépasser le racisme. Mais de nombreux chercheurs noirs ne partagent pas cette croyance en un changement progressif. Souvent calomnié et mal compris, Derrick Bell, le fondateur de la Théorie Critique de la Race, comprenait le racisme comme un aspect permanent de la société américaine. Son argument selon lequel les fondations mêmes de la démocratie libérale aux États-Unis rendent impossible l’égalité entre Blancs et Noirs peut être difficile à accepter, mais il demeure valide, écrit Tommy Curry.

Version originale

Le débat récent à propos de la Critical Race Theory (Théorie Critique de la Race ou CRT) aux États-Unis est une preuve de plus du caractère irrémédiable du racisme anti-Noirs des démocraties contrôlées et gérées par les blancs. À la suite de l’ancien Président Donald Trump, de nombreux États ont fait adopter une législation visant à bannir, de l’école primaire jusqu’à l’université, toute conversation sur la négrophobie et la violence blanche. Ces politiques ne visent pas seulement à réduire au silence les critiques émises par les chercheurs Noirs et non-blancs au cours des trois derniers siècles, mais également à réparer les dommages que le radicalisme noir aurait causé à l’ethos et aux vertus de la civilisation blanche.

Dans le même temps, la Théorie Critique de la Race a été adoptée et gentrifiée par des universitaires dépourvus de toute formation et de tout engagement avec les travaux fondateurs de cette tradition intellectuelle. En conséquence, la Théorie Critique de la Race a été frelatée au moment même où la droite la diabolisait. Il est donc important de rappeler son approche unique du rapport entre race, pouvoir et institutions de la démocratie libérale : « Au contraire des droits civiques traditionnels, qui embrassent une approche progressive, où le changement se fait pas à pas, la théorie critique de la race questionne les fondements mêmes de l’ordre libéral, y compris la théorie de l’égalité, le raisonnement juridique, le rationalisme des Lumières et la neutralité des principes du droit constitutionnel. » (Richard Delgado & Jean Stefancic, Critical Race Theory: An Introduction, 2001, p. 2-3) L’une des thèses-clefs de la Théorie Critique de la Race est que l’égalité raciale est impossible au sein du système actuel de la démocratie constitutionnelle américaine.

Les Fondements de la Théorie Critique de la Race

Depuis la décision de justice sur Brown v. Board of Education en 1954 [1] et la fin de la Guerre Froide, les conversations sur la place des Noirs au sein des empires et des colonies ont quitté l’avant-scène de la recherche. De nombreuses institutions d’enseignement supérieur ont appliqué le modèle du Harvard’s Core Curriculum Report, qui encourageait la fondation de cursus d’arts libéraux centrés sur le triomphe et la supériorité de la philosophie et de la civilisation occidentales afin de conjurer la contestation raciale et anticoloniale des années 1960 et 1970. Il n’est pas surprenant que le débat autour de la Théorie Critique de la Race ne représente pas fidèlement la tradition intellectuelle initiée par Derrick Bell à la fin des années 1970 en réponse à l’échec du mouvement des droits civiques et au projet intégrationniste, mais insiste au contraire sur le danger que représenterait le fait d’éduquer la jeunesse des sociétés blanches aux échecs de la démocratie et à la tyrannie imposée par les populations blanches sur les races plus sombres au cours des derniers siècles.

Derrick Bell est largement reconnu comme le fondateur de la Théorie Critique de la Race. En 1976, il affirmait que Brown v. Board of Education avait échoué à apporter l’égalité et la gouvernance démocratique aux Noirs américains. Son argument, comme celui de son mentor, le Juge Robert L. Carter, mettait l’accent sur le fait que la cause des effets sociaux et psychologiques du racisme ne résidait pas dans la ségrégation, mais dans la suprématie blanche, c’est-à-dire la croyance erronée selon laquelle les Blancs sont voués à posséder et à gérer les vies et le travail des Noirs aux États-Unis, comme ce fut aussi le cas dans les colonies à travers le monde. Bell était catégorique : les politiques de réforme raciale « sont toujours basées sur l’idée, qui n’est pas crue moins fermement lorsqu’elle est inconsciente, que l’Amérique est une nation blanche et que la domination des Blancs sur les Noirs est naturelle, juste et nécessaire, autant que profitable et satisfaisante. Cette croyance omniprésente, qui est l’essence même du racisme, demeure une ressource nationale viable et précieuse. » (Derrick Bell, “Racial Remediation: An Historical Perspective on Current Conditions,” Notre Dame Lawyer 52.5 (1976/77) : 5-29) Influencé par le militantisme de la tradition radicale noire et l’analyse des semi-colonies, Derrick Bell était convaincu que le racisme était un aspect permanent et immuable de la société américaine. Pour Bell, la législation sur les droits civiques était essentiellement symbolique et « même ces efforts herculéens dont nous applaudissons le succès ne produiront guère plus que des “pics de progrès” temporaires, des victoires fugaces vouées à perdre toute pertinence à mesure que s’adaptent les schémas raciaux de manière à préserver la domination blanche » (Derrick Bell, Faces at the bottom of the well : The permanence of racism, 1992).

Les blancs sont sidérés d’apprendre que les chercheurs Noirs qui ont bâti la Théorie Critique de la Race ne souscrivent pas aux promesses de la démocratie occidentale, ni aux illusions selon lesquelles l’égalité raciale serait possible au sein des sociétés démocratiques blanches. Depuis le XIXe siècle, les chercheurs noirs ont insisté sur la permanence du racisme blanc, aux États-Unis comme dans d’autres empires blancs. Contrairement aux représentations universitaires de figures noires américaines pleines d’espoir et engagées dans l’expérience démocratique américaine, de nombreux penseurs noirs ont insisté sur la négrophobie qui souille perpétuellement les Noirs américains. Au cours des années 1800, les figures historiques noires ont associé la libération des leurs à la révolution (haïtienne), non à l’incorporation au sein des États-Unis. En Amérique et en Europe, l’idéal libéral démocratique dicte que le « problème racial » entre Noirs et Blancs, s’il demeure, conduit lentement les populations blanches vers davantage de conscience sociale et de compréhension raciale. Cet optimisme à l’égard du racisme anti-Noirs, ou de la myriade d’antipathies assimilant noirceur et africanité à l’infériorité, la sauvagerie et l’indignité dépendent en dernière instance de la capacité des démocraties blanches à gérer la colère et la contestation des populations américaines et européennes noires lorsqu’elles comparent leur mortalité, leurs préjudices et leur pauvreté à la citoyenneté blanche.

L’attrait de l’égalité

L’incorporation au sein des démocraties libérales blanches exige l’acceptation de l’idéologie libérale par les citoyens. Le caractère scandaleux de la CRT, c’est qu’elle fait du racisme une force permanente et dynamique qui cohabite avec les prétentions aux valeurs et à l’expression démocratiques. Alors que la pensée libérale blanche se situe comme une posture éthique en faveur de réformes sociales opposées aux (paléo) conservatismes décadents des différentes sociétés, la CRT suggère que la distinction des libéraux et des conservateurs est une illusion, un simple désaccord portant sur la stratégie de gouvernement racial la plus efficace. Pour maintenir leur prétention à l’égalité raciale, les libéraux exigent que le racisme demeure abstrait et substituable à d’autres formes de marginalisation, économique ou sexuelle. Comme l’a expliqué Gary Peller, « l’idéologie intégrationniste libérale est structurée de telle façon que certaines pratiques sociales soient soustraites à l’économie des rapports de race et conçus comme non affectés par la domination raciale. » (Gary Peller, Critical Race Consciousness: Reconsidering American Ideologies of Racial Justice, Boulder, Paradigm Publishers, 2012, p. 14) Ainsi, le libéralisme démocratique nie l’exceptionnalité de la race et du racisme en faisant de l’intégration/inclusion le fondement universel du progrès social. En conséquence, toute réflexion qui justifie l’exclusion ou ressemble à la ségrégation est tenue pour raciste. Pour les libéraux, le nationalisme noir qui répond à la violence raciste de la police, du Ku Klux Klan ou même des féministes blanches, est tenu pour tout aussi raciste, sinon plus oppressif encore, que les initiateurs blancs de la violence raciale. Par exemple, le Black Panther Party est souvent décrit comme une version noire du KKK, malgré son insistance sur l’éducation, les soins médicaux, et même la cause des femmes. L’idée même d’un activisme noir est assimilée à la tyrannie, à la violence et à la sauvagerie des hommes noirs, bien qu’il ne soit qu’une réponse aux milices et au terrorisme blancs. Cela contraste fortement avec un mouvement libéral tel que le féminisme, qui a été soutenu par l’État, a historiquement encouragé le meurtre d’hommes et de garçons noirs ainsi que l’état carcéral, et est aujourd’hui salué comme une réussite progressiste. À travers de nombreuses disciplines, les origines racistes du libéralisme, des droits des femmes blanches ou même de la décision de Brown v. Board of Education, demeurent dissimulées sous le récit dominant du progrès racial.

L’égalité est alors une aspiration à l’inclusion au sein de cette société, que l’on dit offrir protection et reconnaissance aux Noirs, malgré la mort et l’agonie des populations noires. Depuis les dernières années, les exécutions publiques d’hommes et de garçons noirs aux États-Unis ont suscitées des conversations autour du racisme aux États-Unis comme au Royaume-Uni. Alors que l’Amérique continue d’affirmer que la mortalité des Noirs n’indique aucun problème significatif dans la structure de cette société, la Grande Bretagne affirme que la race n’est simplement pas un facteur fondamental d’inégalité sociale dans ce pays. Malgré les preuves qui montrent que les citoyens noirs et les populations immigrées connaissent des taux supérieurs de mortalité, d’interactions négatives avec la police, d’incarcération et de discrimination, la position officielle des gouvernements américain et britannique est que le racisme ne représente plus un obstacle au succès et au progrès des Noirs dans ces pays. Selon Anthony Farley, « le libéralisme ne les reconnaîtra pas, mais demeure perpétuellement fasciné par ses créations. Le libéralisme fait de ses qualités abstraites un fétiche et ne prête aucune attention aux inégalités matérielles qui lui donnent le pouvoir de faire de ses fantasmes à notre sujet [nous, les Noirs] une réalité » (Anthony Paul Farley, “Thirteen Stories,” Touro Law Review 15.2 (1998-1999) : 543-656.)

L’idée d’égalité raciale aux États-Unis ou en Grande-Bretagne est un fantasme, un attrait de l’imagination qui exige l’indifférence des Noirs à la violence et de la mort des leurs qui se déroule sous leurs yeux, dans l’espoir qu’un jour ils ne seront plus tenus de payer de leurs propres vies le prix de la citoyenneté. Cela, malheureusement, n’arrivera pas car le racisme est en son principe même « la manifestation de processus sociaux et de logiques concurrentes qui facilitent la mort des populations assujetties » (Tommy J. Curry, The Man-Not : Race, Class, Genre, and the Dilemmas of Black Manhood, Philadelphie, Temple University Press, 2017, p. 4). Le racisme est un processus social qui exige l’extinction de la vie noire. Le racisme est vorace de mort. Il s’est construit, puis légitimé, par la complaisance culturelle et individuelle, et son processus de création et d’adaptation de hiérarchies de domination sociales ne saurait être supprimé par les seules prétentions du discours universitaire ou des aspirations à l’égalité. La théorie libérale suppose la capacité d’individus rationnels, moraux et libres de choisir des principes abstraits censés remédier aux inégalités sociales. En pratique, cependant, ces abstractions débouchent rarement sur un changement matériel. Le principe d’égalité a été mobilisé pour contester la légalité de la discrimination positive, tout accordant aux femmes blanches la part du lion des retombées éducationnelles et économiques des programmes issus des droits civiques. Dans une société suprémaciste blanche, les remèdes, les programmes de violence, et même les abstractions contribuent à préserver et à faire avancer les intérêts du groupe dominant.

La gentrification de la Théorie Critique de la Race

L’assimilation de la CRT, au sein des départements de philosophie, des écoles d’arts libéraux et des conversations ordinaires, à « toutes les recherches sur la race » a affaibli cette tradition intellectuelle au point de la rendre presque méconnaissable. La propension des libéraux blancs à se revendiquer, pour leur recherche et pour eux-mêmes, de l’appellation de CRT a solidifié la qualité marchande des « théories critiques/philosophies de la race ». Ce sont des dérivés de la CRT qui ne font pas mention des travaux de Derrick Bell, ni des critiques économiques des appareils néocoloniaux américains. Le résultat de cette incorporation n’est pas seulement la dé-radicalisation des idées politiques et des motivations des Noirs, mais aussi un stratagème visant à rediriger le pessimisme de la critique noire envers la démocratie américaine pour lui substituer un optimisme quant aux possibilités de réformes démocratiques, en dépit de la mort et de l’agonie noires.

La controverse entourant la CRT ne porte pas sur la vérifiabilité de ses affirmations ou la pertinence de l’attribution des inégalités sociales à la négrophobie. Le débat sur la CRT se résume à l’affirmation, par la censure et la punition, que les Noirs n’ont pas, ou ne devraient pas avoir, la capacité de mettre en accusation l’héritage historique de la civilisation blanche et les individus blancs. Dans la mesure où la contestation de la violence blanche par les Noirs et d’autres victimes non-blanches se répand dans la population, les structures de gestion blanches des sociétés américaine et britannique posent une limite aux discussions sur le racisme et aux critiques de la société. Ainsi, les échecs des Noirs (leur pauvreté, leur mort et leur sous-représentation) ne sauraient être attribués à une histoire d’exclusion et d’oppression, mais seulement à leur inadaptation culturelle et à leurs défauts personnels. En bref, les classes gestionnaires blanches ont décidé que cette censure était nécessaire pour endiguer, non seulement un discours indésirable, mais aussi une montée en puissance politique des Noirs, des autochtones et des autres non-blancs exigeant une redistribution du pouvoir et des ressources économiques. Malgré une rhétorique de l’égalité, les Noirs demeurent des sujets et non des citoyens au sein des sociétés démocratiques blanches.

Se fondant sur les stratégies militantes et révolutionnaires du radicalisme noir des XIXe et XXesiècles, la Théorie Critique de la Race invite les opprimés à s’engager dans des pratiques créatives de lutte contre les systèmes d’oppression racistes et néocoloniaux. Lorsque Bell invoque les mots de Mme Biona MacDonald, « je vis pour harceler les Blancs », il offre au lecteur un aperçu de la lutte perpétuelle des Noirs, quelle que soit l’époque. Pour de nombreux penseurs libéraux blancs, une vie consacrée au destin tragique d’une lutte contre la nature sempiternelle de la suprématie blanche est un fardeau trop lourd à porter. En conséquence, la théorie blanche stoppe sa marche quand elle distingue la pensée noire à l’horizon. Autrement dit, la théorie et la philosophie blanche ont refusé catégoriquement de se demander comment penser, élaborer une théorie politique, dans un contexte de permanence du racisme négrophobe. Dans mon propre travail, je me suis concentré sur l’idée d’impouvoir et sur la logique culturelle comme base pour penser un programme politique positif, mais ce défi – le besoin de penser la réalité de l’oppression raciste et de la violence – n’est pas relevé par le canon et les chercheurs blancs du fait de leur insistance sur la vertu blanche et les principes libéraux, conçus comme la panacée de la lutte contre le racisme au sein des démocraties blanches.

Tommy. J. Curry, Professeur à l’Université d’Édimbourg, titulaire de la chaire en Africana philosophy and Black male studies.


[1] Cette décision de justice mis fin à la ségrégation raciale au sein des écoles publiques, NDT.

SOURCE

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