La négrophobie arabe (et le reste) comme impuissance indigène

Par Houria Bouteldja

« Des perdants. Mon optimisme ne renaitra que sur le socle de cette vérité ultime. Nous sommes des perdants. Ce sera mon point de départ sinon rien. »

C’est cette phrase, perdue quelque part dans mon livre, qui me revient quand, perplexe, je médite sur la surmédiatisation des insultes négrophobes proférées par un Maghrébin à Cergy et la puissante émotion qu’elle a provoquée. C’est cette même phrase qui avait traversé mon esprit au moment de l’affaire « Bouhlel », du nom de cet Algérien qui avait défrayé la chronique en avril dernier au Maroc et suscité un émoi national en insultant les Marocains.

Ce ne sont pas tant les formes de racismes intercommunautaires (certes non résolues mais reconnues et traitées par le mouvement décolonial) ou le mépris (qu’on peut aussi appeler racisme) des « blanchis » à l’égard de leurs « frères » restés dans le Sud qui m’intéressent ici, mais la parfaite similitude des deux situations et ce qu’elle dit de l’état de décomposition de la conscience politique des indigènes, tant du Sud que du Nord et du pourrissement idéologique généralisé. Je m’explique.

Les faits d’abord.

La négrophobie arabe (et le reste) comme impuissance indigène

La polémique marocaine met en scène trois personnages publiques d’origine maghrébine vivant en France : Brahim Bouhlel, Hedi Bouchenafa tous deux d’origine algérienne et Zbarbooking, d’origine marocaine. Début avril 2021, ils mettent en ligne une vidéo devenue virale où ils se moquent des prostituées marocaines qu’ils « paient 100 dirhams » et de leurs enfants qu’ils traitent de « fils de putes » et ce devant le regard incrédule d’une fillette et de deux garçons qu’ils utilisent pour leur sketch. Bouhlel profère des insanités misogynes : « J’ai niqué encore quinze meufs, « salut bande de fils de pute, ou encore « votre mère, c’est une grosse salope » recyclant tous les clichés dégradants sur les femmes marocaines, au demeurant relativement partagés par les autres pays arabes. L’émotion submerge les réseaux sociaux et se cristallise sur Bouhlel, à la fois parce qu’il est le plus connu des trois (acteur de la série « Validé » de Canal +) mais aussi et surtout parce qu’il est Algérien. Les internautes interpellent Adidas et Canal + avec qui il est en contrat. Adidas se fend d’un communiqué et s’engage à « reconsidérer sa collaboration avec lui ». Le club des avocats marocains porte plainte. Malgré les regrets exprimés (tardivement et perçus comme insincères), le procureur du roi diligente une enquête contre les trois célébrités. La page facebook de Bouhlel est couverte d’insultes contre les Algériens, tandis que les menaces de mort pleuvent sur lui. L’acteur écope de huit mois de prison ferme tandis que Zbarbooking prend un an. La sanction est si sévère et l’onde de choc d’une telle amplitude que même Cyril Hanouna y consacre une émission tandis que Booba, la Fouine et l’équipe de la série finissent par témoigner d’une solidarité critique vis à vis des deux compères.

La polémique de Cergy quant à elle se cristallise autour de la « négrophobie arabe ». Un homme d’origine algérienne, « Mourad » agresse physiquement un livreur noir. La scène n’est pas filmée mais la suite l’est, par une femme noire. L’agresseur insulte alors cette dernière avec une véhémence négrophobe d’une rare violence : « espèce de négresse, espèce de sales noirs », « pendant 800 ans on vous a vendus comme du bétail », « sale pute ». La vidéo est virale. Des centaines de personnes (noires pour la plupart) se mobilisent devant le restaurant où a lieu la scène à la recherche du fameux Mourad. La pression est à son comble. La plupart des médias mainstream s’emparent de l’affaire : BFM, LCI, CNEWS, RT, TPMP, Le Nouvel Obs, le Parisien. Les organisations de l’antiracisme officiel aussi : la Licra et SOS Racisme. Marlène Schiappa n’est pas en reste : « Devant cette nouvelle agression choquante, violente et raciste d’un livreur de repas à domicile, j’ai demandé que l’on étudie la possibilité d’un article 40 pour signaler les faits au Procureur de la république. Le racisme n’est pas une opinion ! » Alors que les esprits continuent de s’échauffer et que la chasse à l’homme continue sur les réseaux (la photo de « Mourad » est publiée pour activer les recherches), il est enfin interpellé par la police le 1er juin.

Voilà pour les faits.

La citation évoquée plus haut – « nous sommes des perdants. Ce sera mon point de départ sinon rien » – est, dans le livre, prolongée de ces mots : « Mais cette renaissance se refuse à toute falsification. Nous sommes des fuyards et nous adorons les fables qui prolongent cette fuite. » C’est justement ce qui me frappe dans ces deux affaires : la manifestation d’une résistance édentée si je puis dire qui prend la forme d’une fuite. Une résistance qui exprime d’abord et avant tout la forme que prend l’impuissance indigène lorsque le contexte politique est pourri et les occasions de lever la tête rares. Décryptons les faits et observons comment les deux « cas » se superposent et se révèlent l’un l’autre.

Dans le cas de la polémique marocaine, nous avons affaire à des indigènes algériens prototypiques qui souffrent d’un double complexe de supériorité lui-même contrarié par un complexe d’infériorité. Ils sont « Français » (blanchis selon les catégories de l’antiracisme politique) et ont intégré l’idée de leur « avantage » sur les peuples du Sud pour lesquels ils aiment à éprouver du dédain. On connait tous autour de nous ce comportement typique du fils d’immigrés qui rentre au bled avec de l’argent, une belle caisse et qui se la raconte mais qui en France est traqué par la police, discriminé et montré du doigt. Ajoutons à cela le complexe de l’Algérien-qui-a-du-nif (« contrairement aux Marocains qui baisent la main du roi et aux Tunisiens qui sont des femmes » selon une théorie algérienne bien connue) et qui a bouté le Français hors d’Algérie. Rempli de cette victoire qui est surtout celle de ses ancêtres mais qui lui sert de faire-valoir en toute circonstance, il en usera plus volontiers contre ses frères de « race » que contre la domination blanche par lâcheté et par impuissance. Si en France, il n’est rien, c’est au Maroc qu’il pourra être quelqu’un. On touche là aux limites du nationalisme émancipateur des pays du Sud. Tant qu’il est orienté contre l’oppresseur occidental, il est un puissant catalyseur et il sert objectivement la dignité des peuples colonisés ou post-colonisés. Lorsqu’il est dirigé contre ses presque semblables, il est un véritable poison. Mais dans l’affaire qui nous occupe, cette arrogance à la fois blanche et nationaliste s’est cassé les dents sur un autre sentiment national tout aussi abimé et très à fleur de peau. Si le peuple marocain et rifain en particulier mène depuis de nombreuses années une lutte exemplaire contre l’arbitraire du pouvoir, il peine à conjurer les humiliations qu’il subit au quotidien. Aussi, l’arrogance décomplexée de nos pieds nickelés algériens a fait office d’étincelle et s’est transformée en opportunité divine pour assouvir une frustration collective et enkystée. On notera que les touristes européens avec leur morgue et leur mentalité coloniale font certainement subir aux Marocains de très nombreuses humiliations de ce type, mais on ne touche ni aux Allemands, ni aux Hollandais. Une colère déviée sur un algérien est évidemment beaucoup moins risquée et immédiatement rentable. Pour le makhzen c’était tout bénéf : en caressant l’ire populaire dans le sens du poil, il n’hésitera pas à faire de la surenchère et redorera son blason sur le dos d’un fils d’immigré algérien au nom d’un patriotisme frelaté, lui qui venait de normaliser ses relations avec Israël au grand dam d’un peuple dont la fibre propalestinienne ne s’est jamais démentie. De plus, dans le cadre de la compétition entre Etats-nation de la région, taper sur son voisin algérien est un sport national, sport que le voisin en question pratique également avec grand panache. Tous les ingrédients de la misère coloniale étaient ainsi réunis, toutes les frustrations nées des indépendances non achevées s’exprimant à tous les moments et à tous les étages : 1/ un indigène français, algérien qui plus est, qui vit le cul entre deux chaises, ni vraiment Français, ni vraiment algérien qui crache son venin sur des enfants et des femmes d’un pays pauvre et opprimé à défaut de pouvoir le cracher sur le système qui l’écrase, 2/ des Marocains qui se trouvent une victime expiatoire en la personne de cet algérien pas assez blanc pour être épargné, mais suffisamment « frère » pour subir la vindicte, 3/un pouvoir qui se refait une virginité sur un fait divers à très peu de frais.

Le parallèle avec l’affaire de Cergy est troublant.

Comme au Maroc, l’agresseur est un arabe, et plus précisément d’origine algérienne. Il est décrit comme « très défavorablement connu des services de police ». En ce sens, c’est un mâle indigène prototypique dont le parcours est fléché dès le départ. Cela ne peut pas excuser sa violence négrophobe mais depuis « Les damnés de la terre » on sait que la capacité chez l’indigène à se refaire une dignité sur le dos de « plus inférieur que soit » est une tendance lourde :

« Cette agressivité sédimentée dans ses muscles, le colonisé va la manifester d’abord contre les siens… »Au niveau des individus, on assiste à une véritable négation du bon sens. Alors que le colon ou le policier peuvent, à longueur de journée, frapper le colonisé, l’insulter, le faire mettre à genoux, on verra le colonisé sortir son couteau au moindre regard hostile ou agressif d’un autre colonisé. Car la dernière ressource du colonisé est de défendre sa personnalité face à son congénère. »

Le caractère édenté de la négrophobie des Maghrébins de France, s’il n’est pas adossé à un pouvoir[1], ne fait que le reproduire et assigner les Noirs non seulement à une place inférieure en général mais dans le cas d’espèce, à une place inférieure aux «Arabes ». On n’a aucun mal à imaginer la fonction expiatrice de ce racisme, à la fois lâche et vulgaire. Mais l’émotion légitime qui s’est emparée des internautes noirs, du moins ceux qui se sont exprimés, n’est pas moins dénuée de contradictions et d’ambiguïtés. En effet, la négrophobie étant un phénomène structurel en France, les occasions de la dénoncer ne manquent pas. Ce qui distingue cet acte précis des autres, c’est qu’il est perpétré par un Arabe. Et c’est cela qui redouble la violence des internautes noirs à son égard. Tout se passe comme si on jouait le deuxième round de la CAN 2019 où le meurtrier de Mamoudou Barry qu’on avait espéré arabe s’est trouvé être un blanc avec des origines partiellement turques. L’effervescence était alors aussitôt retombée comme si l’identité de l’agresseur était la clef de l’affaire. En creux, cela nous indique une chose essentielle qu’il est urgent de méditer et qui est au cœur de notre intégrationisme : les indigènes n’admettent et ne légitiment qu’un seul racisme : celui du système blanc émanant de Blancs. Précisément celui contre lequel les non Blancs, quels qu’ils soient, se mobilisent le moins. Tout indigène sait le caractère implacable et déterminant de ce racisme-là. C’est pourquoi, l’ampleur de la tâche se transforme la plupart du temps en impuissance qui se transforme à son tour en résignation ou alors en haine contre l’ennemi à sa portée (l’Arabe pour les Noirs, le Juif pour les Arabes…), celui contre lequel il sera plus facile de remporter une victoire. Les militants de l’antiracisme politique le savent, eux qui peinent tant à mobiliser contre les institutions de l’Etat. Mais parfois l’actualité offre à cette impuissance des grands moments de défoulement. Cette fois-ci, ce moment aura un nom et un visage : « Mourad ».

Mais au fait, en plus d’être un mâle indigène « très défavorablement connu des services de police », qui est « Mourad » ? Nous le savons tous : sous l’Algérien se cache l’Arabe, et sous l’Arabe, le Musulman. Et ce Musulman, qui est-il ? La cible privilégiée du racisme institutionnel français aussi appelé « islamophobie ». L’occasion faisant le larron, et tout comme le pouvoir marocain qui fait passer ses pilules a peu de frais, le pouvoir français n’a fait que saisir une aubaine, au moment où son racisme est à nu et qu’il fait voter une loi contre le séparatisme. Aussi, lorsque « Mourad » est interpellé, Darmanin jubile et félicite sa police : « Le racisme ne doit jamais rester impuni ».

J’avoue, le ministre de l’intérieur aurait eu tort de se priver de ce moment de grâce.

Faut-il déduire de tout cela qu’il ne fallait pas se mobiliser contre ces agressions et ces insultes qui touchent à la dignité des humains, là-bas de tout un peuple, ici des Afro-descendants ?

Non. Au contraire. Il le fallait d’autant que des organisations de l’antiracisme politique l’ont fait sans sombrer dans la moindre ambiguïté. Il revient donc à chacun d’y mettre le contenu qu’il souhaite et dont il sera tenu responsable.

Houria Bouteldja

[1] Il est question ici strictement de la négrophobie intercommunautaire en France. Celle des pays du Maghreb relève elle d’une logique structurelle notamment parce que ces derniers ont un rôle de gendarmes de l’Europe. D’autres logiques renforcent et perpétuent cette négrophobie. Nous y reviendrons dans d’autres publications.

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1 réflexion au sujet de « La négrophobie arabe (et le reste) comme impuissance indigène »

  1. Le racisme ne peut être commis que par des blanc.he.s. Un acte raciste commis par un.e racisé.e ne peut donc pas exister. Et ne parlons même pas de racisme commis par un.e racisé.e envers un.e autre racisé.e.

    Cette vérité étant énoncée, nous ne devons pas nier les faits. Il aurait mieux valu que cette vidéo ne soit ni filmée ni diffusée, mais le mal est fait. Tentons de l’analyser. Les protagonistes sont entourés, voire submergés par les injonctions de la blanchité. C’est donc à travers cette action aussi néfaste que sournoise que s’est accompli l’échange que nous avons tous entendu. On peut donc dire que c’est à cause de la blanchité, voire qu’il s’agit d’une ruse de la blanchité. Et je conclus comme je l’avais annoncé : non, les racisé.e.s ne sont pas racistes, car ils ne peuvent pas l’être.

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