Revendiquer un monde décolonial, entretien avec Houria Bouteldja

Revendiquer un monde décolonial, entretien avec Houria Bouteldja
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Nous publions ci-dessous un entretien de Houria Bouteldja accordé à Paul Guillibert, Caroline Izambert et Sophie Wahnich et publié dans la revue Vacarme le 26 avril 2015 (version en ligne).

Quelle a été, selon vous, la nature de la rupture opérée en 2005 par le « manifeste des indigènes » ?

Cet appel a marqué une triple rupture : 1) une rupture politique avec le champ politique blanc. 2) une rupture économique : nous n’acceptons pas d’argent de l’État. 3) une rupture idéologique : nous nous passons des pensées politiques pré-existantes : idéologiquement, nous ne nous référons ni à Marx, ni aux Lumières, ni aux valeurs de la République. Nous avons voulu développer une pensée politique à partir de nous-mêmes, ancrée dans l’histoire des luttes de l’immigration, des luttes anticoloniales : pas dans le clivage historique gauche /droite.

Le PIR fête ses dix ans en 2015. Quel bilan faites-vous de ces dix années ?

Le sociologue Abdelmalek Sayad disait : « Exister, c’est exister politiquement ». Nous constatons avec fierté que nous avons une vraie existence politique. Une bonne partie des indigènes sociaux nous fait confiance, et nous sommes même une boussole pour beaucoup. Pour d’autres et en particulier pour une partie de la gauche, nous sommes une obsession ou en tout cas un os. Les sujets que nous abordons divisent la gauche, ce qui est l’un de nos objectifs : recomposer le champ politique à partir de la question raciale et anti-impérialiste.

En même temps, il faut être honnête : nous ne pouvons revendiquer une forte base sociale. Nous n’avons pas réussi non plus à susciter une réelle alliance entre les différents groupes indigènes : noirs et arabes, ça ne marche pas si facilement ; noirs et roms encore moins.

Cela ne nous empêche pas d’être présents. Nous n’avons pas pénétré les « quartiers » où nous avons beaucoup d’ennemis : principalement, la gauche, à qui nous risquons de prendre des voix ; la mosquée qui est souvent dépendante de la mairie ; les cadres associatifs, à qui nous ferions de l’ombre ; sans parler de l’économie parallèle qui ne voit pas d’un bon œil l’installation de militants politiques. Mais nous avons pénétré les cœurs et les têtes.

Pouvez-vous préciser votre perception de ce que vous appelez « la gauche » ?

Nous sommes les héritiers de la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1984. Mais, nous en avons fait un bilan critique. L’espoir qui a jailli à ce moment-là était celui de devenir des Français comme les autres. Je pense ne pas manquer de respect en disant que les marcheurs étaient naïfs. Ils étaient en rupture avec l’histoire de la colonisation et avec leur propre histoire. Si la transmission de cette histoire avait été faite, ils auraient été mieux armés face au parti socialiste. Les marcheurs ont ensuite été défaits par SOS Racisme, qui a dépolitisé la question du racisme et l’a transformée en question morale. Ceux qui ont refusé cette récupération moraliste ont fondé des organisations comme le Collectif contre la double peine ou le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) : ce furent des mouvements très importants mais hélas isolés.

Le débat sur le voile de 2004 a été une défaite supplémentaire : toute la gauche a communié avec le pouvoir et la loi. La rupture était consommée.

Le paradoxe, c’est que la gauche de gauche est aujourd’hui notre principal allié. Comment choisissons-nous nos alliés ? En fait, c’est eux qui nous choisissent : nous attendons qu’ils se positionnent sur nos combats : islamophobie, Palestine, racisme d’État, crimes policiers, etc., et nous observons leur prises de position. Sans surprise, c’est la gauche radicale qui vient à nous.

Mais comment réagissez-vous quand, par exemple, la mairie de Bobigny passe à droite ?

Nous constatons un basculement d’une partie des indigènes sociaux vers la droite et nous reconnaissons la gravité de la situation. En 2008*, nous avons été les premiers à dénoncer l’alliance de Dieudonné avec l’extrême droite, à dénoncer les alliances contre-nature entre certains groupes musulmans et le mouvement catholique intégriste Civitas à la faveur des manifs contre le mariage pour tous. Il en va de même à Bobigny. Nous ne pouvons rien faire d’autre que d’élever notre voix et de poursuivre le combat politique dans deux directions : l’organisation autonome des indigènes (noirs, arabes, musulmans, roms, habitants des quartiers) et la construction de fronts larges avec une partie du mouvement social sensible à nos questions. Nous ne pouvons pas faire la leçon aux indigènes de Bobigny et les pousser à voter PC alors qu’ils ont vécu quarante ans de clientélisme et de discriminations entretenus par la mairie communiste.

Le PIR est-il une organisation non-mixte ?

Non, il y a des blancs, très peu, mais de toute façon ils ne restent pas longtemps. Ils ne se sentent pas bien, ce que je comprends. Au début, ceux qui venaient espéraient qu’on allait devenir un appendice de la gauche. Ils ont été déçus. D’autres voulaient œuvrer à la convergence des luttes : féminisme, anticapitalisme, LGBT (lesbiennes, gays, bi et trans). Ils ont aussi été déçus.

Pourquoi n’avez vous pas voulu cette convergence ?

Parce que derrière la convergence, il y a un présupposé universaliste, lui-même fondé sur l’idée qu’il y aurait des oppressions universelles et qu’il faut donc s’en émanciper. Il y a deux ans, nous avions fait un papier pour dénoncer les musulmans qui allaient défiler avec Civitas. Pour autant, si ces mêmes musulmans avaient manifesté contre le mariage homo mais en refusant toute alliance avec l’extrême droite ou même la droite, cela nous aurait paru intéressant, car nous aurions eu affaire à des groupes racisés qui osent s’affirmer et affirmer leurs convictions tout en refusant de servir des mouvements racistes ou nationalistes. Ce que je dis ici ne préjuge pas de ce que pense le PIR du mariage pour tous. Nous ne serions jamais allés manifester, ni pour ni contre. Nous nous sommes déclarés indifférents à cette question. Je précise que je considère cette indifférence comme politique. Sur la question des identités sexuelles, nous avons fait valoir le fait qu’il n’y avait pas de raison de les universaliser et que dans les quartiers en France, il n’y a pas de mouvements LGBT revendiqués comme tels. De fait, les habitants des quartiers ne souhaitent pas politiser leur sexualité, d’où l’indifférence du PIR.

Il y a des priorités. Nous devons d’abord exister pour nous-mêmes et construire notre propre espace. Notre choix premier est de toujours parler aux indigènes, de ne pas perdre le fil avec nous-mêmes — en particulier quand nos alliés nous somment de condamner Dieudonné… Ce sont des positions très dures à tenir quand on pense aux deux pôles entre lesquels nous sommes pris : d’un côté, les indigènes sociaux qui sont très sensibles, par exemple, aux questions relatives à Dieudonné, que certains voient comme un héros, un résistant ; de l’autre, nous avons construit un système d’alliances avec certains milieux de gauche pour qui Dieudonné est un fasciste. Quand nous devons sacrifier l’un de ces pôles, c’est celui des blancs que nous sacrifions.

Quelles sont les priorités politiques du PIR ?

Nos trois grandes priorités sont celles de l’immigration depuis près de 40 ans : le racisme d’État, en particulier sous sa forme islamophobe et négrophobe ; les crimes policiers ; et la Palestine. Ces trois questions sont celles qui mobilisent le plus. Il nous semble qu’en l’état actuel des rapports de forces et face à l’émiettement des espaces indigènes, il est urgent de construire trois grands fronts autour de ces luttes fondamentales, dont les progrès transformeront la France positivement.

Le lien avec la Palestine est un lien historique qui nait de notre connaissance intime du colonialisme. Nous sommes des sujets coloniaux. Notre culture familiale et tous les mouvements de travailleurs immigrés, notamment le Mouvement des travailleurs arabes, ont toujours été très pro-palestiniens. Ensuite, nous sommes opprimés au nom de la Palestine en France. Depuis toujours, les mouvements de l’immigration ont été réprimés à cause de leur solidarité avec la Palestine. Enfin, notre solidarité avec la Palestine est liée au fonctionnement de l’État-Nation et à la question juive. La question sous-jacente est celle de l’égalité entre communautés au sein de la République. C’est la question qui hante l’indigène. Pourquoi ont-ils le droit d’être pro-israéliens alors que nous n’avons pas le droit d’être pro-palestiniens ?

Quel bilan faites-vous de l’antiracisme français né après la seconde guerre mondiale ?

La plupart des mouvements antiracistes sont blancs, avec une moyenne d’âge de 50 ans. L’un des angles mort de l’antiracisme français est de ne pas avoir résolu la question juive. L’antiracisme a vécu sur l’illusion que c’était une question résolue. Mais le philosémitisme est aussi une forme d’antisémitisme. Cette question n’a pas trouvé de solution parce qu’on n’a pas remis en cause deux choses fondamentales : l’impérialisme français et la question de l’État-Nation.

Je vois trois catégories en France : les français de souche — le corps légitime de la nation qui est d’origine chrétienne ; les juifs, qui sont plus ou moins tolérés à condition de se blanchir ; les indigènes, les sujets post-coloniaux. Un des combats des indigènes, c’est de reposer la question de l’État-Nation, de reposer la question de la citoyenneté. Qui est le corps légitime de la nation ? C’est un combat qui doit s’affirmer en convergence avec la question juive et le statut des juifs en France. Une partie du public indigène de Dieudonné croit que les juifs tirent les ficelles. Mais, c’est une ruse de l’État-Nation. En réalité, les juifs vivent dans un certain malaise et une certaine incertitude. Le corps-légitime de la nation, c’est le blanc chrétien. Ce qui me semble le plus parlant et le plus déterminant dans la question des rapports entre juifs et arabes, c’est l’histoire coloniale. C’est en Algérie au moment du décret Crémieux [1] que le rapport entre juifs et arabes est instrumentalisé au profit des juifs (même s’ils en payent encore le prix). Il y a plusieurs choses concomitantes. Il y a une vraie solidarité avec la Palestine du fait du passé colonial, d’une histoire commune. S’ajoute à cela — mais sans le supplanter — les rapports de rivalités entre juifs et arabes en France.

Vous avez dénoncé Dieudonné tout en adoptant une position compréhensive. Pourquoi ?

Je pense que l’affaire Dieudonné concerne plus le rapport concurrentiel aux juifs que l’antisémitisme. Nous refusons d’inscrire les sentiments anti-juifs des indigènes dans la filiation de l’antisémitisme européen. Nous les rattachons à une autre histoire, l’histoire coloniale, l’histoire d’Israël, et l’histoire de l’État-Nation. Cette conflictualité a sa singularité qu’on ne peut pas appeler « antisémitisme », mot qui a une connotation très forte et spécifique à l’histoire européenne. Il est sans doute plus commode d’un point de vue linguistique de n’employer qu’un seul terme mais ça ne dit rien de la nature de ces sentiments et surtout ça n’aide pas à les combattre. Il s’agit là d’un autre phénomène qui tient plus de la rivalité, entre deux groupes dominés. Nous pensons qu’il ne faut pas faire l’amalgame entre les sentiments anti-juifs hérités de la colonisation et l’antisémitisme européen. Sans cela, on risque de commettre l’erreur politique de combattre Dieudonné comme on combat l’extrême-droite et les néo-nazis.

Pourtant, Dieudonné met en scène Faurisson, pas le décret Crémieux…

C’est de la mise en scène. Moi, je m’intéresse à ses motivations profondes et à la motivation de son public. Son public ne connaissait pas spécialement Faurisson. Dieudonné est un indigène qui fait de la provocation avec ce qui emmerde le plus, ce qu’il assimile à de la bien pensance… Il joue avec la bonne conscience, les tabous de la société française. Mais lorsqu’il dit : « je vais retourner vos tabous contre vous », cela ne fait pas pour autant de lui un nazi. Dieudonné n’est pas politisé : il est le produit de la dépolitisation de la jeunesse de l’ère Mitterrand, bercée à l’antiracisme moral. Il a commencé sa carrière avec la gauche institutionnelle et moraliste. Il prônait alors une forme de métissage et de fraternité universaliste. Quand il arrive sur la scène militante, il réalise que la mémoire de l’esclavage se heurte à mémoire de la Shoah, devenue une mémoire institutionnelle. Lui y voit un complot juif précisément parce qu’il n’a aucune formation politique pour analyser les phénomènes de structure. Il est un peu comme tout le monde, il voit des juifs à la télé particulièrement présents comme Finkielkraut, BHL, Élisabeth Lévy, Glucksmann, tous réactionnaires, tous néo-cons et fait des amalgames grossiers sans comprendre qu’eux-mêmes sont portés par un système. Souvenez-vous : en 2003, il a fait chez Fogiel un sketch qui n’était pas antisémite, mais anti-israélien. Et là, scandale national, Dieudonné est un antisémite… alors que ce n’était pas vrai à ce moment-là. C’est le moment crucial où Dieudonné, qui n’est pas armé politiquement pour faire face, a basculé. C’était le moment que les antiracistes devaient saisir pour le soutenir et aider à sa politisation positive. Je trouve que la gauche a manqué ici de sens de l’opportunité, ce qui prouve au passage qu’elle ne comprend rien au racisme et surtout ne s’intéresse pas vraiment aux quartiers et à l’immigration. Dieudonné a ainsi été abandonné à l’extrême droite qui l’a récupéré et lui a donné une orientation politique. C’est là qu’on en a fait un monstre, un horrible personnage. Moi, j’étais à l’Olympia pour le soutenir à ce moment-là. Le PIR n’existait pas à l’époque. Il y avait plein de noirs et d’arabes mais nous n’étions pas suffisamment structurés pour le prendre sous notre aile. C’est là que tout s’est joué. Petit à petit, il a dégringolé, de provocation en provocation. C’est finalement l’extrême droite qui l’a politisé. Et depuis, il entraîne une partie de l’opinion indigène vers Soral.

Quelle est votre position sur les attentats des 10 et 12 janvier ?

Pour nous, les tueries étaient prévisibles. On sait tous très bien comment on fabrique des djihadistes. À leur insu, ils sont des alliés objectifs des Saoudiens qui défendent les intérêts occidentaux et s’opposent en permanence aux résistances locales, islamiques comprises. Le terreau est là où l’on trouve des marginaux et des exclus. Mais la dimension sexuelle ou de genre a aussi une grande importance ici. Je pense que le genre masculin indigène est opprimé en tant que sujet sexuel. À travers ces actes fous, certains pensent retrouver une dignité virile. Je ne suis pas étonnée que, parmi les plus fragiles, il y ait ce genre de dérive. Une infime fraction de la population indigène en arrive là, mais la colère, elle, est palpable, indéniable.

La guerre en Irak de 2003 a produit des djihadistes et maintenant, le phénomène se développe en France. Tout cela ne se comprend que dans le contexte de l’après 11 septembre. Ils sont le produit de l’histoire récente, et ils prennent tout le monde en otage, les musulmans en particulier. Pour moi, ils sont le produit de la modernité.

Quelle définition donnez-vous à la notion de race et quel usage politique en faites vous ?

La race est un rapport social comme le genre, comme la classe. Il est fondé sur de supposées catégories raciales, ethniques et religieuses qui sont issues de l’histoire de l’esclavage et de la colonisation. Pour autant, la racialisation ne concerne pas seulement les populations issues de la colonisation. Les Turcs sont musulmans et n’ont pas été colonisés. Mais la race se réinvente : on n’a pas besoin de venir de l’histoire coloniale pour être racisé et infériorisé dans la mesure où c’est la France qui est coloniale et qui décide qui elle infériorise. Et les Turcs ayant cet attribut de musulmans sont infériorisés. C’est la France qui est raciale. Nous voulons assumer le stigmate pour le dépasser. Personne n’échappe à la racialisation, blancs ou indigènes. Mais les uns sont dominants et les autres dominés.

Que signifie exactement le mot « indigène » pour vous ?

C’est le sujet colonial par opposition au citoyen. Moi par exemple, je suis issue de l’immigration ouvrière. J’ai aujourd’hui une meilleure situation sociale que mon père. Mais pour autant, je n’échappe pas à la race. Le discours raciste sur les indigènes, je le supporte tous les jours et ma vie est déterminée très fortement par cette condition.

Si on a choisi « indigène », c’est évidemment pour sa dimension provocatrice. J’aime la provocation quand elle a un fort sens politique. « Indigène de la République », pour ceux qui s’intéressent à l’immigration et au colonialisme, c’est limpide. La question n’est pas administrative, car nous sommes nombreux à disposer de la nationalité française. Elle est dans les discriminations, le logement, la ségrégation spatiale, l’emploi, ; elle est dans le rapport au ministère de l’Intérieur, à la police, à la prison. Elle est dans la question du contrôle du corps des femmes et des hommes. Et elle est dans le discours. Que dit-on de nous ? Comment parle-t-on de nous ? Il est vrai que le mot indigène nous a posé beaucoup de problèmes et a suscité beaucoup de résistances chez les concernés eux-mêmes. Certains s’entêtaient à se présenter comme des citoyens. Mais quand ils nous racontaient leur vie d’indigène de Belfort, de Lille, de Toulouse etc… c’était une vie de sous-citoyen. Et à chaque fois, ils étaient pris dans leurs contradictions. C’est comme Malcolm X : il préfère s’appeler X que Little. Les Américains lui avaient donné ce nom. Mais avec lucidité il a préféré s’appeler X : « Je ne suis rien, je suis X ». Pour nous, c’est pareil. Soit on dit : « on joue le jeu de la République et on est des citoyens » — mais ce jeu-là, on va le jouer jusqu’à quand ? Soit, on dit : « On est les indigènes de la République. » : telle est notre place de sous-citoyen dans l’État français impérialiste.

Mais « sous-citoyen », ce n’est pas formulé en terme de race. Les antiracistes après la seconde guerre mondiale ont fait du mot race un mot qui brûle, un mot invalidé. Qu’apporte t-il aujourd’hui ?

Nous avons fait le choix d’utiliser ces mots pour des raisons de confort d’analyse. Pour nous, race n’est ni positif, ni négatif. C’est un terme descriptif, axiologiquement neutre, comme celui de genre ou de classe. Il faut bien expliquer le fonctionnement du racisme. Comment parler du patriarcat sans aucune idée sur le genre ? Comment parler de capitalisme sans mobiliser la notion de classe ? Ces notions sont nécessaires. S’il y avait un meilleur mot, nous l’aurions utilisé. En Amérique, les noirs ont utilisé ce mot, nous l’avons repris.

Ce n’est pas exactement la même chose : dans la tradition américaine la race est beaucoup plus ethnicisée que biologique. En Europe, le mot race renvoie au corps, à l’anthropométrie : il fixe les identités dans le corps.

Aujourd’hui tout le monde est racisé, d’une manière ou d’une autre, alors utilisons le mot. On ne va pas faire comme Hollande qui pour se débarrasser du problème, propose de supprimer le mot race de la constitution ? Dans ce cas-là, supprimons le mot « pauvreté » du dictionnaire.

Une des critiques qui vous est faite est de brandir l’islamophobie pour couvrir l’islamisme. Cette critique porte directement sur le concept d’islamophobie. Que pensez-vous de ce concept ?

De la même manière que pour race, nous utilisons le mot qui s’est imposé. Pour nous, les mots, ne comptent pas en tant que tels : ce qui importe, c’est le sens qu’ils acquièrent au gré des luttes politiques.

La catégorie de musulman a été utilisée en remplacement de maghrébin pour mettre un mot sur un moment nouveau : les maghrébins en question sont devenus des français d’un point de vue administratif mais ne sont pas des français à parts égales. Le mot musulman n’a pas d’autre fonction que de maintenir une distinction de race entre tous les nationaux : il y a les « de souche » et les autres. Dans le même temps, un mouvement dialectique se produit : ceux qu’on opprime en tant que musulmans finissent par se revendiquer musulmans, ce qui crée des réalités nouvelles. Quant à la confusion entretenue entre critique de l’islamophobie et islamisme, elle est juste stupide. C’est confondre un racisme et ses victimes avec des idéologies politiques.

En même temps, la catégorie de musulman ressemble à celle qui était utilisée en Ex-Yougoslavie, produisant une confusion entre question religieuse et question politique et sociale. Cela amène à penser avec des catégories coloniales plutôt qu’à les éloigner, à réactiver les hiérarchies indigènes entre juifs et musulmans par exemple.

Les indigènes qui se sont nommés musulmans l’ont fait sous la pression du racisme, parce qu’il fallait une nouvelle identité pour des gens qui allaient rester en France. Maghrébins, ça veut dire : « tu as un pays qui s’appelle l’Algérie ou le Maroc et un jour tu y retourneras ». Musulmans, ça permet de dire musulmans français, ça décrit une progression dans l’intégration. Nous avons été aussi réislamisés à notre insu. Moi par exemple, je ne savais pas que j’étais sunnite jusqu’à très récemment car au niveau géopolitique, il y a des conflits qui sont générés autour de cette catégorie.

Pour ce qui concerne la question juive, il faut comprendre que la race n’a jamais disparu et qu’elle continue de déterminer la vie des juifs. Nous, on a toujours été pour que les juifs s’identifient en tant que juifs, même s’il faut reconnaitre que c’est une régression. On est arrivé à une telle tension entre « races » qu’il devient urgent pour les juifs de brandir leurs identités ethnico-religieuses associées à des identités politiques radicalement antisionistes et antiracistes : « non, les juifs ne sont pas tous sionistes ». Bien sûr sans contrepartie, parce que c’est une question de justice. Quand les gens les voient, ils sont contents, c’est l’antidote à Soral. Il y a des opportunités qu’il ne faut plus rater.

À supposer que cette « lutte de race » soit liée à une conscience de race comme on parlait de conscience de classe, avant d’en arriver à la dissolution de toutes les races, ne risque t-on pas de voir les groupes se figer dans des identités fermées ?

Je pense que la conscience de race existe. Seulement, les discours républicains et universalistes les occultent. Mais lorsqu’on parle en arabe et qu’on est sûrs de ne pas être compris, on parle bien des « gouers » qui veut dire à la fois français et blancs. Prenons un autre exemple : le mariage mixte. La plupart du temps, la famille musulmane exige que le blanc ou la blanche se convertisse. C’est bien la question de la race qui traverse ce rapport. Parce qu’on ne veut pas donner un membre de la famille à un dominant. La conversion devient un acte d’allégeance si j’ose dire. Je pense, sans vouloir faire de la sociologie de bazar, qu’on est dans un rapport de force en faveur des dominés qui résistent à leur manière. Mais l’inverse est vrai aussi.

Mais c’est aussi religieux…

Le religieux n’a pas la même fonction tout le temps. Dans un contexte d’immigration coloniale, il a un rôle particulier. Par exemple, moi à mon époque, ce n’était même pas pensable de se marier avec un blanc, les filles se barraient de chez elle. Aujourd’hui, la négociation est possible grâce — si je puis dire — au religieux.

La question raciale prend des milliers de formes. La lutte de race en tant que telle se produit tous les jours sous nos yeux sauf qu’on ne la nomme pas. Hier, la lutte du Mouvement des travailleurs arabes ou aujourd’hui du Collectif Contre l’Islamophobie en France (CCIF) sont des luttes de race. Quand on dit lutte de race, on s’imagine qu’on va sortir les machettes. Mais la lutte contre la double peine ou les mobilisations contre Exhibit B sont des luttes de race.

Revenons sur les mariages mixtes : pendant longtemps, linguistes et anthropologues antiracistes ont analysé cette progression de la mixité pour montrer que le racisme déclinait. Or ce que vous décrivez, c’est juste une inversion du rapport de domination : les femmes se soumettaient aux blancs sans contrepartie, maintenant les hommes doivent se soumettre à l’islam pour épouser une indigène.

En fait, les indigènes se sont rendus compte que les filles partaient de chez elles pour se marier avec des blancs et que cela détruisait la structure familiale à laquelle ils tenaient, à mon avis à juste titre. Les enfants allaient-ils rester musulmans ? Et puis il y avait le contentieux colonial non réglé… Aujourd’hui, il y a une forme de pragmatisme. Il y a énormément de mariages mixtes. On règle le problème avec la conversion, ce qui me semble être au fond un compromis acceptable si bien sûr on comprend que l’intérêt des indigènes, c’est-à-dire des dominés, doit prévaloir. Les indigènes ont su créer un rapport de force pour endiguer la blanchité et je pense qu’il faut savoir le respecter.

C’est même vécu dans la mentalité chrétienne comme quelque chose d’extrêmement négatif de ne pas faire circuler les filles. C’est donc aussi une manière d’alimenter le discours anti musulman. Quelle serait la perspective décoloniale du mariage mixte ?

La perspective décoloniale, c’est s’autoriser à se marier avec quelqu’un de sa communauté. Rompre la fascination du mariage avec quelqu’un de la communauté blanche. C’est tout sauf du métissage — une notion que je ne comprends pas d’ailleurs, je ne sais pas ce que c’est. Pour des générations de femmes et d’hommes, je parle surtout des maghrébins, le mariage avec un blanc était vu comme une ascension sociale. Pour les filles, les hommes blancs étaient vus comme moins machos que les arabes ; pour les garçons, une fille blanche, c’était une promotion. La perspective décoloniale, c’est d’abord de nous aimer nous-même, de nous accepter, de nous marier avec une musulmane ou un musulman, un noir ou une noire. Je sais que cela semble une régression, mais je vous assure que non, c’est un pas de géant.

Y a-t-il beaucoup d’hommes indigènes qui trouvent que les femmes ici ne sont plus assez musulmanes et qui veulent se marier avec des musulmanes qui n’ont pas été transculturalisées ?

Ça ne date pas d’aujourd’hui. Cela fait partie des pressions que les hommes indigènes font peser sur les femmes. C’est normal, puisque l’idéologie coloniale les fait passer pour des sauvages. Mais cela offre une perspective décoloniale pleine d’ambivalences. Ce que je veux dire c’est que les femmes répondent aussi à ce malaise lorsqu’elles se « réislamisent » : « Pas la peine d’aller chercher les femmes au bled puisqu’on est là. Vous dites qu’on est occidentalisées mais pas du tout ». C’est aussi une réponse au patriarcat blanc qui tente de conquérir les femmes non blanches. C’est pour ça que le premier pas, c’est d’abord de nous aimer nous-mêmes. Que les femmes indigènes reprennent confiance dans « leurs hommes », et réciproquement. Mais en réalité ce processus existe déjà depuis longtemps. À partir du moment où l’accusation de déloyauté est tombée, une réponse sociale est apparue : « Nous sommes de vraies musulmanes, nous ne trahissons pas la communauté ». Ça, c’est décolonial je trouve.

Revenons sur la question du métissage. Vous disiez « je ne comprends pas bien ce que c’est ».

Comme projet politique ou comme projet social, je ne le comprends pas. L’idéologie selon laquelle les couples mixtes, la rencontre entre deux cultures, c’est beau est vraiment pourrie. Si on parle dans l’absolu, il n’y pas de raison de ne pas adhérer à ça. Sauf qu’il y a des rapports de domination entre les cultures. Entre l’Algérie et la France, le contentieux historique est trop fort et le rapport de domination traverse ces couples mixtes et leurs enfants. Est-ce qu’il sera plutôt musulman ou plutôt français ? Est-ce qu’il va manger du porc ou pas ? Dans quelle culture on va les élever ? Il y a des processus de soumission de l’un à l’autre qui vont se mettre en place. Tu vas avoir ceux qui vont surinvestir le religieux ou ceux qui vont surinvestir la blanchité.

Mais cela va à l’encontre de l’idée que l’amour permettrait de pacifier les relations. Bourdieu attribuait à l’amour la vertu de suspendre les rapports de domination. Dans toutes les cultures, l’amour apparait comme l’un des moyens pour résoudre les dettes d’honneur et de sang. La mixité semble ainsi avoir pour fonction de résoudre les tensions. N’est-ce pas dangereux d’introduire un tel clivage ?

Nous ne l’avons pas introduit, nous l’avons seulement révélé. Je ne crois pas que cette question se résolve au niveau du couple, elle se résout au niveau de la société et plus exactement au niveau du politique. Ça se résout au niveau de la transformation des rapports sociaux, pas au niveau de l’amour ou des relations interpersonnelles.

Tant que cette transformation n’aura pas lieu, chacun devrait donc épouser à l’intérieur de son groupe ?

Non, la mixité ou la non mixité ne sont pas des projets en soi. Mais les couples mixtes ne peuvent généralement pas échapper aux pesanteurs historiques et sociales qui sont, de fait, raciales.

Et quid de l’universel, à la fois comme outil et comme visée ? Revendiquer l’universel, c’est aussi dans une logique révolutionnaire revendiquer la liberté comme non domination.

Je ne dis qu’une chose : le jour où le monde sera décolonisé, il sera décolonisé. Cela ne voudra pas dire que les autres formes d’oppression seront abolies. Un projet décolonial ne peut pas être pensé à partir des individualités mais à partir des cultures et des identités opprimées. Le PIR reconnait l’organisation communautaire si celle-ci se revendique d’une communauté racialement opprimée. Si des antillais veulent rentrer au PIR en tant qu’antillais, ils le peuvent.

Vous avez récemment revendiqué qu’on respecte le sacré des indigènes. De quel sacré s’agit-il ? Un sacré théologique ?

Pas n’importe quel sacré. Celui des damnés de la Terre. Peu importe, qu’il soit théologique ou pas. Le sacré c’est ce qui nous permet de tenir debout. Pour les musulmans, c’est le Prophète. Mais il y a d’autres formes de sacré.

Est-ce que le fait que la Shoah ait été instrumentalisée par l’État lui dénie sa dimension de sacré ?

Il y a une mise en scène et une instrumentalisation de la Shoah par l’État. On se rachète à bon compte. On ne respecte pas les juifs et encore moins la mémoire des morts, on les utilise cyniquement.

Mais le sacré renvoie ici à deux registres différents. Le sacré de la Shoah vient d’un crime tandis que le prophète est une figure positive. L’État ne doit pas avoir de sacré. La Shoah ne peut être que le sacré des victimes et de leurs descendants. On peut l’étendre aux citoyens qui se sentent héritiers de cette histoire. Au fond, la Shoah, doit aussi devenir mon sacré. Mais je pose mes conditions : je refuse que la Shoah devienne mon sacré si on ne reconnaît pas mon sacré à moi.

C’est une position de réciprocité ?

Je suis choquée qu’on envoie des gamins de banlieue à Auschwitz… mais qu’on n’envoie pas les enfants de France commémorer le 17 octobre 1961 ou la traite négrière. Oui, la réciprocité est non négociable.

Mais ça été laborieux aussi que la Shoah devienne une chose commune et d’ailleurs, cela reste une fausse chose commune. Les lieux de commémoration sont des lieux communautaires. Dans tous les pays d’Europe, il y a un musée de la guerre et un musée de la Shoah, alors que ça devrait être au même endroit.

Moi j’ai plus l’impression que la commémoration de la Shoah devient la propriété de l’État. En plus, elle a été récupérée par Israël…

Est-ce que vous pensez qu’il y a une sacralité républicaine depuis la Révolution française ?

Non, je ne crois pas que l’espace politique doive être sacré, parce qu’il est en prise avec le pouvoir et donc sujet aux manipulations en tous genres. On ne peut pas laisser le pouvoir sacraliser les choses, ça neutralise les mouvements, empêche les remises en cause… Je pense que le sacré doit provenir du peuple, des peuples. La République n’est pas une religion mais dans les faits, elle l’est.

Créer un espace sacré civique avait pour visée de permettre la coexistence de toutes les religions, un sacré a-théologique qui surplombe et protège la coexistence de toutes les positions à l’égard du sacré. Qu’en pensez-vous ?

Un mouvement décolonial doit avoir comme projet de protéger le sacré des dominés. On est en capacité de protéger le sacré des dominés si on crée un rapport de force, car je ne crois pas que cette protection existe spontanément. La satire, la caricature, par exemple devraient avoir comme objet de s’en prendre aux dominants. Dans les faits, le sacré des dominés est piétiné. Le principe de la laïcité me parait respectable puisqu’en théorie il permet la coexistence des différentes croyances ou incroyances mais il y a un principe supérieur à la laïcité qui est celui de la justice et de la dignité. La laïcité, les droits de l’homme, la démocratie, toutes ces belles idées ne veulent rien dire si elles ne sont pas sous-tendues par la justice et la dignité pour tous.

Source

 

Notes

* C’était en 2009 et non en 2008 comme c’est indiqué  dans l’entretien.

[1En 1870, le décret Crémieux accorde la citoyenneté française aux 35 000 juifs d’Algérie.

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Race, Colonialité et Eurocentrisme

qui

Race, une catégorie mentale de la modernité

L’idée de race, dans son sens moderne, n’a pas d’histoire connue avant la conquête de l’Amérique par les Européens. A l’origine, elle servait peut-être à désigner une différence de phénotype entre les conquérants et les conquis, mais ce qui importe c’est qu’elle a très vite désigné des différences supposément biologiques entre ces groupes.
La formation de relations sociales fondées sur cette idée a produit en Amérique des identités sociales historiquement nouvelles (indiens, noirs et métis) et en a redéfinit d’autres. Ainsi, des termes comme « espagnols » et « portugais », et plus tard « européens », qui indiquaient jusqu’alors seulement des provenances géographiques ou le pays d’origine, prirent à ce moment-là, en référence à ces nouvelles identités, une connotation raciale. Et dans la mesure où les relations qui se configuraient alors étaient des relations de domination, de telles identités furent associées aux hiérarchies, lieux et rôles sociaux correspondants, comme constitutifs de ces identités qui s’associèrent aussi par conséquent au modèle de domination coloniale qui s’imposait. En d’autres termes, race et identité raciale furent établies comme des instruments de classification sociale basique de la population.

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Restructuration, audit, suspension et annulation de la dette

Restructuration, audit, suspension et annulation de la dette
Eric Toussaint interviewé par Maud Bailly

Docteur en Sciences politiques de l’Université de Liège et de Paris VIII, également historien de formation, Éric Toussaint est porte-parole du CADTM International. Il se bat depuis de nombreuses années pour l’annulation de la dette des pays du Sud et des dettes publiques illégitimes au Nord. Il a été membre de la Commission d’audit intégral de la dette de l’Équateur (CAIC) mise en place en 2007 par le président Rafael Correa. Cette même année, il a également conseillé le ministre des Finances et le président de l’Équateur en ce qui concerne la création de la Banque du Sud, de même qu’il a fourni son expertise en la matière en 2008 au secrétariat des Nations Unies. En 2008 également, le président paraguayen Fernando Lugo a fait appel à son expérience pour lancer l’audit de la dette de ce pays. Il soutient et est impliqué depuis 2010 dans différentes initiatives d’audit citoyen de la dette en Europe (Grèce, Portugal, Espagne, France, Belgique). En 2011, ses conseils ont été sollicités par la commission d’enquête parlementaire du Congrès brésilien sur la dette (CPI) et en 2013 par la commission économique du Sénat brésilien. En 2012 et en 2013, il a été invité par Alexis Tsipras, le président de Syriza, pour des discussions sur la dette grecque. En novembre 2014, il a été invité au Congrès argentin par les parlementaires de la majorité présidentielle qui souhaitent la mise en place de la commission d’audit de la dette prévue par la loi dite du « paiement souverain » adoptée en septembre 2014. Il a écrit plusieurs ouvrages de références sur la problématique de la dette et des institutions financières internationales et a participé à la rédaction de deux manuels d’audit citoyen de la dette.

 

Selon Éric Toussaint, les processus de restructuration de dettes sont toujours le résultat de calculs économiques et géopolitiques de la part des créanciers et débouchent rarement sur une situation durablement favorable aux débiteurs – à moins que cela ne soit stratégiquement intéressant aux yeux des créanciers. La « restructuration » des dettes souveraines – terme adopté par le FMI, le Club de Paris et les banques privées dans le dernier quart du 20e siècle, et plus récemment, prôné par des mouvements de gauche en Espagne, en Grèce et au Portugal – ne constitue pas une solution satisfaisante. Il est dangereux de reprendre à son compte le terme de restructuration pour définir la solution car dans la pratique les créanciers ont donné à celui-ci le contenu qui leur convient. Le porte-parole du CADTM International recommande à des gouvernements de gauche de donner la priorité à la réalisation d’un audit intégral de la dette (avec une participation citoyenne active), combinée si nécessaire à la suspension des remboursements. Il s’agit de refuser de payer la part de la dette identifiée comme illégitime, illégale, odieuse et/ou insoutenable, ainsi que d’imposer une réduction du reliquat. La réduction du reliquat [c’est-à-dire de la part restante, après annulation de la part illégitime et/ou illégale] peut s’apparenter à une restructuration, mais en aucun cas elle ne pourra isolément constituer une réponse suffisante.


Qu’entend-on par « restructuration » de dette ?

Selon les termes définis par le FMI |1| et le Club de Paris dans une série de documents officiels, une restructuration de dette souveraine implique un échange de dettes contre de nouvelles dettes dans l’écrasante majorité des cas, ou contre des liquidités dans une très faible quantité. Généralement, la restructuration de la dette passe par des négociations entre le pays débiteurs et différentes catégories de créanciers.

Une restructuration de la dette souveraine peut se concrétiser sous 2 formes principales |2| :

1° : Un réechelonnement de dette : en baissant les taux d’intérêt pour diminuer le service de la dette et/ou en allongeant le calendrier des remboursements.

2° : Cela peut se combiner à une réduction de la dette (diminution du stock de dette par abandon de créances dues). La plupart du temps cela passe par le remplacement d’anciens titres ou d’anciens contrats par de nouveaux titres ou contrats. La réduction de dette peut passer par un rachat de dettes avec des liquidités.

Le rachat de la dette contre des liquidités n’a lieu que rarement. Sur les 600 cas de restructurations qui ont eu lieu entre 1950 et 2010, seules 26 d’entre elles impliquent un rachat de dette contre des liquidités. Il s’agit donc d’une infime minorité qui, dans la plupart des cas, était liée à l’initiative PPTE au cours de laquelle, ce qui s’est passé en réalité, c’est qu’une partie des créanciers ont payé aux autres créanciers une partie des dettes accumulées par un pays |3|.

Les restructurations de dettes souveraines prennent donc place dans des situations de crise, souvent en réponse à un défaut (= suspension du paiement total ou partiel) ou à un risque de défaut de paiement du pays débiteur. Lorsque le FMI, le Club de Paris ou la Troïka (comme cela a été le cas en Grèce en 2012) interviennent en organisant une restructuration de la dette, ils visent à rétablir la solvabilité d’un pays débiteur en rendant tout simplement la dette soutenable du poids de vue du paiement. Très souvent, en échange d’une restructuration, les créanciers imposent des conditions qui sont contraires à l’intérêt du pays endetté et surtout à son peuple |4|. D’autre part, les stratégies géopolitiques des créanciers jouent un rôle déterminant dans le choix des pays auxquels est accordé une restructuration de dette et dans les termes de celles-ci.


Y a-t-il eu des restructurations de dettes contrôlées par les créanciers qui ont été durablement favorables aux débiteurs ?

Oui, le cas emblématique est celui de l’Allemagne |5|. Lors d’une conférence tenue en 1953 à Londres, les créanciers de l’Allemagne occidentale, à savoir avant tout les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, la Belgique et les Pays-Bas |6|, lui ont octroyé une réduction très importante de dette. Les montants empruntés par l’Allemagne entre les deux guerres mondiales et dans l’immédiat après seconde guerre mondiale ont été réduits de 62,5%. Un moratoire de 5 ans a été accordé. De plus, les dettes de guerre qui auraient pu être réclamées à l’Allemagne, notamment pour les destructions et les dommages provoqués par l’Allemagne nazie au cours de la seconde guerre mondiale, ont été reportées sine die. On peut estimer que la dette totale (créances de l’entre-deux guerres, de l’immédiat après seconde guerre mondiale, les réparations et les compensations de guerre) que les puissances alliées pouvaient réclamer à l’Allemagne a donc été réduite de plus de 90 % |7|. Ajoutons à cela que les termes de remboursement pour la part restante suite à la restructuration étaient conçus pour permettre à l’Allemagne de se reconstruire très vite et de redevenir une puissance économique importante.

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Hermann Josef Abs ratifie l’Accord de Londres du 27 février 1953


Quels étaient ces termes favorables ?

1° : L’Allemagne pouvait rembourser dans sa propre monnaie l’essentiel de la dette qui lui était réclamée. Or, le deutschemark n’avait quasiment aucune valeur sur le plan international à cette époque puisque l’Allemagne était une puissance vaincue largement détruite, dont la monnaie n’était ni une monnaie de réserve ni une monnaie forte. Cette possibilité lui a largement bénéficié. Il faut souligner qu’il est très rare que les créanciers acceptent d’un pays qu’il rembourse dans sa monnaie nationale si elle est faible |8|. Généralement les créanciers exigent d’être remboursés en devises fortes (dollar, euro, livre sterling, yen, etc.).

2° : Les créanciers se sont engagés à acheter des produits allemands afin de fournir à son économie des débouchés importants, de lui permettre de dégager des recettes commerciales, d’accumuler des devises étrangères et d’équilibrer sa balance des paiements.

3° : Les créanciers acceptaient qu’en cas de litige avec l’Allemagne, des tribunaux allemands soient alors compétents.

4° : Il était prévu que le service de sa dette ne dépasserait pas 5 % des revenus tirés par l’Allemagne de ses exportations.

5° : Les taux d’intérêt ne pouvaient pas dépasser 5 % et pouvaient dans certaines circonstances être renégociés et revus à la baisse.

Cela a permis à l’Allemagne de se reconstruire rapidement. Il est très important de préciser que l’accord de Londres concernait l’Allemagne de l’Ouest. Le pays était en effet séparé en deux parties : l’Allemagne de l’Est [la République démocratique allemande (RDA)] qui faisait partie du bloc soviétique, et l’Allemagne de l’Ouest [la République fédérale d’Allemagne (RFA)] rattachée au camp occidental. Si les créanciers de l’Allemagne de l’Ouest ont fait de telles concessions aux autorités de RFA, c’est qu’ils voulaient absolument que l’Allemagne de l’Ouest soit stable face au bloc soviétique dans un climat de guerre froide. Ils craignaient des troubles sociaux importants dans une Allemagne alors ébranlée, ce qui aurait bénéficié aux mouvements les plus à gauche, au détriment des intérêts des puissances occidentales dans un contexte de guerre froide avec le bloc soviétique. Il s’agissait également de tirer les leçons des conséquences du Traité de Versailles de 1919 qui imposait à l’Allemagne des contraintes intenables |9|. Enfin, n’oublions pas que l’Allemagne était devenue dès la fin du 19e siècle la principale puissance économique et militaire du continent européen.

En résumé, non seulement le fardeau de la dette a été très fortement allégé et d’importantes aides économiques sous forme de dons (environ l’équivalent en 2014 de 10 milliards de dollars versés à l’Allemagne de l’Ouest par les États-Unis via le Plan Marshall entre 1948 et 1952 |10|) ont été octroyées à l’Allemagne de l’Ouest, mais surtout on lui a permis d’appliquer une politique économique tout à fait favorable à son redéploiement. Les grands groupes industriels privés ont pu se consolider, ceux-là mêmes qui avaient joué un rôle clé dans l’aventure militaire de la première guerre mondiale, dans le soutien aux nazis, dans le génocide des peuples juifs ou tziganes, dans la spoliation des pays occupés ou annexés, dans la production militaire et l’effort logistique gigantesque de la seconde guerre mondiale. L’Allemagne a pu développer d’impressionnantes infrastructures publiques, elle a pu soutenir ses industries afin de satisfaire la demande locale et de conquérir des marchés extérieurs.

Ce rappel des conditions historiques dans lesquelles l’annulation de la dette allemande a été accordée montre bien qu’il est difficile d’imaginer qu’aujourd’hui, des pays comme la Grèce, l’Espagne, le Portugal ou Chypre puissent obtenir, au travers d’un processus de restructuration de leur dette, des conditions proches de celles obtenues par l’Allemagne de l’Ouest dans les années 1950. Cela paraît impossible à cause de la composition et de l’orientation des instances européennes, des gouvernements de pays les plus forts de l’Europe, de la direction du FMI ainsi que du contexte historique actuel.


Hormis l’Allemagne de l’Ouest, quels sont les autres exemples de restructurations de dette favorables aux débiteurs ?

Un autre cas de restructuration de dette est celui de la Pologne en 1991. Le pays a bénéficié d’une réduction de dette importante, de l’ordre de 50 % de sa dette bilatérale à l’égard des créanciers du Club de Paris. Ceux-ci voulaient favoriser le gouvernement pro-occidental de Lech Walesa, qui venait de quitter le Pacte de Varsovie, l’alliance militaire entre les pays du bloc soviétique. Certes la réduction de la dette polonaise a été moins importante que la réduction de la dette allemande, mais le contexte rappelle un peu ce qui a été fait à l’égard de l’Allemagne occidentale en 1953. Il s’agit d’un des pays les plus importants quittant le bloc de l’Est pour passer dans le camp occidental, en adoptant des mesures économiques en adéquation avec cette ligne, c’est-à-dire des politiques néolibérales, des politiques de privatisation, qui ont débouché quelques années plus tard sur l’intégration de la Pologne à l’Union européenne.

C’est lors du même sommet du G7 à Londres en 1991 que fut également octroyé à l’Égypte une réduction de la moitié de sa dette bilatérale à l’égard des créanciers du Club de Paris. Il s’agissait pour les États-Unis et leurs alliés d’obtenir une coopération du régime en place, en l’occurrence le soutien du dictateur Moubarak lors de la première guerre du Golfe.

Enfin, on peut parler de la réduction de la dette en Irak, obtenue en 2004 |11|. Rappelons le contexte : les États-Unis et leurs alliés envahissent l’Irak le 20 mars 2003. Quelques jours plus tard, le secrétaire d’État au Trésor états-unien invite ses collègues du G7 à une réunion à Washington, au cours de laquelle il déclare que la dette contractée par Saddam Hussein est une dette odieuse. Il enjoint aux créanciers de concéder une très forte réduction de la dette, afin que les nouvelles autorités désignées par les forces d’occupation puissent reconstruire le pays. On assiste à une réduction de l’ordre de 80 % de la dette réclamée par les principaux créanciers bilatéraux de l’Irak, les autres créanciers (privés, ainsi que la Banque mondiale et le FMI) ont ensuite suivi.


Quelles sont les similitudes et les différences entre les cas cités ci-dessus ?

Le point commun entre tous ces exemples est que l’on se situe dans une situation de conflit armé ou de tension extrêmement forte entre blocs ou puissances, ce qui amène la puissance dominante, dans ce cas-ci les États-Unis, à obtenir de ses partenaires un effort important de réduction de dette servant leurs intérêts géostratégiques. Il n’en reste pas moins que l’Allemagne avec l’accord de 1953 est un cas exceptionnel, car toutes les conditions liées à la réduction de dette visaient réellement à ce que le pays redevienne une puissance de premier plan. Tandis que dans les autres cas, il s’agissait de faire des concessions à des pays pour les remercier de leur acte d’allégeance, et non de faire de ces pays de véritables puissances économiques. D’une certaine manière, on peut comparer ce qui a été fait à leur égard à ce qu’un suzerain de l’époque féodale pouvait faire à l’égard de ses vassaux, dans des rapports de domination/soumission et de fidélité.


N’y a-t-il pas eu des cas où les pays concernés par la restructuration de leur dette n’ont pas fait preuve de cette allégeance ?

Je connais un seul cas, qui a pu arriver parce que le scénario ne s’est pas déroulé comme les créanciers l’avaient prévu. C’est le cas de la Bolivie en 2005 qui a bénéficié d’un allègement de sa dette multilatérale dans le cadre de l’IADM [Initiative d’allégement de la dette multilatérale] entreprise par le G8, la Banque mondiale, le FMI et d’autres créanciers multilatéraux, dans le prolongement de l’initiative PPTE. Pour les créanciers, il s’agissait là aussi de faire des concessions aux autorités d’un pays se comportant de manière docile. La Bolivie est un pays qui a été soumis à une « stratégie du choc » à partir de 1985, avec un programme de privatisation massif mis au point avec la collaboration active du FMI, de la Banque mondiale, du Club de Paris et des États-Unis. Au bout d’une douzaine d’années de politiques d’ajustement structurel, la Bolivie se trouvait dans une santé économique défaillante et avait perdu de sa capacité de se relever. C’est dans ce contexte là que le pays a intégré l’initiative PPTE. Et c’est parce qu’il acceptait de poursuivre des politiques d’ajustement qu’il a bénéficié d’un allègement important de ses dettes |12|. Le calcul des créanciers s’appuyait sur le fait que cela allait conforter au pouvoir les partis qui avaient appliqué ces politiques d’ajustement. Or, c’est un outsider, Evo Morales, qui a été élu en tant que candidat d’un mouvement politique de gauche radicale, le MAS [Movimiento al socialismo, Mouvement vers le socialisme]. Le nouveau gouvernement a donc pu bénéficier de l’allègement de dette qui venait d’être octroyé au régime précédent. Il était trop tard pour que les créanciers fassent marche arrière puisque la dette avait déjà été allégée.

Cette restructuration de dette a donc bénéficié au pays et à sa population parce qu’au même moment, a accédé au pouvoir un gouvernement menant des politiques qui tournaient radicalement le dos aux mesures politiques et économiques prônées par les créanciers. C’est important de préciser cela dans le sens où toute une série de pays qui ont obtenu des allègements de dette comparables n’en ont pas fait bénéficier leur économie et leur population puisqu’ils se sont engagés dans 5 ou 10 années supplémentaires d’ajustement structurel. Rappelons que dans tous les cas précités de restructurations de dette contrôlées par les créanciers, ces derniers avaient stratégiquement intérêt à opérer des réductions significatives de dette.


Qu’en est-il de l’Argentine ? Suite à la plus importante suspension de paiement de dette de l’histoire opérée en 2001 par le gouvernement argentin, ce dernier a renégocié sa dette souveraine : quels étaient les termes de cette restructuration ?

Effectivement, en 2005 et en 2010, la dette argentine a été restructurée au travers d’un processus d’échange de titres : d’anciens titres ont été échangés contre de nouveaux. Le contexte était le suivant : fin décembre 2001, les autorités argentines, en l’occurrence le président intérimaire Adolfo Rodríguez Saá, a suspendu unilatéralement le paiement de la dette argentine sous la forme de titres pour un montant de 80 milliards de dollars à l’égard des créanciers privés et du Club de Paris (6,5 milliards de dollars). Signalons qu’il n’a toutefois pas suspendu le paiement de la dette à l’égard du FMI, de la Banque mondiale et d’autres organismes financiers multilatéraux. Cette suspension est intervenue dans un contexte de crise économique et de soulèvement populaire contre les politiques menées depuis des années par une succession de gouvernements néolibéraux, le dernier en date étant celui de Fernando De la Rua. C’est donc sous la pression populaire et alors que les caisses de l’État étaient quasiment vides que les autorités argentines ont suspendu le paiement de la dette.

La suspension de paiement de la dette sous forme de titres souverains a duré de décembre 2001 à mars 2005. Cette suspension a été bénéfique pour l’économie et pour le peuple argentin. De 2003 à 2009, l’Argentine a enregistré chaque année un taux de croissance de 7 à 9%. Certains économistes affirment que la croissance argentine ne s’expliquent que par l’augmentation des prix des matières premières qu’elle exporte. Or il est clair que si l’Argentine avait continué les remboursements les gains réalisés par l’État grâce aux exportations (càd les impôts qu’ils prélèvent sur les bénéfices des exportateurs privés) auraient été destinés au remboursement de la dette.
Entre 2002 et 2005, les autorités argentines ont mené des négociations intenses avec les créanciers en vue de convaincre une majorité d’entre eux d’accepter un échange de titres. Les autorités argentines proposaient d’échanger les titres en cours contre de nouveaux, dotés d’une décote de plus de 60 %, mais s’engageaient en échange à honorer ces nouveaux titres et à garantir un taux d’intérêt intéressant qui, de plus, serait indexé à la croissance du PIB de l’Argentine. Il s’est donc agi d’une restructuration de la dette par échange de titres : 76 % des titres ont été échangés en mars 2005. Ceci était alors considéré comme une majorité suffisante pour se protéger contre les 24 % qui n’avaient pas participé à l’échange. Les autorités avaient annoncé à l’époque que ceux qui ne participeraient pas perdraient tous droits à une restructuration ultérieure de dette.


Mais alors pourquoi l’Argentine a-t-elle opéré une autre restructuration de dette en 2010 ?

En effet, en contradiction avec ces propos, et sous les protestations de Roberto Lavagna, l’ancien ministre de l’économie qui avait participé activement à la restructuration de 2005, le gouvernement argentin a ouvert à nouveau la négociation avec les 24 % des créanciers restants. Ceci a abouti à un nouvel échange de titres en 2010 avec 67 % d’entre eux. Au total, 8 % des titres qui étaient en suspension de paiement depuis 2001 sont restés en dehors de ces deux échanges successifs (2005 et 2010), c’est ce qu’on appelle les « hold out ». Dans ces deux restructurations, outre les caractéristiques des bons échangés citées précédemment, les nouveaux bons de 2005 et de 2010 comportaient une clause dans laquelle l’Argentine acceptait qu’en cas de litige, la juridiction compétente soit celle des États-Unis |13|.


In fine, cette restructuration peut-elle être considérée comme une réussite ? D’autres gouvernements peuvent-ils s’inspirer de la stratégie argentine ?

Cette restructuration a été présentée par les autorités argentines comme une réussite puisque la réduction de la dette (en matière de stock par rapport au montant réclamé au pays) était importante, de l’ordre de 50 à 60 %. Mais en échange, l’Argentine a octroyé de très fortes concessions aux créanciers : des taux d’intérêt importants ; une indexation sur la croissance du PIB, ce qui signifie que le pays acceptait lui-même de perdre une partie des bénéfices de sa croissance puisqu’il en faisait profiter les créanciers ; la renonciation à l’exercice de sa souveraineté en cas de litige.

En réalité, la voie argentine n’est pas celle à suivre, mais elle constitue néanmoins une source d’inspiration. Elle montre l’intérêt de la suspension de paiement et les limites d’une restructuration négociée en faisant d’importantes concessions aux créanciers. On peut en prendre pour preuve la situation d’aujourd’hui.

1° : les montants à rembourser aux créanciers qui ont accepté l’échange sont tout à fait considérables ; les autorités argentines reconnaissent elles-mêmes qu’elles ont remboursé l’équivalent de 190 milliards de dollars de 2003 à aujourd’hui.

2° : la dette argentine a certes diminué en 2005 et 2010, mais elle dépasse aujourd’hui le montant de 2001.

3° : l’Argentine est mise sous pression pour rembourser de manière tout à fait abusive les fonds vautours qui ont refusé de participer à l’échange, suite aux verdicts de la justice américaine – c’est-à-dire pas seulement un juge de New York mais également la Cour suprême des États-Unis – qui a donné raison aux fonds vautours |14|.


Quid de l’Équateur : suite à l’audit intégral de sa dette publique opéré en 2007-2008, le pays a également obtenu une réduction de dette en 2009. Peut-on dans ce cas parler de « restructuration » ?

Non, dans le cas de l’Équateur, il ne s’agit pas d’une véritable restructuration |15|. Il n’y a pas eu d’échange de titres, et surtout il n’y a pas eu de négociation avec les créanciers. C’est une très bonne chose. Les anciens titres n’ont pas été remplacés par de nouveaux. L’Équateur a suspendu unilatéralement le paiement de sa dette publique et a annoncé aux créanciers privés de ces titres, qui s’appelaient bonos Global 2012-2030 |16|, qu’il était disposé à les racheter avec une décote de 65 % et avant une certaine date limite. Ces titres n’existent donc plus aujourd’hui. L’Équateur n’a dès lors pas restructuré sa dette en négociant avec ses créanciers des taux d’intérêts ou la durée de remboursement sur de nouveaux titres.

Ajoutons que l’Équateur a combiné cela avec un audit intégral de la dette publique, qui a précédé la suspension de paiement. Le timing a été le suivant : en juillet 2007 a été créée une Commission d’audit intégral dont j’ai fait partie. Celle-ci a fonctionné jusqu’en septembre 2008, c’est-à-dire 14 mois au cours desquels il y a eu un dialogue entre le gouvernement et les membres de la commission. Cette dernière a remis ses travaux et recommandations au gouvernement et à la Présidence de l’Équateur. Sur cette base, l’exécutif de l’Équateur a décidé de suspendre le paiement d’une partie de sa dette sous la forme de titres, comme mentionné précédemment. Ce n’est qu’ensuite, en 2009, qu’il a imposé aux créanciers une réduction très importante de dette.

Pour donner des chiffres concrets : le Trésor public équatorien a racheté pour moins de 1 milliard de dollars des titres valant 3,2 milliards de dollars. Cela lui a permis d’économiser environ 2,2 milliards de dollars de stock de dette, auxquels il faut ajouter les 300 millions de dollars d’intérêts par an pour la période 2008-2030. Au total, grosso modo, l’Équateur a épargné plus de 7 milliards de dollars. Cela a permis de dégager de nouveaux moyens financiers permettant au gouvernement d’augmenter les dépenses sociales dans la santé, l’éducation, l’aide sociale et dans le développement d’infrastructures de communication.


Faut-il considérer que cette voie bénéficie davantage au pays que celle de l’Argentine ?

Oui, sans aucun doute. On pourrait également se poser la question : est-ce qu’une attitude aussi ferme d’un pays comme l’Équateur l’a empêché d’avoir de nouveau accès aux marchés financiers ? La réponse est négative. Alors qu’en 2009 l’Équateur a imposé à ses créanciers l’effort que je viens de mentionner, moins de 5 années plus tard, le pays émettait de nouveau sur les marchés financiers des titres avec un taux d’intérêt de l’ordre de 7 %, ce qui est nettement inférieur au taux payé par l’Argentine ou le Venezuela (le taux d’intérêt payé par ce pays oscille entre 12 et 15% alors qu’il paye sans interruption ses dettes depuis 1990). Ce qui montre que des actes radicaux n’excluent pas forcément des sources traditionnelles de financement.

Ainsi, dans le cas de l’Équateur, on peut parler d’acte unilatéral souverain de suspension de paiement et de rachat de dette sans négociation, combiné à un audit, qui a abouti à un résultat tout à fait bénéfique pour la population.


Qu’en est-il de l’Islande suite à l’effondrement du système bancaire en 2008 ?

Dans le cas de l’Islande, on ne peut pas non plus parler de « restructuration ». Que s’est-il passé ? Le système bancaire privé islandais s’est effondré en octobre 2008, victime de ses propres aventures financières frauduleuses. Le bilan des banques islandaises représentait plus de 10 fois la production annuelle de richesse de l’Islande ! Le système bancaire islandais avait donc grossi de manière démesurée, à l’instar de l’Irlande, voire de la Belgique à la même époque. Suite à l’effondrement du système bancaire, les autorités islandaises ont mis en faillite ces institutions bancaires privées et ont refusé d’octroyer les 3,5 milliards d’euros exigés par les gouvernements du Royaume-Uni et des Pays-Bas qui avaient spontanément indemnisé ceux de leurs ressortissants qui étaient clients de ces banques islandaises. Il est important de souligner que cette mesure a été prise sous la pression populaire : la mobilisation sociale a en effet été extrêmement forte, s’exerçant à plusieurs reprises à l’encontre de la volonté des autorités du pays. Deux référendums ont été organisés suite à la pression de la rue. Au cours du premier, plus de 90 % des votants ont déclaré qu’ils refusaient qu’on indemnise le Royaume-Uni et les Pays-Bas |17|. Des négociations ont donc débouché sur un nouveau plan d’indemnisation. Celui-ci a de nouveau été rejeté lors d’un second référendum par près de 2/3 des votants. Ce refus d’indemnisation a été combiné à une autre mesure forte prise par les autorités islandaises, à savoir un contrôle très strict sur les mouvements de capitaux. En effet, en guise de réponse à une situation de crise où le pays était menacé d’une fuite massive de capitaux de la part des grandes sociétés capitalistes nationales et étrangères, les autorités islandaises ont interdit les sorties de capitaux. A noter que le FMI a soutenu l’instauration du contrôle strict des mouvements de capitaux ! |18|

Les résultats de ces différentes mesures ont été bénéfiques à l’Islande, qui a connu une récupération économique nettement plus importante que les pays d’Europe qui ont procédé d’une autre manière. À l’instar de l’Irlande ou la Grèce qui ont sauvé leur secteur bancaire au profit des banquiers privés, ont accepté des prêts de la Troïka et une restructuration de leur dette et ont honoré leurs créanciers.

Il est intéressant d’ajouter que dans le cas islandais, la Cour de justice de l’Association européenne de libre-échange [plus communément appelée « Cour AELE » et qui concerne le Liechtenstein, la Norvège et l’Islande] a donné tort en janvier 2013 au Royaume-Uni et au Pays-Bas qui l’avaient saisie afin d’obtenir une condamnation de l’Islande à payer les compensations qu’ils exigeaient. La Cour de justice a considéré que rien n’obligeait les autorités publiques à assumer les devoirs d’institutions privées islandaises. Cette conclusion est à retenir puisqu’elle pourrait servir de base de jurisprudence pour trancher dans d’autres litiges possibles |19|.

Dans le cas de l’Islande, il ne s’agit donc pas non plus de restructuration de dette, mais bien d’un acte unilatéral souverain de refus de payer des indemnités réclamées par deux puissances économiques beaucoup plus fortes qu’elle.


Tu as mentionné le fait que la Grèce a procédé à une restructuration de sa dette qui ne lui a pas été bénéfique : pourquoi ?

C’est exact. Le contexte est le suivant : à partir de début 2010, la Grèce a été victime d’attaques spéculatives des marchés financiers qui ont exigé des taux d’intérêt totalement exagérés en contrepartie de financement servant à rembourser sa dette. La Grèce était donc au bord de la cessation de paiement parce qu’elle ne parvenait pas à refinancer sa dette à des taux raisonnables. La Troïka est intervenue avec un plan d’ajustement structurel sous la forme d’un « Mémorandum ». Il s’agissait de nouveaux crédits octroyés à la Grèce, à condition qu’elle rembourse ses créanciers : c’est-à-dire avant tout des banques privées européennes, à savoir dans l’ordre les banques françaises, allemandes, italiennes, belges… Ces crédits étaient bien évidemment assortis de mesures d’austérité qui ont eu un effet brutal, voire catastrophique, sur les conditions de vie des populations et l’activité économique elle-même.

En 2012, la Troïka a organisé une restructuration de la dette grecque concernant uniquement les créanciers privés, à savoir des banques privées des États de l’Union européenne qui avaient déjà réussi à fortement se désengager mais conservaient tout de même certaines créances sur la Grèce, et d’autres créanciers privés tels que des fonds de pension de travailleurs grecs. Cette restructuration impliquait une réduction de la dette grecque de l’ordre de 50 à 60 % à l’égard des créanciers privés. La Troïka elle-même, qui avait prêté de l’argent à la Grèce à partir de 2010, a organisé la restructuration de la dette grecque en refusant de réduire les créances qu’elle détenait. Cette opération a été présentée comme une réussite par les médias dominants, les gouvernements occidentaux, le gouvernement grec ainsi que le FMI et la Commission européenne. On a tenté de faire croire à l’opinion publique internationale et à la population grecque que les créanciers privés avaient consenti des efforts considérables pour tenir compte de la situation dramatique dans laquelle se trouvait la Grèce. En réalité, cette opération n’a absolument pas été bénéfique pour le pays en général, et encore moins pour sa population. Après une baisse momentanée de la dette au cours de l’année 2012 et au début 2013, la dette de la Grèce est repartie à la hausse et a dépassé le niveau atteint en 2010-2011. Les conditions imposées par la Troïka ont entraîné une chute dramatique de l’activité économique du pays, le PIB a baissé de plus de 25 % entre 2010 et début 2014. Et surtout, les conditions de vie de la population ont été dramatiquement dégradées : violation des droits économiques et sociaux et des droits collectifs, régression en matière de système de retraite, réduction drastique des services rendus par la santé publique et l’éducation publique, licenciements massifs, perte de pouvoir d’achat… Ajoutons de plus que l’une des conditions à l’allègement de la dette grecque était le changement de droit applicable et de juridiction compétente en cas de litige avec les créanciers. En somme, cette restructuration de dette peut être considérée comme totalement contraire aux intérêts de la population grecque et de la Grèce en tant que pays.


En quoi compares-tu cette restructuration de la dette grecque avec le Plan Brady qui a été déployé dans les pays du Sud suite à la crise de la dette qui a éclaté en 1982 ?

Le Plan Brady |20| a effectivement été mis en place à la fin des années 1980 et a concerné une vingtaine de pays du Sud endettés. Il s’agissait d’un plan de restructuration de dettes avec un échange des créances bancaires contre des titres garantis par le Trésor états-unien, à condition que les banques créditrices réduisent le montant des créances et qu’elles remettent de l’argent dans le circuit. Le volume de la dette a été réduit de 30 % dans certains cas, et les nouveaux titres [les bons Brady] ont garanti un taux d’intérêt fixe d’environ 6 %, ce qui était très favorable aux banquiers. Le problème était ainsi réglé pour les banques et repoussé pour les débiteurs.

On retrouve les mêmes ingrédients au sein du Plan Brady que dans les restructurations de dettes imposées à la Grèce, mais aussi à l’Irlande, au Portugal et à Chypre.

1° : Le Plan Brady, tout comme les Mémorandums imposés aux pays de la « périphérie » de l’Union européenne, ont en commun le fait que les autorités publiques des grandes puissances et des institutions internationales remplacent comme principaux créanciers les banques privées. Tous ces plans visent donc à permettre aux banques privées de se retirer comme créanciers principaux des pays concernés et de s’en tirer à bon compte, en étant remplacées par les pouvoirs publics des grandes puissances créancières et par des institutions multilatérales comme le FMI. C’est exactement ce qui s’est passé dans le cadre du Plan Brady. En Europe, c’est la Commission européenne, le Mécanisme européen de stabilité [MES], la BCE et le FMI qui ont, en tant que créanciers, remplacé progressivement et massivement les banques privées et les autres institutions financières privées.

2° : Toutes ces opérations sont bien évidemment accompagnées de conditionnalités qui imposent la mise en œuvre de politiques d’austérité et d’orientation néolibérale extrêmement dures.

3° : L’autre point commun, c’est l’échec de ces restructurations pour les pays débiteurs. Dans le cadre du plan Brady, même des économistes néolibéraux comme Kenneth Rogoff et Carmen Reinhart |21| reconnaissent que celui-ci n’a pas été bénéfique pour les pays concernés : les réductions de dette ont finalement été beaucoup plus faibles que ce qui avait été annoncé et, sur le long terme, le montant total de la dette a augmenté et les montants remboursés sont considérables. On peut en dire autant aujourd’hui de la Grèce, de Chypre, du Portugal et de l’Irlande.


En somme, si la restructuration de dette n’est pas la solution, quelle voie préconises-tu pour que les États puissent résoudre le problème de la dette ?

« Restructurer » signifie remodeler, sans toucher à la structure. « Répudier », en revanche, implique une rupture, un refus de quelque chose. Il s’agit pour les États de poser des actes souverains unilatéraux : 1° en réalisant un audit intégral de la dette – avec une participation citoyenne active ; 2° en suspendant le paiement de celle-ci ; 3° en refusant d’en payer la part illégitime ou illégale ; 4° en imposant une réduction du reliquat. La réduction du reliquat [c’est-à-dire de la part restante, après annulation de la part illégitime et/ou illégale] peut s’apparenter à une restructuration, mais en aucun cas elle ne pourra isolément constituer une réponse suffisante.


Que se passe-t-il si un gouvernement entame des négociations avec les créanciers en vue d’une restructuration sans suspendre le paiement de la dette ?

Sans suspension de paiement préalable et sans audit rendu public, les créanciers se trouvent en situation de domination. Or il ne faut pas sous-estimer leur capacité de manipulation, qui amènerait les gouvernements à faire des compromis inacceptables. C’est la suspension du paiement de la dette en tant qu’acte souverain unilatéral qui crée le rapport de force avec les créanciers. De plus, une suspension force les créanciers à se montrer. En effet, quand il s’agit d’affronter les détenteurs de titres, s’il n’y a pas de suspension ceux-ci agissent de manière masquée, opaque car les titres ne sont pas nominatifs. Et c’est seulement en faisant basculer ce rapport de force que les États créent les conditions pour pouvoir imposer des mesures qui fondent leur légitimité sur le droit international et et sur le droit interne.


Dans ce cas, le gouvernement pourrait entamer une négociation afin de démontrer à l’opinion publique que les créanciers adoptent une position inacceptable et qu’il ne lui reste pas d’autre issue que d’opter pour une action unilatérale ?

Oui, mais cette démarche comporte un risque. Il n’est pas exclu que les créanciers fassent traîner la négociation et réussissent à créer de la confusion dans l’esprit de la population en faisant passer le gouvernement pour intransigeant et en gagnant un maximum de temps, alors que le pays a besoin d’une solution d’urgence et ne peut pas se permettre de vider ses caisses pour payer la dette.

Définir le moment opportun pour décréter la suspension du remboursement de la dette correspond aux conditions spécifiques de chaque pays : état de la conscience de la population, situation d’urgence ou non, chantage ou non des créanciers, situation économique générale du pays… Dans certaines circonstances, l’audit peut précéder la suspension de paiement ; dans d’autres, les deux actions doivent se dérouler simultanément.

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