Lorsqu’elle entre dans un commissariat de banlieue parisienne pour dénoncer l’agression dont elle vient d’être victime, la jeune femme est, selon les témoins, sous le choc. Elle explique aux policiers qui enregistrent sa plainte qu’elle vient d’être agressée en plein jour, devant des témoins, par plusieurs individus munis de couteaux, qui ont entre autres lacéré ses vêtements et coupé plusieurs mèches de ses cheveux. Le caractère raciste des violences semble en outre avéré, l’un des individus ayant, durant l’agression, injurié la victime en raison de son appartenance religieuse (supposée). L’indignation nationale qui va suivre est à la hauteur du caractère particulièrement barbare de l’agression. Ou pas.
L’affaire est rapidement portée à la connaissance de la presse et du public, et les réactions politiques s’enchaînent dans les heures qui suivent, qui dénoncent sans détour cette agression : « le ministre de l’Intérieur […] a parlé d’une agression « ignoble », et a « donné instructions aux services de police pour retrouver les auteurs dans les plus brefs délais ». Le président de la République […] a exprimé son « effroi » et demandé à ce que les auteurs de « cet acte odieux » soient retrouvés, « jugés et condamnés avec toute la sévérité qui s’impose ». […] Le président de l’Assemblée Nationale […] a exprimé « la révolte devant ces actes ignobles », concluant que « la France ne peut accepter passivement de tels agissements parce que c’est l’âme et la tradition de notre pays qui est visée ». Le ministre de la Santé […] a déclaré : « Au nom du gouvernement, je voudrais dire combien la haine, l’antisémitisme, le racisme et la xénophobie sont certainement les pires dérives mortelles pour notre démocratie ». […] [Le] député socialiste du Val d’Oise et [le] maire socialiste de Sarcelles ont exprimé dimanche soir dans un communiqué commun « leur plus vive émotion et leur indignation » […]. Ils ont dénoncé « la lâcheté des agresseurs qui s’en sont pris à une mère de famille sans défense » […]. [La] secrétaire d’État aux Droits des victimes […] a lancé un appel à témoins pour retrouver les agresseurs, « j’en appelle aux témoins pour qu’ils se manifestent et que l’on puisse très vite retrouver et sanctionner les auteurs de ces actes indignes » » [1].
Dans les 48 heures qui suivent, la quasi-totalité des organisations politiques, syndicales, cultuelles… condamnent à leur tour l’agression : « le maire de Paris, Bertrand Delanoë, la Ligue des droits de l’Homme (LDH), le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), la LICRA (Ligue Internationale contre le racisme et l’antisémitisme), […] le MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples), l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), la section française du congrès juif mondial, SOS-Racisme, le conseil français du culte musulman (CFCM), la FSU (Fédération Syndicale Unitaire), cinq obédiences maçonniques (à travers un communiqué commun du Grand orient de France, de la Grande Loge féminine de France, de la Grande Loge traditionnelle et symbolique Opéra, de la Grande Loge mixte universelle et de la Grande Loge mixte de France), ainsi que, parallèlement, de nombreuses personnalités politiques du Front national, de l’UMP, de l’UDF, du PS, des Verts, et de La Ligue communiste révolutionnaire (LCR). [Le lendemain,] de nouvelles réactions, essentiellement syndicales, s’ajoutent à ce concert d’indignations. Apparaissent ainsi sur le »fil AFP », les condamnations […] de l’Union régionale CFDT Ile-de-France, du consistoire israélite de Paris, de la Fédération Sud rail, de la CFDT, de l’Union syndicale G10 Solidaires, du Pôle de renaissance communiste en France (PRCF), de la CGT et de Lutte Ouvrière (LO). C’est, à 18h24, le mouvement »Ni putes, ni soumises », qui clôt ce défilé » [2].
Les lecteurs et lectrices attentif-ve-s auront relevé deux étrangetés dans les lignes qui précèdent : « UDF » et « LCR », deux organisations politiques aujourd’hui disparues. Et auront compris qu’il ne s’agit pas d’un recensement des réactions aux deux agressions islamophobes commises à Argenteuil au cours des dernières semaines contre des jeunes femmes voilées dont l’une, Leïla O, âgée de 21 ans et enceinte, a perdu son futur bébé. Les réactions ci-dessus datent en réalité de juillet 2004, lors de « l’affaire du RER D ». Une jeune femme de 23 ans, Marie L, avait alors déclaré avoir été victime d’une agression antisémite perpétrée par
six individus armés de couteaux, comme le rapporte cette dépêche AFP publiée quelques heures après la plainte de la « victime » : « les six agresseurs, d’origine maghrébine et armés de couteaux, ont coupé les cheveux de la jeune femme, accompagnée de son bébé de 13 mois, puis ont lacéré son tee-shirt et son pantalon, avant de dessiner au feutre noir trois croix gammées sur son ventre.
Les six jeunes hommes, qui étaient montés dans le train à la gare de Louvres, avaient commencé par bousculer la jeune mère, puis lui avaient dérobé son sac à dos, qui contenait ses papiers d’identité.
C’est en voyant qu’elle avait une adresse dans le XVIe arrondissement de Paris – où elle n’habite plus – qu’ils auraient déduit qu’elle était juive […] » [3]. Quelques jours plus tard, il s’est avéré que Marie L. était une affabulatrice, et qu’elle avait tout inventé : le feutre noir et les ciseaux seront même retrouvés au domicile de son compagnon.
À l’exception du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) [4],
aucune des principales organisations politiques du pays n’a, à ce jour, publié ne serait-ce qu’un communiqué national pour dénoncer les agressions islamophobes d’Argenteuil [5]. Et aucun dirigeant politique d’envergure nationale, sans même parler de la Présidence ou du Gouvernement, n’a condamné ces violences racistes. Les plus optimistes estimeront que c’est parce que « l’affaire du RER D » encourage les responsables politiques à la prudence, et qu’ils ne manqueront pas de s’exprimer une fois que les circonstances des agressions auront été précisées. Rien n’est moins sûr. La (légitime) unanimité (du moins à gauche) lors de la mort de Clément Méric tend en effet à démontrer que les organisations de gauche sont capables de s’exprimer lorsqu’elles sont indignées par des violences à caractère politique, et ce sans attendre que les
enquêtes soient terminées. Les agressions d’Argenteuil s’inscrivent en outre dans une longue série de violences islamophobes, qui n’ont pas suscité davantage de réactions indignées de la part des organisations politiques ou des pouvoirs publics. Force est de constater que les individus « d’origine maghrébine » ou « musulmans d’apparence » provoquent l’indignation lorsqu’ils sont des agresseurs supposés, mais pas lorsqu’ils sont des victimes avérées. La hiérarchisation des réactions politiques en fonction de l’appartenance religieuse et/ou de la couleur de la peau des agressés et des agresseurs n’est rien moins que raciste. Et tous ceux qui refusent de condamner les agressions islamophobes en prétendant, contre toute évidence, que « l’islamophobie n’existe pas », devront un jour rendre des comptes, car un jour il y aura des morts.
Le silence assourdissant de ces derniers jours, dans un contexte d’évidente montée des violences racistes, notamment dirigées contre les musulmans, est en effet particulièrement inquiétant et révoltant. Car le silence tue.
Julien Salingue
J’achève actuellement une thèse de Science politique à l’Université Paris 8. Mes recherches, auxquelles un autre blog est consacré (www.juliensalingue.fr), portent sur la question palestinienne. Je suis en outre membre de l’observatoire critique des médias Acrimed (www.acrimed.org), pour lequel j’écris des articles en partie reproduits ici. http://resisteralairdutemps.blogspot.fr
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[4] « Halte aux agressions racistes islamophobes », 14 juin,
sur le site du NPA.
[5] Ou alors de manière confidentielle.